J’ai jamais pu dire non
Posté par traverse le 12 décembre 2006
Non, non, non… Jamais.
J’ai jamais pu dire non. Jamais.
La cloche a sonné, les deux filles sont déjà là. Elles sont grandes, un peu bêtes, elles m’attrapent par les cheveux, me calent sur leurs genoux et hue dada.
Et moi, secouée dans tous les sens, au milieu de cette cour de récréation, dans tout ce fourbis d’enfants criards, je crie hue dada pour qu’elles s’arrêtent, et elles augmentent le rythme, elles font trembler toute la cour et l’école, le marronnier perd ses feuilles, les oiseaux s’envolent effrayés, hue dada, les nuages sont bas, il va pleuvoir, hue dada, elles sont toutes rouges, elles suent, elles ont les yeux tout brouillés, hue dada, les pions là-bas qui nous regardent en souriant, hue dada, ils sont trop bêtes, ils sont aveugles et sourds, ils aiment me voir dans tout ce tremblement, hue dada, elles rient, elles jubilent, hue dada, j’attends l’orage, la pluie, le vent, ce grand souffle qui balaiera tout, hue dada, elles me tiennent par la taille, les épaules, je suis toute désarticulée, hue dada, et les pions qui fument et s’enferment dans leur brouillard, hue dada, je sens qu’il ne va pas pleuvoir, trop chaud, pas ce léger vent frais qui précède le tonnerre, elles serrent trop fort , hue dada, je ne sens plus ni mes bras ni mes jambes, j’ai envie de crier mais non, hue dada, de crier haut et fort mon dégoût de ces grandes filles toutes rouges qui me démembrent comme une poupée en celluloïd, hue dada, elles vont m’arracher les yeux, je le sais, c’est toujours ce qui se passe avec les poupées, on leur arrache les yeux et on les laisse aveugles sur le plancher de la chambre, hue dada, je suis pas une poupée, pas une poupée, hue dada, et elles qui me pincent maintenant, qui me pressent tout le corps, qui me palpent de haut en bas, hue dada, il pleut pas, je le sens, tout ce mouillé c’est pas la pluie, c’est des pleurs, des larmes, des sanglots qui me coulent dessus, hue dada, mais comment ils bougent pas là-bas, ils en sont à leur deuxième cigarette, ils rient, j’entends rien mais je les vois rire, hue dada, ils rigolent franchement, elles me tirent les cheveux, pas une poupée, pas les cheveux, pas une poupée, elles savent que je peux pas m’enfuir, elles me coincent, j’avais qu’à dire non, non, non, je veux pas, non, suis pas une poupée, mais je dis rien, jamais rien, je sais pas dire autre chose, je dis rien alors c’est oui, et elles le savent, elles me traitent comme rien, me traitent comme un chiffon, sans forme, sans couleurs, sans vie, me harponnent, me plantent sur leurs genoux, me coupent la tête, et les bras, et les jambes, alouette, et me voilà toute cassée, sur le plancher, dans la poussière, comme une chose qu’on a jeté derrière soi, et il a pas plu, le vent est doux, les hommes fument toujours au loin, les grandes sont essoufflées, soudain très fatiguées, les mains qui leur en tombent, muettes, me laissent glisser de leurs genoux, passent à autre chose, se regroupent en humant l’air, se déplient, obscurcissent le ciel, si grandes, si fortes, si bruyantes, elles sont lasses, et je les vois s’éloigner sans un regard sur la poupée en morceaux, elles marchent et je pleure sans une larme, elles disparaissent derrière le marronnier et je peux enfin me relever et m’enfuir, tout au loin, là où elles peuvent pas m’atteindre, je me relève, elles ont disparu, je remets mes vêtements en place, ma jupe toute chiffonnée, mon tee-shirt plein de taches, des larmes, de la morve, des traces que je veux laver aux toilettes, c’est fini pour aujourd’hui, elles sont heureuses, ils écrasent leurs cigarettes dans les géraniums, pas de mégots dans la cour, ils redeviennent sérieux, elles se mettent en rang, c’est moi qui vais être en retard, et mon tee-shirt avec ses taches, pas eu le temps d’aller aux toilettes, vont se moquer de moi, « bébé cadum », patate, allez, va jouer, je trouve plus toutes mes jambes, il y a des morceaux qui sont éparpillés dans la poussière de la cour, j’y arriverai jamais, je serai jamais à l’heure sans toutes mes jambes, je vais pas pouvoir y arriver, suis trop petite pour devenir grande, les grandes elles, elles savent, elles ont appris, elles le disent pas aux petites comment, elles parlent derrière les murs et elles rient bêtement, elles se racontent des choses que je connais pas mais que je veux savoir, elles sont là, penchées derrière les portes et elles parlent bas, c’est pas du jeu, elles parlent trop bas, j’entends rien et je peux pas m’approcher trop près, sinon, c’est reparti, mais je veux être grande aussi, pour leur dire non, leur échapper, leur glisser entre les mains, leur dire non, mais je dois apprendre et personne m’apprend, alors je me retrouve sur les pavés de la cour en cherchant tout ce que je peux retrouver et qui est perdu dans la poussière, le temps a passé, je suis à peu près grande, je suis allée aussi derrière les murs, j’ai connu la part des grandes, les pions ont vieilli et ils ne fument plus, les grandes sont devenues vieilles et elles pleurent plus souvent qu’à leur tour, le temps passe de plus en plus vite et je cherche tous ces petits « non » éparpillés et que je ne retrouve jamais quand j’en ai besoin, ces « non » qui sont là pour me sauver des « oui » qui m’étouffent, me tombent sur les épaules comme une pluie froide, tous ces « oui » que je dis sans même m’en rendre compte, les « oui » de l’abandon qui font de l’abandon et les « oui » de l’amour qui ne font pas d’ l’amour, tous ces « oui » de nuit et de brouillard, tous ces « oui » de burkas, des « oui » qui tombent sans qu’on s’en aperçoive, tous ces « oui » m’appartiennent, me collent à la peau comme un sourire trop grand, ils me font galoper, courir, traverser la vie comme une balle, une balle de « oui », une balle de consentement, une balle qui ne me donne jamais ce que je veux gagner, une balle qui frappe toujours en plein cœur, une balle magique, qui perfore jusqu’à la volonté, une balle explosive qui ne donne pas de joie, cette balle, j’en connais la trajectoire exacte, le tracé mortifère, c’est la balle du renoncement, celle qui fait disparaître d’un coup, qui désarticule la poupée, qui la jette sur le sol et qu’on enjambe sans un regard, c’est une balle qui n’est pas un coup de grâce mais un coup de trop, une balle pas perdue pour tout le monde et que je vois venir, tremblante dans la chaleur de sa vitesse, dans le flou du feu, un « oui » sans répit, un oui majestatif, un « oui » initial, oui.
Je ne sais pas ce qui a pu motiver ce si long paragraphe remplit de mots tous significatifs autant les uns que les autres, mais la plume avec laquelle vous avez écrit cela mériterait que je vous remercie profondément de cet instant de liberté et d’évasion qui s’est emparu de moi lors de la lecture de ce texte…merci
Convaincue, je reste sur le blog pour lire le reste!!!