Les spectres de Marrakech

Posté par traverse le 29 juin 2006

Les spectres....  

Quelque fois, ce n’est pas la nuit, ni le vertige de se voir englouti dans la poussière des lieux communs, mais le remords d’une faute à peine effleurée, toujours présente, celle qui claque des dents au milieu des réjouissances, qui tire la vie en-dehors de la vie au nom de la vie même, vers un lieu que l’on touche rarement, et du bout des doigts,  le rêve que l’on se faisait d’elle.
     A ce moment, les spectres se retournent dans leur tombe fraîche, nous en entendons les froissements lointains et soudain nous prenons le premier train et c’est parti. Nous accélérons le mouvement de la décomposition, nous soufflons sur les braises et rien, absolument rien ni personne ne nous en empêchera, nous avons alors décidé qu’un geste, qu’une parole, une ombre suffiront à dire à ceux qui regardent que décidément nous avons touché le bord, que d’un pied déjà nous avançons et que le reste suivra, par habitude….
   L’avion qui devait partir de Bruxelles pour Marrakech où j’allais épouser la femme qui me donnait encore jusqu’à cet instant même des occasions de ne pas désespérer du monde entier et d’abord de moi-même, cet avions donc n’existait pas. Le panneau d’affichage de notre aéroport national était formel : Casablanca ni Marrakech n’étaient annoncés et j’étais là, mes livres serrés dans mon sac, les papiers aussi, des liasses, attestant tous de ma bonne santé, bonne foi et bonnes conduites et mœurs, dans le portefeuille que je m’étais fait coudre à propos et que je portais, comme un enfant, sur la poitrine. Je cherche le comptoir de la Compagne, tout est fermé, personne. Je tourne en rond, je m’énerve puis je choisis de jouer à la marocaine la négociation, qui risque d’être longue.
     Un employé fort aimable croise mon chemin, je lui dis que puisque je suis dans les ennuis, il se fera un plaisir de m’en tirer illico, il m’écoute et enchaîne que ce sera un honneur. Un prince maure dans un aéroport…
     Après quelques minutes, il se renseigne et m’annonce que je pourrai prendre l’avion vers Agadir puis je devrai me débrouiller.
     Le projet était simple : toucher le sol africain et avancer, coûte que coûte, qu’importe le bourricot, vers Marrakech, la ville aux mystères pollués. « Mais si vous téléphoniez ou envoyiez un fax ou un télex, peut-être pourrions-nous éviter pas mal de désagréments… Je pourrais prendre un autre avion, ou une voiture ou… « .
     L’homme m’arrêta et annonça que je bénéficierais aux frais de la Compagnie d’un taxi qui me conduirait jusqu’à ma bien-aimée.
     Le vol se passe, trois heures plus tard que prévu : le brouillard en est la conséquence et de Casa à Agadir, cette sacrée brume en a arrêté plus d’un. Patience,  décollage, atterrissage, taxi : c’est le début du Ramadam. Le chauffeur entame sa première  nuit et il doit  manger avant la journée de jeune qui l’attend.
     Un autre passager a vu son vol changer en escale d’aventure : un jeune psychiatre avec qui je pourrai traverser le Nord du Maroc en parlant, abruti de fatigue, de notre amour des «femmes étrangères » et de la faculté qu’elles nous offrent de jouer nos vies en-dehors de toute prévision.
Nous savons que nous roulons vers un désastre annoncé, mais lequel ?

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suffit comme ça

Posté par traverse le 28 juin 2006

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Des personnes, une centaine, jeunes, vieilles, attendent devant l’Office des Etrangers. Le personnel rentre de congé et la journée sera longue : tant de noms à épeler, de vies à résumer, de réponses à répéter sans fin.

La journée a été longue, comme prévu, suffit comme ça. Le froid tombe sur le trottoir un peu plus durement que sur les toits des immeubles voisins, il saisit  les mains et les pieds des personnes, une centaine encore, jeunes et vieilles, pour rebondir, en bout de course, sur les visages calfeutrés derrière des écharpes et des bonnets bariolés. Des tentes dressées par l’armée pour abriter les files congelées ont été démontées pour la nuit, suffit comme ça.

