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L’hiver arraché comme un bandage

Posté par traverse le 30 janvier 2007

 L’hiver arraché comme un bandage des yeux, trop de lumière tombe soudain dans le sang. Je reviens à petits pas vers un continent de soleil, tête haute comme on se dresse devant la peur. Les mots déçoivent les enfants qui parlent de mensonges.  Cette nuit j’écoute l’accalmie, lèvres scellées sur le souffle et la langue muette de la désolation. De moins en moins de mots et ses mains dénoncent le matin à la rescousse d’une nuit en désordre dans le lait du sommeil. 

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Mines, masques et mensonges(extraits)

Posté par traverse le 27 janvier 2007

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1.  Mezza voce: au pied de la tribune du Président, les louffias observent la salle, hésitent à applaudir. « Aussi difficile que d’être les premiers à interrompre la chorale…  »

« Le danger était là, en chacun de nous », disait Kroutchev, à propos des discours interminables de Staline suivis de salves d’applaudissements. Applaudir ou ne pas applaudir, voilà la question. 

2.  Encore: l’union sacrée, la lutte générale, les accords de raison: tout sera fait pour éviter le pire, dit un haut responsable nommé pour l’occasion.  Et ses collègues d’approuver, l’oeil douloureux et vague. La maladie nous rappelle aujourd’hui les origines du droit, écrit le Président à la Une d’un journal coloré des scandales du jour.  Un orchestre de buccins et de caisses claires se lève en arborant l’insigne au revers du veston. Champagne, zakouskis, flashes. 

3.  Ensuite: selon le récit d’un témoin les jeunes condamnés à mort attendent la piqûre mortelle, la corde, l’électricité ou le gaz depuis dix ans au moins. Avec des pauses pour les anniversaires, les décès de proches, les maladies.Ils vieillissent tous prématurément et certains souhaitent accélérer les procédures jusqu’au dénouement. Peu de grâces sont accordées. L’ombre est de mauvais conseil et les fenêtres s’évertuent à mettre le soleil d’aplomb au milieu de la cellule. 

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Des chiffres et des lettres

Posté par traverse le 23 janvier 2007

Castro était mort, on promenait son corps un peu partout dans le monde d’effigies en cultes désolants, les orphelins pleuraient, les oisifs se lamentaient, les touristes regrettaient déjà le temps des corps bon marché parfumés de Mojitos et les cubains faisaient leurs comptes.       

Des fleuves de paroles surnageaient quelques chiffres flottés, comme les traces d’un naufrage ancien. Des chiffres de toutes sortes, des nombres, des statistiques, des pourcentages, des flux et des portions, mais des chiffres sans cesse. Le réel remonte toujours sous la forme de chiffres, les mots sont les ombres portées des nombres dispersés. 

Castro était mort et le monde n’avait plus rien à dire, l’affaire était jouée depuis longtemps, les phrases assénées à l’occasion des discours hebdomadaires du lider maximo étaient vides et lasses d’elles-mêmes. Quand un chiffre pointait le nez, le peuple grognait, applaudissait et riait de tant de naïveté. Les mots ne comptaient plus depuis longtemps, ils le savaient, nous le savions, quelques innocents aux mains vides pensaient encore le contraire mais la puissance des nombres allait bientôt les balayer. 

Castro était mort et les secrets de son règne explosaient ça et là comme autant de mines anti-personnel qu’il aurait semées avec une précision d’horloger. Nous connaissions la puissance du torero, nous découvrions maintenant ses mensurations. 

Mon père est mort et des carnets de tous formats encombrent son bureau. C’est dans ces calepins anodins que son histoire se cache. J’ouvre et je lis, les uns après les autres les agendas et les bloc-notes : des mots pour commenter la météo, des nuages et de la pluie, du tonnerre et des accalmies, du froid et du redoux, des surprises et des évidences, le climat se déploie sur vingt ans de distance, je plonge et je lis la température de la planète, je pointe les premiers signes de réchauffement mais je n’entends que du vide, une musique de leurre… Les mots se suivent en se répétant, les variations ne sont pas infinies entre nuages et bourrasques et l’antienne masque autre chose, un code, une logique, un destin ? 

