Apparitions dans un zoo de chagrins

Posté par traverse le 19 juin 2006

J’avais l’âge des assassins et j’étais interne, ou pensionnaire, je n’ai jamais choisi, l‘étiquette m’importait peu. Seuls comptaient l’éloignement, la mise à l’écart, l’abandon organisé… 
L’internat évoquait l’hôpital et les médecins internes qui y apprenaient à se protéger de la souffrance avec le rude recul que certains prennent pour du mépris. La pension en appelait plutôt à la retraite, aux absences du monde ou aux célèbres protections que Molière sollicitait du Roi…
Mais pension ou internat, pour nous, c’était du pareil au même : du chagrin dans le cercle des infirmités de l’âme…
Je découvrais alors la gamme des trahisons et excuses auxquelles se livrent les parents quand ils décident d’offrir leur progéniture à la bêtise et à la violence des pions.
Nous étions des enfants et nous vivions comme des sauvages, concentrés et rageurs, ignorants du monde et spécialistes des évasions. Cela aurait pu être drôle, ce fut médiocre et long comme un dimanche. Nous étions de petits animaux fiers et rechignant à la confiance. Nous ne savions pas encore que c’était là que nous apprendrions à pleurer sous les couvertures et à échapper aux insultes d’un temps bête, immobile et grossier. Nous étions enfermés et nous haïssions nos geôliers. Parfois, nous les plaignions mais jamais nous ne leur faisions grâce.
Nous vivions dans un temps sans nuances.

La pluie, le vent, le noir troué des éclairs des phares, un silence empesté du bavardage des vieux, une éternité qui dure presque une heure, c’est le retour à l’internat, le dimanche soir, dans le bus vicinal sinistre et fatigué. L’hiver en Lorraine est dur, sale et sans la grâce des extrêmes. Il fait mauvais temps, c’est tout. C’est peut-être ce qui rend les gens aussi taiseux. Tout condamne à l’effacement, la couleur des murs, le jaune des pierres qui vire au gris, les ciels d’argent mal refroidis, les usines qui tirent leurs dernières années à bout de souffle, l’avenir qui se retire à reculons. C’est là, dans ce pays de minerai, que j’ai connu la pauvreté des cœurs et des esprits mal embouchés, la lâcheté sournoise des éducateurs, l’incohérence des règlements, la bêtise de professeurs exténués d’alcool et de rêves défaits, un monde enfermé entre hauts-fourneaux et forêts glacées.

Les murs haut dressés vous tombent sur les épaules dès l’entrée, la grille est bordée de deux logis étroits pour la conciergerie. Les internes connaissent le nombre exact de pas jusqu’à l’escalier monumental du réfectoire de l’autre côté de la cour pavée. Ils ont appris, de long en large, les distances d’une aile à l’autre à l’occasion des punitions et retenues qui distraient de l’ennui. Ils savent que le coin des grands n’est qu’un endroit d’humiliation et de pièges et les pissoirs, un havre de paix. Ils savent ce qu’ils doivent connaître pour survivre dans cette prison pédagogique. Ils n’ignorent rien des mensonges des parents et des éducateurs de tous poils qui veulent leur faire prendre des vessies pour des lanternes.

Ils patientent car leur heure viendra.
 

Je suis décidé à m’enfuir, à faire le mur et à ne plus réapparaître, je cache des vêtements, de semaine en semaine, je vole de la nourriture, je grappille un peu d’argent en vendant des barres chocolats à la sauvette à la récréation, je rêve chaque nuit à la forêt toute proche où je pourrai m’enfuir et ne jamais revenir, je m’imagine en Robinson au milieu des fougères, je me prépare à partir, enfin partir, toujours partir…

Une Réponse à “Apparitions dans un zoo de chagrins”

  1. Ola dit :

    bravo pour ce blog chat sexy

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