Les militaires et le personnel administratif se hâtent de rentrer à la maison, la journée de demain est capitale, c’est le dernier jour d’enregistrement des réfugiés candidats à l’aide sociale.

La nuit est longue, on bat du pied, on se file des adresses, on traduit l’espoir du voisin à voix basse.

Il suffit de patienter quelques heures encore et bientôt ils remonteront les tentes.

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je pensais, je disais, je rêvais

Posté par traverse le 25 juin 2006

5.
 

Je pensais, je disais, je rêvais : « tout est possible, je suis libre, je peux dire, parler, ça y est je suis entièrement libre, tellement libre que cette idée de liberté ne me venait même plus à l’esprit. Je m’occupais de moi, de mon travail, de mes obsessions, de la douleur et de la difficulté d’être ici, dans cette sacrée corrida, de mon plaisir, toujours, à contempler la beauté des femmes. C’est fou ce qu’elles y mettent comme énergie depuis qu’elles savent qu’elles sont plus nombreuses sur terre, elles courent, elles y mettent du cœur, du sentiment même, de l’engagement…Elles sont ouvertes et disponibles comme elles disent.

C’est pathétique.

La bêtise gagne, le grand vide se remplit du sens du bonheur et de la jouissance immédiats, c’est pas grave, faut bien que notre histoire laisse la place à une autre.

Ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’on fasse semblant de ne pas savoir. J’étais militant, pur porc, père et mère  délités dans la fonderie des orgueils, deux héros de la classe ouvrière comme chantait John Lennon…A working class hero…Morts tous les deux,  trois ans de distance, de chagrin je crois, de voir leur monde disparaître sans que personne s’en tape, soldes, fins de séries qu’ils disaient.

Ils la voyaient, la classe ouvrière devenir à une vitesse vertigineuse la classe la plus bête du monde, bêtement consommatrice, bêtement cultivée, bêtement pensante, bêtement sexuée et toujours, toujours branchée au plus vite sur la bêtise globale…. J’en pouvais plus parfois de les voir compter les points de la défaite.

Chaque jour, suffisait d’allumer le poste qu’ils disaient, suffisait  de voir à quoi leurs connes de filles allaient être mangées, leurs cons de fils, comment ils allaient faire exactement ce qu’on leur intimait de faire en les prenant pour encore plus cons, pour ça, ils avaient inventé le deuxième degré, on se faisait de plus en plus enculer au deuxième degré, la gauche était de droite au deuxième degré, les filles étaient des putes percées au deuxième degré, les mecs étaient lobotomisés au deuxième degré et les publicitaires alliés des grandes idées démocratiques, style écolos, éthico, esthéticos cons, gagnaient sur tous les tableaux du deuxième degré. Les flics étaient plus malins que les assistantes sociales, les Educateurs faisaient le boulot des flics et les jeunes assassins rentraient dans leurs pénates l’après-midi, après la tournante du jour.

Ils s’étaient mis a dix pour violer une gamine de quinze ans, et les cons de médiateurs ne parvenaient pas encore  leur dire que c’étaient des salauds, crapules infinies, raclures d’humanité, que Saint Genet leur en aurait foutu sur la gueule vite fait, que c’était leur engeance, avant, qui alimentait la chaîne, la grande chaîne des forçats, que c’était pas la bonne manière, sûrement,  cette souffrance portée sur le corps des salauds, mais que c’était pire encore plus d’avoir peur du mot salaud, que c’était désolent de les voir ironiques, de rire quand on essayait de leur dire que d’enfoncer un manche de pioche dans le sexe d’une gamine, ça se fait pas, et qu’ils riaient de notre niaiserie, qu’ils se fichaient de notre naïveté, que c’était habituel, que le porno était la seule valeur.

C’est le deuxième degré qui nous faisait crever de maladie, de renoncement à ce que nous croyions, c’est ce deuxième degré qui nous faisait confondre notre plaisir et notre obligation de nous battre pour défendre les quelques privilèges que nous avions.