Non. Ce sont les chiffres qui intriguent, les colonnes de chiffres renvoyant à d’autres chiffres. C’est dans cette théorie de nombres que mon père se livre, ce sont les allées de son règne que je lis sans comprendre…Son silence sépulcral est déjà inscrit dans le brouillage des nombres sans histoire. Il a tenté des haïkus de nuages et de brume mais il excellait dans les alexandrins de placements, d’actions et d’obligations. Un  poète décadent mais à la verve certaine !       

Qu’est-ce que ça voulait dire, cet héritage ? Qu’est-ce que c’était cet argent sorti de l’oreille du mort ? Qu’est-ce qui explosait dans la lecture des chiffres, des milliers de chiffres à la place d’une lettre, une seule aurait suffi, mais non, ce n’était que nombres, codes, monnaies nationales, retraits et subterfuges. Toute cette gabegie financière, cet entrelacs de mensonges et de dérobades, c’était la vie de mon père, une déroute dorée qui me jetait dans l’état du complice.         

Les banques étaient son seul secours. Il est mort, l’affaire est faite, tournons la page et aimons les femmes du présent ! Facile à dire. Les banques ne portent jamais le deuil, elles accueillent la mollesse des familles, la trahison des associés et les rêves d’avenir. Elles sont les duègnes d’aujourd’hui qui traitent l’intimité des autres comme une banale histoire et jamais ne se laissent approcher. Il aimait ces rapports comme on aime la violence des stades. C’est dans ces imbroglios de rentes et d’impôts dérobés qu’il se sentait libre, vengeur, heureux presque. Et c’est dans cette arène-là qu’il nous a livrés. 

Le temps a passé et les taux ont monté. Chaque semaine nous apprend de nouveaux trucages, chaque mois révèle des stratégies de bric et de broc qui ne convaincraient pas un enfant. Mais les banques sont vertueuses, elles rendent gloire aux clients actifs, elles protègent les investisseurs bricoleurs et elles dédaignent les épargnants crédules. C’est eux qu’il faut traquer et convertir aux audaces boursières. Mon père était un bretteur sans talent mais qui savait pointer là où les risques se dégonflaient. Il frappait alors que la bête était encore debout mais déjà engourdie par les estocades des rachats et des ventes forcées. 

A fréquenter des inconnus, très vite on leur cherche des signes d’éventuelle connivence, car il faut bien vivre…Les banques avaient aussi leurs habitudes sans logique, elles se posaient dans des discours que le vent tournait à l’instant. Le corps du père s’était lentement dissipé dans le lissage de tous ses comptes. Il avait rejoint maintenant des espaces paisibles où fortune et faillite sont les mêmes échos d’une fête ancienne. La douleur du dollar  s’était dissipée, demeurait l’énigme des nuages dans ses carnets bon marché…

paru dans Marginales hiver 2007, Mystère Cash; Rédac. Chef, Jacques De Decker; Luce Wilquin, éditrice.

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Le jour

Posté par traverse le 20 janvier 2007

Du ciel toujours nous vient le fracas du matin 

Les anges les oiseaux et les excavatrices 

Frappent le tympan des femmes et des hommes emmêlés 

Encore dans le sourire et les rides du soir 

Ils se lèvent et marchent et chantent l’épopée grouillante 

De leurs saisons passées

Du corps qui marque le présent 

Du remords d’avoir cédé une fois de plus à la grandiloquence 

De la lumière sur le théâtre des petits gestes et des mots échappés 

Du souffle de la nuit et des respirations contiguës du troupeau 

Ils se lèvent et couvrent les oiseaux les anges et les excavatrices 

Du grand tumulte qui les fait aussitôt tels qu’ils s’oubliaient hier 

Ils confondent la faim avec le pain 

Ils voient leurs grands corps s’effondrer dans les réjouissances 

Passagères et leurs mains commencent à trembler 

Nous approchons lentement de ceux qui sont là-bas 

En nous si près de ce que nous voulons être 

Eparpillés dans le flottement des âmes qui se concentrent. 

