Grand frère

Posté par traverse le 14 décembre 2006

Tu dors ?  Non, tu ne dors pas,  je le vois, tu fais semblant…  Dis-moi ce qu’ils ont dit, allez…  Qu’est-ce qu’ils ont dit les parents ? Grand Frère, pourquoi tu dis rien, ils y ont été trop fort ce soir ? C’est ça ? Je suis trop petite, c’est ça, hein, et puis juste une fille, c’est ça, ta petite sœur, petite, petite, petite, trop.  Pourquoi tu dis rien ?  Sous les couvertures avec toi, d’accord ? C’est là qu’on est le mieux,dans notre caverne, comme quand je lis mes livres le soir et qu’ils passent sans rien voir…Et c’est alors que les fantômes dansent sur les murs et dans nos têtes comme jamais ils ne pourront les voir. Jamais.  Pourquoi tu dis rien ? 

C’est moi qui parle tout le temps, mais de toi, toujours de toi, tu t’en rends pas compte, mais une sœur c’est presque un frère, en plus gentil, en moins bagarre, crachats, insultes et violences.  Pourquoi tu dis rien ? Je retiens tout ce que tu dis, tout, tu le sais, quand tu as les yeux tout sales, je le vois et je me dis très fort que tu devrais m’écouter alors, ne pas te mettre en boule et tes yeux deviennent presque méchants et je sais alors que tu pars en guerre et que tu vas te battre tout seul comme le chat de mamy devant les chiens du voisin, Poussy était tout déchiré mais ses yeux alors sont devenus plus doux, il s’est caché et on l’a plus vu pendant des jours, comme quand tu me parles plus et que je sais pas vraiment pourquoi, sauf que les chiens vont mordre encore plus et plus et que tu ne sauras pas comment sauter au-dessus du mur parce tes pattes sont mordues jusqu’au sang et qu’alors tu dois rester face aux chiens et que tu ne sais plus rien dire tellement ta gorge est enfermée dans le tout triste, mais tu ne pleures pas, enfin c’est pas vrai, je sais que tu pleures, dis, tu pleures hein, je le sais que tu pleures et je suis fâchée contre toi quand tu pleures parce que je te le dis avant, je te le dis toujours mais je suis trop petite, tu m’écoutes pas et tu fais tes yeux sales et tu ne sautes jamais le mur, et tu pleures, tu pleures, dis, est-ce que pleures, Grand Frère, est-ce que tu pleures ? 

Non pas maintenant, je le sais, tu pleures pas maintenant, mais avant, avant que je vienne près de toi, est-ce que tu as pleuré ? 

Dis, est-ce que tu as pleuré, Grand Frère ?  Je vais te dire, mais faut pas te fâcher, je vais te dire que parfois, parfois des parfois de parfois, tu exagères. Je le dis pas comme ceux d’en bas, pas avec des mots de bâtons et de punitions, je le dis comme je le dis, avec des grincements à cause de l’appareil des dents, mais je le dis vraiment, pourquoi tu veux toujours que je joue les mauvais, les méchants, les perdants, ceux qu’on n’aime pas à la télévision, dis, pourquoi tu es toujours dans les grands arbres et les hautes tours alors que je n’ai jamais que des rôles d’ombres et de fantômes ?   

Je vais remonter la couverture au-dessus de nos têtes, le ciel va se couvrir, la nuit nous protégera tant qu’on le voudra, on étouffera bien un peu mais c’est comme ça qu’on est le mieux toi et moi, loin du jour et des cris, à l’abri des bruits et des Ogres du bas, on est là sous la tente dans le désert glacé et tu pourrais pleurer si tu le voulais maintenant, je fermerais les yeux et les oreilles et je ferai comme si…  Pourquoi tu pleures, dis, pourquoi tu pleures Grand Frère, je voulais pas, je te promets, voilà, je me retourne et je me bouche les oreilles très fort, comme ça, pour que tu vois que j’entends rien. Voilà, j’entends rien, plus rien du tout. Regarde, on voit rien du dehors, la couverture cache le ciel, la maison et le monde, elle nous protège de ce qui se passe en bas et partout, c’est notre terrier et je ferai la garde, tu peux dormir, je serai attentive, personne te fera du mal et n’arrivera jusqu’à nous, personne, je te le promets, je suis la petite sœur des belettes et des renards, la petite sœur des ombres et des taillis, ta sœur quand tu te lèches les pattes… 

Pourquoi tu dis rien ? Tu sais quand je serai grande, je voudrais pas être comme eux, je le promets, je veux être comme mes enfants, je veux être comme eux, rester petite et devenir grande à la fois, je veux être ta grande sœur un jour pour que tu puisses devenir petit et tout tranquille, une fois au moins… 

Dis, Grand Frère, quand tu as grandi et encore grandi et que tu es parti et qu’on t’a plus revu pendant tellement longtemps, c’était pour qu’on te voie pas pleurer, dis-moi, tu sais que je dirai rien à ceux du bas, ni à personne.

Tu sais que je suis l’amie des renards et des belettes, que ton terrier est tout au fond de moi, tu l’as oublié si longtemps, que c’est là peut-être qu’un jour tu reviendras pour te reposer et te laisser aller à devenir plus petit, tout petit en oubliant le monde au-dessus des couvertures… 

Pourquoi tu dis rien ?  Quand je suis devenue grande, je suis partie moi aussi, loin des terriers et des couvertures, je suis allée si loin que je ne reconnaissais plus le ciel ni la nuit, fallait aller loin, très loin pour trouver les enfants que je voulais quand j’étais petite, pas des enfants comme mes poupées, non des enfants, des vrais, de ceux qui font oublier qu’on est la plus petite et qu’il faut y aller. Je devais y aller.

Toute seule, sans toi.  Et aujourd’hui, tu es là, tu es revenu, tu ne joues plus mais tu ne pleures plus non, plus, tu t’es vidé de toutes tes larmes avant, quand nous étions sous les couvertures et que tu ne disais rien.  Mes enfants ont grandi comme ils voulaient, ils sont plus grands que moi, tu vois, je suis toujours petite dans cette histoire, et toi, peu à peu, tu as glissé sur le grand toboggan, on va de plus en plus vite et le sable est tout sec à l’arrivée, peut-être que je suis vraiment assez grande finalement pour te prendre dans mes bras et te consoler de la vitesse du toboggan, peut-être.  Pourquoi tu dis rien ? Tu sais, bientôt, je vais devenir toute petite et toute grande à la fois,  je vais avoir du temps pour penser à ceux d’en bas et à ces murs de colère que tu as dressé parfois partout où tu passais, je vais avoir du temps c’est sûr, pourvu que le toboggan suspende sa course quelque temps, ça me suffit, puis, je retirerai la couverture, je regarderai le ciel, j’attendrai la nuit et je te prendrai dans mes bras, il y a de la place maintenant, tellement de place, tu verras, tu pourras te reposer en paix, les chiens s’acharnent ailleurs, tu peux emporter tes colères dans le fond de tes poches et aller où tu veux, personne te les prendra, les étoiles commenceront à se bousculer tout là haut et s’allumeront en guirlandes dans le brouillard, tu verras, ça sera beau et très long, elles clignoteront longtemps et toi tu pourras les regarder en silence, longtemps, longtemps. 

Pourquoi tu pleures, dis, pourquoi tu pleures Grand Frère ? 

Pourquoi tu pleures enfin ? 

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