Ces privilèges étaient simples et rares : le droit de croire encore que la vie valait un peu plus que l’énergie qu’elle dépensait pour se développer, la conviction que nous étions bâtis pour construire l’avenir et non pas uniquement résister au présent, le sentiment que la beauté était gratuite et que les formes valaient plus souvent que les idées.

C’étaient nos véritables privilèges, plus que le confort ou même le luxe. Nous avion connu et commis le pire en leurs noms, nous savions que nous devrions nous battre jusqu’a la mort pour les défendre.

Mais ce combat était trop coûteux et nous allions tout perdre, le sentiment du temps, la perception de l’histoire, la nécessite de nous contenter de peu. Nous étions aveugles, crevant de cholestérol et de diabète, balbutiant des phrases ineptes, nous réjouissant d’être en vie, confondant notre bonheur avec notre prospérité…

C’était fini. Les cyniques prenaient encore du bon temps, arrogant et défaits, les croyants réapprenaient la haine et la Bourse clonait Dieu en laissant courir l’idée que si on s’y prenait bien, lui aussi pourrait rapporter gros… ».

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Comment être si vieux alors qu’on est né si jeune?

Posté par traverse le 25 juin 2006

Comment être si vieux alors qu’on  est né si jeune ?
Il pensera: « Les hommes encombrent les hommes et il en est toujours l’un ou l’autre pour appeler à l’aide alors que nul n’entend.
Je suis entré dans ce siècle dans le désir de le quitter au plus vite, une balle en plein coeur, mon enfance écorchée aux genoux, partout où la peau est la plus sensible, partout où la mort essaye ses premières signatures.
Il parle aux murs de sa chambre, à la lampe allumée, aux livres dans la bibliothèque, à la musique enfermée dans ses coffrets de plastique, au téléphone bridé par le silence du répondeur, il parlera à la vaisselle qui traîne dans l’évier et fera témoignage de ses derniers efforts, au courrier fermé, en attente, à cette peinture achetée il y a longtemps pour la beauté du blanc, à la tenture de velours bleu qu’il aurait dû faire nettoyer depuis plusieurs mois, à l’écoulement de l’eau dans le circuit du chauffage central, à l’écho des ambulances traversant la ville et à l’écho de l’ascenseur sur le palier qui rythme toujours l’écoute des solitaires.
Il parlera longtemps, de voyages, d’endroits perdus et où se perdre, de paysages emportés déjà dans l’oubli des formes qui se rejoignent dans la confusion des mémoires consanguines,  il parlera comme d’autres épèlent le nom des dieux, des femmes ou des enfants perdus.

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Babel poubelle

Posté par traverse le 23 juin 2006

 