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La nuit

Posté par traverse le 20 janvier 2007

Quelque chose se retire en nous et chacun se regarde étonné 

De voir disparaître cette lumière utile au rassemblement des hommes 

Le soleil les nuages les oiseaux les enfants ont quitté la scène 

Et nous voilà seuls jetés une fois encore dans cette désespérance 

Qui nous fait rêver du soleil des nuages des oiseaux et des enfants

Quelque chose d’ancien et de neuf se mêle aux fébrilités 

De l’homme et de la femme assemblés sous les lampes 

De la ville et des étoiles 

Alors la peine et la musique se dénouent jusqu’au sommeil 

Les paroles forment des jardins des pays et des amours inachevées 

Les corps se reconnaissent dans l’éloignement de l’embellie 

Le temps bouscule enfin les morts dans les bras des vivants 

La danse des retrouvailles sonne dans le cœur des marcheurs infinis 

Et nous attendons sur notre chaise tout au bord de la piste 

Les mains posées sur nos cuisses en regardant ailleurs 

Là où la nuit a déjà tout fondu dans le silence du consentement. 

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…tombeau premier pour la voix

Posté par traverse le 20 janvier 2007

 …tombeau premier pour la voix rouillée de trop d’intransigeance, de trop de phrases dites pour tenter de faire tenir le monde debout, exit ces phrases et bienvenue aux nouvelles, marquées du fil rouge de la colère, bienvenue aux phrases de défaite, de délabrement et de désastre, bienvenue à vous qui êtes si peu employées en public, reléguées au profond de l’impuissance et des rêves éteints, bienvenue, tombeau deuxième ensuite pour nommer cette colère qui découpe la lame qu’elle croit lever, et frappe sur le corps de qui l’entretient, c’est alors qu’elle est la plus définitive, arrachée aux fulgurances de la voix, aux intransigeances du corps qui se fait lourd, c’est alors qu’elle se développe comme elle entend, qu’on la voit prendre place, dans le centre de ce corps trop petit pour les débordements, qu’elle invite à inaugurer d’autres lieux plus secrets, le ventre, le sexe, la croix des épaules quand la peur est là, tout le corps quand c’est trop tard, que les chairs s’affaissent et que l’âme s’élève, rions de cette élévation, cette colère blanche, oubliée des couleurs de révolte, perdue dans ses divagations, celle qui entrouvre les flots …tombeau troisième encore pour les voleurs de sang, le mien à moi, d’une certaine manière ne m’appartient pas, il coule et roule et je m’en satisfais mais les voleurs entrent et ou le prennent comme s’ils entraient dans un jardin public et ils s’en vont et vous laissent et votre sang illumine le sol autour de votre silhouette mais ils s’en préoccupent peu, ils vous ont pris le sang, l’ont laissé et s’en vont, barbares agiles et lâches sans pardon, ils frappent n’importe où, quitte à se frapper eux-mêmes, ils arrivent, frappent et s’en vont et laissent tout ce sang s’échapper des fontaines, sang perdu et fontaine vite éteinte, tombeau quatrième encore contre la généalogie, l’arbre des illusions, les pitiés et les circonstances des tribus, contre l’attachement des clans et des familles étroites, contre cette chose terrible qui fait que la reconnaissance dévore à l’instant la bonté quelconque d’un regard, qu’elle l’use, le tourmente au nom des chansons et des histoires du groupe, contre cette machine de remords et de crainte, contre la malédiction et le renoncement au nom des ors de la tribu, contre, colère, colère, colère et encore…tombeau cinquième déjà pour le carrousel des mensonges, beau carrousel et tourne et tourne, carrousel jusqu’à ne plus nous laisser voir chevaux de bois et carrosses d’élégance, carrousel de la main sur le cœur, du contentement, des yeux humides, de la voix enrouée et des raisons majeures, carrousel magnifique des soliloques du mépris et de la tentation, tourne et tourne, emporte tes enfants qui mentent comme des arracheurs de dents, emporte-les au loin, cavale et roule carrosse, cavale, vale, vale, vale…tombeau sixième enfin avant bien d’autres que vous connaissez aussi, tombeau sixième de la colère quand les baisers ne valent plus même le temps de les donner, baisers perdus, tombés du bout des lèvres, baisers d’accompagnement qui abondent chez ceux qui abandonnent, baisers de sucre roucoulés sous le couvert des mots, baisers si froids qu’ils brûlent à tout jamais la peau, baisers que j’attends et que je donne en les multipliant et colère de compter ce miracle au nombre des usages racoleurs, colère toute enfouie devant ces baisers morts, oui…

