L’impasse
Posté par traverse le 14 décembre 2006
L’entrée se fait par une encoignure sombre coincée entre deux pilastres où battent les enseignes métalliques, grossièrement peintes, de petits commerces du centre-ville. Il suffit de suivre la lumière qui plonge dans le gouffre.
Au fond, passé le couloir encombré, s’ouvre le jardin. Et les tilleuls et les lilas. Assise dans un fauteuil d’osier délavé, elle fait glisser légèrement son avant-bras gauche sur la crête des menthes sauvages poussées dans l’ombre humide de l’arbre qui s’incurve au-dessus d’elle.
Je ne peux voir, d’où je me trouve, les mouvements de ses mains sur ses jambes nues. Je sais qu’elle les caressera de bas en haut, en pressant un peu, relèvera ses paumes lentement pour distinguer les poils clairs qui commencent à repousser et à se redresser spasmodiquement, comme de fines sculptures blondes de Pol Bury.
Je ne peux la voir et je sais que la description que j’en ferai tout à l’heure corrigera les imperfections, les incertitudes de ma vision. Elle doit dormir maintenant, probablement. A moins qu’elle ne suive encore, yeux mi-clos, dans une sorte d’ennui confortable, le redressement et les sursauts de son duvet électrisé. Qu’elle attende sans impatience la fin de cet après-midi coulé dans un soleil sans surprise. Qu’elle respire et dorme enfin jusqu’au seuil des premières fraîcheurs.
Elle aura laissé la porte du jardin ouverte pour que je puisse la rejoindre sans l’éveiller, sans l’étonner. La lumière qui s’engouffre et plonge jusqu’à l’entrée m’interdit toute indiscrétion.
Je ne peux que guetter les zones d’ombre qui l’entourent en souhaitant qu’elle s’y confonde plus tard, quand le soleil sera tombé de l’autre côté du mur. Il sera alors sans doute trop tard. Et je devrai poursuivre ce texte d’impuissance dans la pâleur tiède de ma lampe en rêvant de la surprendre, la forcer. Ses cheveux noirs, coupés courts, composent avec la blancheur froide du fauteuil comme un repère, une cible extravagante. Sa gorge est fine et ses veines marbrent sa peau trop blanche. Elle doit avaler lentement, le tumulte que provoque le glissement de la salive dans sa gorge éclate en chapelets secs dans ses tympans et cela la gêne, l’indispose. Elle articule quelques syllabes silencieuses pour équilibrer la pression interne.
Dans cette image surexposée, on distingue à peine ses seins. Une robe légère bleue s’y accroche. Des plis furtifs doivent allumer sa peau d’îlots clairs. Sa respiration ne froisse aucunement le drapé. Je pourrais continuer l’inévitable description du ventre et des cuisses si la vision que j’en ai, même transposée ici, ne m’était trop imprécise à force de corrections portées sur le lavis sans cesse retouché de ma mémoire. M’attend-elle encore ou, pour elle, suis-je déjà en retard, donc absent ? Il me semble que sa nuque bouge à peine.
Je note dans l’espace sombre de sa chevelure un scintillement bref : le jour s’épuise dans ses derniers clairs-obscurs. Le couloir, à l’instant, me fige dans l’immobilité de l’embuscade. L’effleurement que je tente depuis plusieurs jours, les caresses hésitantes que je crois enfin pouvoir donner, ces gestes suspendus dans la tension de mon attente se raidissent dans cette retraite qui prend figure de lieu d’attentat. Mais le chemin est encore long, mon désir encombré d’hésitation et je me dis que je ne veux la brusquer. Peut-être est-ce trop tard pour aujourd’hui ? Et je devrai alors à nouveau préparer cette avancée et attente, la convaincre de se soumettre à ce jeu d’enfants malades?
C’est trop d’écrire dans l’entre-deux de cette incertitude. J’étais là, dans cette impasse sombre, il y a une heure à peine et ma main couvre déjà cette page de coulée d’insectes. Et si je lui donnais ce texte à lire, ce texte qui la suit, la poursuit? Elle trouvera ça banal et vulgaire et je suis si fragile dans cet espace fourbe qui va du corps à la langue. Il me revient des images, quelques phrases lancées avec négligence par mes compagnons nocturnes, à la sortie du livre de P…
L’alcool, l’excitation provoquée par cette gloire rapide, émaillée d’illusions lui donnaient des allures ringardes de héros de série B. Il se prenait pour Humphrey Bogart, séduisant la jeune libraire (qui pourtant avait vu défiler quelques carrures désinvoltes dans l’habitacle de sa célèbre boutique) : les mêmes regards en biais, la cigarette accrochée aux lèvres.
Les invités se pressaient autour de lui et recueillaient ses moindres propos comme il convient : dans une fausse admiration à peine feinte que la presse locale s’empressait, dès le lendemain, de traduire en sentences définitives. Je l’attendais en feuilletant quelques livres : nous devions achever cette soirée ensemble dans un restaurant juif des faubourgs. Tout cela durait depuis trop longtemps pour moi et j’allais lui proposer de nous éclipser discrètement quand je m’aperçus de sa disparition. De celle de la libraire également, d’ailleurs. On m’indiqua l’escalier de l’appartement où ils devaient clôturer la signature d’un contrat. Une demi-heure plus tard, il descendait, le regard dur : « Viens, on y va ? Ma soirée est bien partie… Quelle santé, cette fille ! », et il me gratifia d’une bourrade amicale. - Tu sais, je ne connais encore rien de mieux pour les accrocher : quelques pages sur tes états d’âme, quelques phrases sur la misère du monde et elles tombent, mon vieux, elles tombent toutes. C’est pas sorcier pourtant ! L’assurance de cette superbe anthropophagie m’écœurait tout en me laissant rêveur. L’une et l’autre activité exigeaient de moi tellement d’énergie et me trouvaient si souvent égaré dans l’hésitation timide qui me fige encore aujourd’hui que ses paroles m’encerclaient comme un corail sinistre. L’ombre gagne ses jambes, elle bouge, elle a froid. Je la distingue parfaitement maintenant. Elle se lève, frictionne ses bras nus, allume une cigarette, regarde sa montre. Il est tard. Je pourrais franchir cette distance, l’annuler d’un pas. L’inviter à passer la soirée avec moi au cinéma, au théâtre, au restaurant … Enfin, n’importe quoi. L’inviter, lui parler, lui dire. Je pourrais jouer à nouveau pour elle le texte de mes velléités et de mes fausses stratégies.
Elle écrase sa cigarette, repousse son fauteuil, quitte le jardin, referme la porte. Elle marche dans ce couloir trop sombre et passe devant moi sans me voir. Elle plonge dans la lumière qui déchire l’entrée. Elle est happée par cette blancheur qui efface les nuances que je guettais depuis ma misérable cache. Blanc. Elle s’éloigne et j’entends maintenant ses pas résonner sur le pavé du trottoir. Mon ouïe s’affine, je perçois encore un très léger toussotement qui se perd dans le brouhaha de la ville.
Elle sera à l’heure au rendez-vous.
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