 Cette histoire,  j’ai tenté de te la raconter de nombreuses fois mais tu ne l’as jamais entendue jusqu’au bout.
   Tu partais, tu étais ma fille toujours en partance, pour un mois ou cinq ans, tu partais, je ne savais ou, mais je comprenais à chaque fois que c’était le père qui te faisait partir, tu étais de la génération des copains, tu le regrettais chaque jour, tu rêvais d’un père sévère et juste, aimant et doux, présent mais aveugle, tu avais raison, tu étais si jeune et moi, déjà si vieux, tu avais le monde pour toi et j’étais le dernier héritier des illusions du Romantisme, que j’ai appris a haïr de toutes mes forces par la suite.
La Guerre, la Deuxième, venait d’accoucher de la plus longue, la Froide que nous observions au télescope, les Chaudes éclataient comme un zona mondial et moi, j’entrais les yeux grands ouverts dans l’atelier des illusions, j’entrais en scène chaque matin, je rejoignais la cohorte des décervelés.
Je croyais et c’était ça, justement, qui n’aurait pas du avoir lieu. Penser était la seule issue, la mort, son passage obligé. Mais nous étions une génération de croyants, dans la justice, la paix, le bonheur, la révolution, la pilule, la libération des peuples, des femmes, des immigrés et des tsiganes ; nous croyions à la solidarité et peu à peu nos croyances ont fondu, ne sont restés que les fonds de sauce, les carrières, le cynisme, la jouissance et la putréfaction, la tristesse et la vieillesse qui vient. 
Toi, tu étais pressée, tu étais consciente que ça ne durerait pas mais tu ne pouvais pas encore le reconnaître, alors tu en profitais de toutes tes forces, tu lapais à même le bol, tu rongeais les os jusqu’à la mœlle, tu me regardais comme un enfant malade qui est dispensé de sports à l’école, avec mépris et une certaine envie.
Tu te disais que j’y avais échappé à la réalité, que j’étais passé à travers les mailles du filet, que j’avais eu le beurre et l’argent du beurre et que je rêvais encore au sourire de la crémière…
Tu te disais que ça commençait à bien faire toute cette bêtise qui était celle de ma génération qui confondait tout, batailles et histoires de batailles, qui contemplait les désastres du monde du fond de la nouvelle caverne de la communication. Comme si justement, elle avait été inventée pour que nous nous échappions toujours un peu plus, un trou où nous nous plongions tendus de frissons et de désolation, une berceuse cybernétique, une raison d’abandon…
   Je ne le savais pas encore, mais ça deviendrait l’ennemi absolu de ta génération. Une Gorgone que vous combattriez tout en lui cédant régulièrement.
   Elle vous a presque tous pétrifiés aujourd’hui.
    Je ne sais si tu as survécu, si tu peux encore même te souvenir de ce temps ou ta colère de jeune fille était magnifique, malhabile et toujours dans le regret des luttes sanglantes que tu découvrais peu a peu dans le marketing de la foi révolutionnaire. Tu apprenais la géographie en découvrant les abîmes de l’histoire, tu acceptes l’histoire aujourd’hui en raccommodant la géographie.
   La boucle est bouclée. Chacun chez soi.
   Je voulais savoir pourquoi j’allais te raconter cette histoire maintenant alors que nos vies dureraient probablement encore longtemps, je voulais savoir ce qui me poussait à écrire si régulièrement des lettres que je n’envoyais pas, des textes que je ne cherchais pas à publier, des histoires que je ne racontais à personne.
   Qu’est-ce qui m’enfermait dans l’impuissance de te nommer comme le fruit de ma génération ?      
   Je ne le savais que lorsque j’écrivais, ça m’aidait à me souvenir de la façon de me souvenir, simplement.
   Ca me permettait de ne pas oublier tous ces chemins embrouillés qui menaient jusqu’à toi, ça me soutenait dans cette entreprise quotidienne qui consistait à ne pas me distraire de l’ides de ta présence, et que ta présence peuple le monde et me distrait un peu du chagrin d’être ici.
   Tu existes et cela suffit à me transporter.
   Où ?
   Je ne sais, mais je suis un peu moins immobile grâce à toi…
   La parole du père est lentement devenue inaudible et je n’ai jamais eu le goût des copinages.
   Il ne nous restait donc que le silence et une certaine imagination.
   J’ai toujours aimé l’idée de Babel, tu le sais.
   Alors, tu as appris à communiquer, à partager, à échanger… pour ne rien dire.
   Tu as appris à faire attention, à respecter cette fausse Babel, à te renier au nom de cet Eldorado de bondieuseries…
   La Babel que nous apprenions dans des livres d’images naïves et colorées était plus subtile, plus ambiguë, plus réelle…
   Je t’apprenais à te méfier des bons sentiments qui
poussaient dans ton monde comme des champignons
sur la misère,
    Je me sens aujourd’hui comme cette tour dressée vers le mystère et le chaos…
   Ce qui devait nous unir nous a éloignés…
   J’ai cessé les adresses du père, j’ai obstrué ce qui coulait de source.

   J’écris.

 

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…dès que je me suis intéressé à l’argent…

Posté par traverse le 21 juin 2006

4.


Dès que je me suis intéressé à l’argent, j’ai tout  perdu.