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…et puis non…

Posté par traverse le 18 janvier 2007

…et puis non…ce n’est pas un coup de tonnerre un coup de sang, c’est du trop plein, de la vague qui vient dessus la vague, c’est cela qui ouvre et opère dans tout le corps, cela qui noue et dénoue à la fois mais qui arrache ce qui traînait et qui n’a plus de force, ça vrille, fore et écrase, ça revient quand on croit que c’est parti et voilà que ça revient encore et encore et j’ai cru longtemps, pensé et cru à la fois qu’il fallait faire mourir en soi la vertu des mesures, la vertu…c’est fait, c’est dit, c’est déjà le dénouement en vous et ce n’est plus grâce à vos yeux, cette chose immonde qui ne vous a pas annoncé sa venue, cette chose qui est venue un jour en moi, ce tout petit peu en trop, cette marge qui avait glissé un peu trop loin, cette démesure qui vous a prise au dépourvu et contre laquelle vous ne pouviez plus rien, plus rien puisque vous étiez, je le rappelle, je prends mon temps en disant cela, à le rappeler, que vous étiez prêts à l’ordre et au désordre, au grand combat de cet envahissement contre la peste et vous étiez, j’étais, prêts à ouvrir la porte à la peste, je l’ai ouverte, je vous rappelle l’éblouissement et tout ce qui s’en suit, je vous rappelle l’anéantissement, le subtil nouveau mélange en vous du monde et de ce que vous pensiez, croyiez même un peu être, etc…et bien j’étais prête au débordement mais trop c’est trop, ce trop est déjà mâtiné de colère, j’en connais qui n’en peuvent plus et ne savent comment la dire cette fichue colère, alors ils meurent d’étouffement, ils se liquéfient peu à peu, il se défont et ils meurent en étouffant alors que leur colère aurait été cette étincelle qui aurait mis le feu aux poudres et aurait transmué tout cela en une autre forme et matière et avenir, eh oui, rien n’aurait plus été comme avant mais eux , ils n’ont pas pu, alors sont morts lentement, les poumons offusqués mais emplis de leurs décrétions et sont morts littéralement morts car n’en pouvaient plus, bref, je dois plus parler de ceux-là, ils sont pas de belles images, pas de belles figures, pas de bonnes résolutions, ils disparaissent sans grogner et c’est triste quand même le silence à ce moment-là alors que la colère, le coup de sang aurait suffi à les réanimer et d’un coup, d’un seul, c’est terminé, fini, clôturé, débordé… et moi en ce moment très précisément je me dis que peut-être la douceur, la langueur même auraient pu venir à bout de cette démolition mais non …non il faut planter soi-même un bâton en terre, le planter bien profond pour que l’arbre suivant vous appartienne un peu, sinon il ne faut plus se plaindre, dire que le monde voyait ses arbres se décimer, partir par le haut ou les racines, peu importe, faudra pas se plaindre et dire que tout était ainsi, raccordé au diable et à ses anges, que tout était marqué du mal et que ce qui tentait de palpiter en-dessous des nuages était innocent, naïf et innocent, livré à la merci des poumons qui se vident et des amours qui meurent, non, ce n’est pas vrai cela, il y a beaucoup d’enfants morts dans les histoires des hommes et la plupart sont enterrés au cœur fragile des hommes et ils ne savent que faire de cette chose là au fond d’eux et qui les rappelle sans cesse à eux-mêmes, qui les ranime quand ils se laissent enfin couler, qui les étreint quand ils sentent encore un peu d’amour les traverser, cette chose étrange qu’ils tentent d’oublier de toutes leurs forces et c’est quand elle est en moi,  presque inavouée, transparente, qu’elle est la plus définitive mais que faire alors de cette animosité qui me saisit devant tous, il est là le monde et vous l’avez aussi au fond, tout au fond de vous et il ne s’occupe pas de vous alors que vous n’avez jamais aussi bien joué, jamais aussi bien bercé la poupée, jamais si vite compris que cela ne vous appartenait plus mais que c’était joué, définitivement joué mais, de l’intérieur de cette  histoire d’organes et d’os, entrelacs de souffle et de choses, je suis obligée de la reconnaître, moi qui ne suis pas encore arrivée à la simple reconnaissance des éléments qui font de moi un cristal et un nuage et alors l’évidence, la joie, la joie la plus élémentaire…je suis là en petite fille et je me mets à jouer…