C’est cette histoire banale que je voudrais rendre aussi limpide que la mort qui gagne et que chacun accueille avec plus ou moins de civilité à sa table.

Cette histoire d’argent est la seule que je me suis mise à aimer dans le cours d’une vie qui connut des hauts et des bas, comme mon compte en banque, quand j’accédai à cette subtile mécanique de confusion qui consiste à ne plu voir l’argent que l’on perd et l’on gagne, à le voir s’éloigner de nous, à perdre le plaisir de le manipuler, bref à l’échanger, à le passer de main en main. Les prostituées, quelques commerçants méfiants et  les enfants aiment encore palper les billets, voir rouler les pièces dans leurs paumes. Les assassins n’y croient plus, ils ont des comptes, seuls les amateurs, les voyous interlopes veulent encore tâter le prix du crime.

Moi, depuis ce temps nouveau où mon premier compte fut ouvert, je m’acharne à aligner des chiffres qui signent ma fortune ou ma déchéance. Mais pour un homme qui a toujours payé pour se faire aimer, l’enfer, ce sont les nombres positifs ou négatifs qui s’additionnent jusqu’à l’infortune régulière de celui qui n’a pas appris à avoir.

Avoir de l’avance ou avoir d’avance ?

Avoir pour avoir le temps d’être.

Avoir pour ne plus se disperser à chercher à avoir un peu avant de disparaître.

Avoir, surtout avoir, en avoir, puisqu’on n’en n’est pas.
Quelque chose de la vie que je voulais recevoir, j’ai dû l’acheter et souvent le payer fort cher. Les liens que je nouais tout autour de moi étaient souvent le fait d’excès. Je suis un abondant, une rivière, un gouffre, je dilapide, j’offre, je sollicite, je donne, je produis. J’éparpille des phrases, des repas, des cadeaux ; j’achète des livres, des disques, des peintures, de la nourriture, des médicaments,des femmes parfois, j’achète tout ce qui peut être vendu et je ne connais rien qui ne puisse l’être pour qui éprouve un réel besoin d’une chose ou d’un être.

Mais ces dépenses ne sont rien, semble-t-il à côte du vide, de l’arrachement que vit celui qui sait qu’il est condamné à dépenser. La richesse set un détail, elle ne change rien à l’affaire, elle complique plutôt, elle effacent la sanction véritable du désir, elle ne fait que d’en ajouter quelques contingents, elle complique, elle force la comédie des échanges, elle construit une autre histoire qui n’est pas la mienne.

Celle-là ressemble à ce que peut un homme beau ou une femme belle, pas grand chose, tout lui est prêté, il n’a qu’à en faire usage, à le consommer, à l’échanger contre quelque chose ou quelqu’un de plus rare, c’est tout. La richesse mord le goût de se perdre à l gorge comme un chien puissant égorge un basset dans un jardin bien entretenu.
                                           

5.

Ma vie, mon enfance ; ces souvenirs éloignés comme des poussières volant dans l’atmosphère, ces petites particules de mémoires flottantes ; ces histoires de liens rompus et usés jusqu’à devenir poussières lumineuses et flammèches dans le ciel, ces quatrains de misère ou de gloire, ces amours emportés dans la poussière éparse, tout ça a valu son pesant de monnaie, sa poignée de billets, ses retraits nocturnes de comptes amaigris.

Et tout encore n’a pas grande importance en regard de ce qu’il faudrait dire ici.

Un jour il n’y aura plus de colère et le monde alors s’effondrera de contentement.
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Apparitions dans un zoo de chagrins

Posté par traverse le 19 juin 2006

J’avais l’âge des assassins et j’étais interne, ou pensionnaire, je n’ai jamais choisi, l‘étiquette m’importait peu. Seuls comptaient l’éloignement, la mise à l’écart, l’abandon organisé… 
L’internat évoquait l’hôpital et les médecins internes qui y apprenaient à se protéger de la souffrance avec le rude recul que certains prennent pour du mépris. La pension en appelait plutôt à la retraite, aux absences du monde ou aux célèbres protections que Molière sollicitait du Roi…
Mais pension ou internat, pour nous, c’était du pareil au même : du chagrin dans le cercle des infirmités de l’âme…
Je découvrais alors la gamme des trahisons et excuses auxquelles se livrent les parents quand ils décident d’offrir leur progéniture à la bêtise et à la violence des pions.
Nous étions des enfants et nous vivions comme des sauvages, concentrés et rageurs, ignorants du monde et spécialistes des évasions. Cela aurait pu être drôle, ce fut médiocre et long comme un dimanche. Nous étions de petits animaux fiers et rechignant à la confiance. Nous ne savions pas encore que c’était là que nous apprendrions à pleurer sous les couvertures et à échapper aux insultes d’un temps bête, immobile et grossier. Nous étions enfermés et nous haïssions nos geôliers. Parfois, nous les plaignions mais jamais nous ne leur faisions grâce.
Nous vivions dans un temps sans nuances.

La pluie, le vent, le noir troué des éclairs des phares, un silence empesté du bavardage des vieux, une éternité qui dure presque une heure, c’est le retour à l’internat, le dimanche soir, dans le bus vicinal sinistre et fatigué. L’hiver en Lorraine est dur, sale et sans la grâce des extrêmes. Il fait mauvais temps, c’est tout. C’est peut-être ce qui rend les gens aussi taiseux. Tout condamne à l’effacement, la couleur des murs, le jaune des pierres qui vire au gris, les ciels d’argent mal refroidis, les usines qui tirent leurs dernières années à bout de souffle, l’avenir qui se retire à reculons. C’est là, dans ce pays de minerai, que j’ai connu la pauvreté des cœurs et des esprits mal embouchés, la lâcheté sournoise des éducateurs, l’incohérence des règlements, la bêtise de professeurs exténués d’alcool et de rêves défaits, un monde enfermé entre hauts-fourneaux et forêts glacées.

Les murs haut dressés vous tombent sur les épaules dès l’entrée, la grille est bordée de deux logis étroits pour la conciergerie. Les internes connaissent le nombre exact de pas jusqu’à l’escalier monumental du réfectoire de l’autre côté de la cour pavée. Ils ont appris, de long en large, les distances d’une aile à l’autre à l’occasion des punitions et retenues qui distraient de l’ennui. Ils savent que le coin des grands n’est qu’un endroit d’humiliation et de pièges et les pissoirs, un havre de paix. Ils savent ce qu’ils doivent connaître pour survivre dans cette prison pédagogique. Ils n’ignorent rien des mensonges des parents et des éducateurs de tous poils qui veulent leur faire prendre des vessies pour des lanternes.

Ils patientent car leur heure viendra.
 

Je suis décidé à m’enfuir, à faire le mur et à ne plus réapparaître, je cache des vêtements, de semaine en semaine, je vole de la nourriture, je grappille un peu d’argent en vendant des barres chocolats à la sauvette à la récréation, je rêve chaque nuit à la forêt toute proche où je pourrai m’enfuir et ne jamais revenir, je m’imagine en Robinson au milieu des fougères, je me prépare à partir, enfin partir, toujours partir…

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Un papa, ça ne se fabrique pas facilement

Posté par traverse le 18 juin 2006

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Un papa, ça ne se fabrique pas facilement, c’est long et difficile à faire. Certains naissent presque terminés, mais c’est très rare.
   Quand le début est bon, le papa se développe sans encombres majeures, quand le début est difficile, c’est long et douloureux, le papa grandit mais rien n’est sûr, rien n’est évident, tout est compliqué dans la fabrique du papa…
 
1.
 