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…et cette fichue culpabilité

Posté par traverse le 17 janvier 2007

 …et cette fichue culpabilité serait peut-être une réponse à ce que je vis, à ce que nous vivons, -pardon, on a déjà donné !-, ou le remords, quelque chose de retenu, comme du sang qui ne volerait pas au secours de la douleur, de l’oxygène qui pourrirait d’être trop vicié, de la matière qui n’arriverait plus à monter dans les vapeurs, une certaine idée du mal qui n’arriverait pas à trouver d’antidote, quelque chose de mort qui se prendrait pour la vie, rien de bon, de la misère en somme, du fracas dans le vide, excusez-moi de vous importuner avec cela maintenant qui semble retirer plutôt que d’ajouter le feu au feu, la colère à la colère, mais je ne suis pas ici dans cette lumière en train d’ignorer que de cela il est question chez vous aussi, que tout ce fatras vous invite aussi à des rêves d’ordre et il vous incombe de toujours, encore et encore organiser le chaos, cet état dans lequel vous n’êtes pas sûrs d’y arriver parce que cet état vous met en situation de déséquilibre et que ce déséquilibre est mauvais pour l’ordre que vous avez, comme moi, tout un temps essayé d’imprimer jusqu’au fond de chaque cellule de chaque membre et de chaque organe qui vous constituent, et cette colère sera une bonne façon de dire à votre tête, à votre ventre, à votre sexe, à vos bras et vos jambes que décidément non, il ne s’agit pas d’accepter que vos cellules se mettent en ordre, elles ne vivent que parce que ce désordre justement leur permet de se mobiliser pour quelque chose, l’ordre vous dis-je, l’ordre toujours, cette chose qui fait mourir la colère et nourrit le crabe qui vous dévore, et ce désordre sera leur raison d’être, elles bougeront, vivront, voleront au secours les unes des autres grâce à ce désordre initial qui sera un jour le rêve du corps, quand les clones, les reproductions auront testé cet ordre et nous enverront dans l’enfer de la similitude, mais ne rêvons pas, l’absolu miracle de la nature, l’équilibre qui nous maintient c’est ce désordre, cette façon d’achever l’inachevé, cette manière de nous maintenir dans le monstre alors que nous tentons d’être anges, montres vous dis-je, monstres toujours, témoins du désordre et de l’anéantissement, témoins de la destruction des rêves et de la grandeur somptueuse de la mort qui remet sans cesse dans ce désordre l’ordre du recommencement, voilà ce que le clone, le simple clone, cette cellule falsifiée qui sera amie un jour, voilà ce clone soudain obligé de se développer pour produire du désordre, du raté, de l’impossible, voilà soudain cette cellule mangée de l’intérieur alors que nous le scrutions, elle se déplace peu à peu vers des endroits que nous ne voyons pas encore, elle mute d’un coup, elle avive sa capacité à nous échapper, elle glisse vers ce que nous n’avons pas encore pensé, elle disparaît et nous sommes là, le ventre, le sexe, la tête, les bras, les jambes encerclés de douleur, ne sachant plus à quels désespoirs nous vouer, nous coulons lentement, la lumière se dissout peu à peu et puis, ça y est, une étincelle, cette explosion qui nous dit que nous sommes plus vaillants que jamais à refouler ce fantôme de mort qui traînait sur la plaine que nous sommes et qui refermait sur nous le désert et la steppe, ça y est la bousculade a commencé, les murs s’effondrent, de l’air entre enfin, vous hissez la tête hors de vos épaules, vous la maintenez presque