La campagne est verte tout alentour, des prairies, des arbres, des vaches qui se passent dans la brume entre deux sentiers, des nuages si profonds que le ciel disparaît, des jours et des nuits qui arrivent toujours à l’heure, de la pluie et encore de la pluie qui tombe sans prévenir et ne surprend personne…
 

En dessous, des puits, des tunnels, des cryptes, des asiles noirs et gras ; c’est le charbon qui s’écroule sous le pic des mineurs dans des chariots de fer qui sonnent et s’entrechoquent sous des voûtes de carbone. Des arbres sont dressés, enfoncés dans la roche noirâtre, des pieux, des madriers, des épaules de chêne martelés de longs clous, des chevaux sans mystère, aveugles et silencieux et des hommes, des hommes du Nord au Sud, d’Est en Ouest, des hommes aux parlers gutturaux, des hommes crachent, vivent, mordent et forent encore, des hommes font reculer les murailles glacées, ils dépiautent, pèlent, concassent et rabotent les remparts de cristal qui trouvent dans leurs poumons des abris opportuns…
   On s’assied et on pense.
   On croit que le monde est en nous, que nous y avons place et soudain un rien, un détail, une nappe mal tirée sur la table de cuisine, une lumière qui tombe sur le coin d’un fauteuil, soudain le brouillard envahit la place, la forteresse est vide, les corps gisent épars tout autour des fontaines, certains se tiennent la gorge, d’autres laissent leurs yeux s’envahir de lait, le silence est parfait, le cœur et les poumons, le vent au loin par-delà les terrasses, le souffle du trafic sur le périphérique, la voix dure du père et les lamentations de la mère complice, tout s’arrête et flotte un instant dans l’air. On sait alors que le temps ne finira jamais, qu’il a sa place en nous, qu’il la prend chaque jour pour que la nuit disperse ses théories de monstres et de fantômes patiemment construits dans la glaciation des heures et des heures perdues. On sait alors cela.
 

2.
      

Conformément à ce que sa mère lui avait dit quand il était encore enfant, tu ne seras jamais aimé des femmes, il parlait la seule langue qu’il connaissait, celle des abandons et des faillites pitoyables. Il passait d’un cœur à l’autre pour s’en autoriser les corps.
 

3.
      
      

T’as le choix entre porno et charité, en dessous, t’as plus rien, t’es qu’une clette, une crotte sur le trottoir des pauvres, t’es le moins que rien des chiures d’avant, quand c’était encore possible d’y croire, de faire comme si c’était réel cette différence entre moisi et cramé, cette différence que tu croyais reconnaître, avant, quand t’étais dans tes bons jours, que t’avais pas eu ta part de racine, ta part de sale jus, ton compte de  décomptes mais rien ne me fera céder, rien, tout est affaire de clarté, de justesse, de justice, rien.
Bon dieu, va falloir encore mentir, dire qu’on ne savait pas, qu’on n’avait pas le moindre soupçon de cette affaire…Bon dieu, pourquoi, faut toujours que je  comprenne trop tard ce que les autres savent en naissant ?

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Affaire réglée…

Posté par traverse le 11 juin 2006

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Affaire réglée, je suis un lieu commun, une histoire courte dans un passé récent, une géographie plane dans un paysage sans accidents, une parole vive dans un silence ardent, affaire réglée, je suis un corps embrouillé d’organes et de flux déraisonnables, une épopée dans un temps sans histoires, une vague perdue dans ses remous, le dommage collatéral d’une lignée enfouie dans des gènes dispersés, affaire réglée, je suis un lieu commun, pas un cliché, pas une chose indistincte emportée dans un temps soumis à la durée, un lieu commun, une zone affranchie de ses frontières anciennes, un passage obligé pour rejoindre le peu d’humanité que je crois préserver dans des allures altières, une histoire de peu et souvent de très peu, une balise enfoncée dans un vide affiché, affaire réglée, je suis l’annoncier de tout ce qui se confond avec tout, ou le contraire, l’important, c’est le contraire de tout, qui permet le débat, l’esprit, le dialogue, le destin et cette chose infime que l’on croit deviner dans l’œil des lieux communs, uniques et bien centrés les yeux, les yeux qui laissent croire qu’ils sont des miroirs ou des tiroirs, de l’âme ou bien de lames, je ne sais que dire de commun qui réunisse les signes distinctifs du lieu commun, si ce n’est qu’ils vont seuls, convaincus d’être seuls, attentifs à cette solitude plénière qui est le caractère parfait du lieu commun, …

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