hors de vous et vous regardez à nouveau la prairie et la pluie et le vent vous couvrir, vous vous décidez alors à maintenir ce regard aussi loin que la vallée vous le permet et que manque-t-il soudain si ce n’est cette colère qui piquera vos épaules quand elles se glaceront et que vous ébrouerez parce que vous êtes devenue plus forte d’un seul coup et d’un seul coup la vallée s’effondre et vous devez encore vous hissez plus haut pour voir plus loin et ainsi de suite jusqu’à ce que vous vous désarticuliez, membres distendus, cœur débordé, cerveau chauffé à blanc, ça y est, la colère a réussi à vous étreindre et tout ce corps qui n’était que porteur de vos désirs et de votre histoire et des petites choses qui n’étaient qu’à vous, ça y est ce corps accueille tous les autres, vous n’êtes plus pleine de rien, vous vous videz littéralement pour que le monde entre en vous et c’est infiniment lent à faire entrer, le monde, ça se bouscule parfois mais ces petits effrois ne sont rien à côté de ce renflouement qui vous occupe, vous êtes submergée, éblouie par la légèreté subtile du monde qui pénètre en vous grâce à cette colère qui vous a fait ouvrir cette petite porte qui était soudée de certitudes, cette porte éblouie qui se dissout dans la beauté qui envahit le territoire que vous comptiez garder pour vous seule, cette porte n’a pas tenu longtemps car vous étiez prêts à la faire céder mais parfois elle résiste et ça fait des malheurs et des vengeances et des méchancetés, ça fore, ça use, ça grince, ça décape et l’acide coule à flots dans vos sangs et ce temps alors est un temps de désenchantement, d’abandon et de renoncement et vous êtes déjà morts, et je suis déjà morte et la mort n’a plus à hésiter elle peut entrer, prendre place, propriétaire de ce que vous aviez tenté de dénouer et de laisser dans le merveilleux désordre du début alors que vous n’étiez encore qu’un petit enfant craintif, un animal au sang chaud, une bête furtive qui levait le nez au milieu du monde et qui savait que vite qu’il faudrait ouvrir, ouvrir, ouvrir encore et encore pour ne pas se vider mais que pour ouvrir, ouvrir, ouvrir encore et encore, il faudrait renoncer souvent à ce puissant appétit d’ordre, d’entendements, de souvenirs d’évidence et de savoirs, les techniques viendront peu à peu, les silences suffiront aux liens et la bête se nourrira de ce qui veut bien la pénétrer mais un jour la bête a faim, si faim qu’elle accélère le mouvement de ce qui la dévore, cette bête chaude, cette bête rouge qui vient quand le soleil se couche, cette bête féroce qui dévore tout ce qui semblait tenir et mâcher, d’un coup, plus rien ne tient et ne marche, la bête est venue chercher son dû et il faut donner un peu trop, un peu plus que ce qui était annoncé et ce plus, ce trop ce tout petit peu pas prévu fait lever en vous, comme en moi aujourd’hui, fait lever la colère et ça gronde et ça monte jusqu’à importuner le bon entendement de ce qui devait tourner et aller de soi et d’un coup, c’est ça, d’un coup, le trop, le plus qu’il ne fallait vient ensemencer les déserts et les steppes et tout se lève d’un coup après la pluie, ça germe et meurt du même élan et je suis dans ce mouvement-là, j’hésite à continuer, c’est difficile de voir tout germer et mourir dans la même averse, c’est difficile et il faut de la patience, il faut de la patience, vraiment et je jette souvent, devant moi des mots qui ne lèvent plus et la fureur n’a plus de sens, la colère se fatigue et, et… 

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… ma colère passée

Posté par traverse le 15 janvier 2007

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2. 

… ma colère passée, avalée, bue jusqu’à la lie, étourdie, étranglée, ma colère dont je cherche ici la première nourriture, qui rendra justice pour ce qui est tombé sous la herse des larmes, pour ce qui a été vendu à l’encan des évidences, pour qui s’est endormi en rêvant de sentinelles, oui, dans le jardin où je vis j’aimerais me coucher au milieu du combat des chairs brunes et sucrées et chanter au centre de la chambre de son ventre mais je ne peux que rappeler à moi la voix forte de la colère qui est comme une épine plantée dans le talon et dire au milieu de ces rêves de chairs, de caresses et d’emportements, dire que ne vis pas dans un château de verre, que le monde vient jusqu’à moi à travers mes cinq sens, que le sommeil ne m’est plus d’aucun secours si ce n’est à perdre l’usage ébloui de la parole, dire qu’à l’époque, au début, dans un temps que je n’ai pas connu mais je vous en assure, que j’ai mille fois revisité, dire que je n’avais aucune idée de ce que pouvait être la colère et que je ne le voulais pas, aucun désir de céder à cette compassion des apostats, aucune inclination pour le goût des renoncements ou des arrachements infructueux au sirop et à la moiteur du monde, rien qui me désigne comme objet livré à cette sainte déraison, non vraiment rien et surtout pas l’emportement ni la hargne ni la furie ni la mise hors de soi mais la simple colère, la terrible et impitoyable colère qui n’attend que la nuit pour s’en prendre à la simplicité impitoyable du mal, c’est-à-dire cette impossibilité, à jamais, de dire aux murs qui se referment qu’ils ont toute raison de masquer le monde et de nous encercler dans cette nuit sans étapes, sans fin, éperdument recommencée dans tout renoncement à la moindre singularité, cette colère qui interdit l’impureté du massacre, qui fait rengainer le sabre dans le fourreau au milieu de la bataille parce que votre plus évident ennemi vous a craché au visage et que vous, Mahomet au coeur du carnage et de vos rêves de lumière, vous avez essuyé ce crachat en ravalant ce qui n’était plus qu’une simple éraflure sur la joue de votre orgueil, un souffle qui ne vous atteignait plus, une ombre effacée dans le retrait de votre regard, oui, cette colère qui crépite ou qui cuit à feu lent sur le visage de ceux qui viennent de tout perdre et qui sont renvoyés au lieu commun de l’indignité, cette colère comme une chronique des temps de l’infamie, une colère qui tombe au coeur des hommes comme un oiseau mort changé en vermine en plein vol, une colère qui déroule ses eaux calmes aux quatre saisons et qui emporte des cités dont les barrages ont cédé aux premières insultes, une colère enfin apprise dans l’expérience du corps qui s’effondre, du corps qui décline ses adjectifs de fatigue et de l’amour qui se confond si souvent avec le refuge du sommeil et les funérailles des éblouissements, cette colère qui a trouvé refuge dans l’ancien temple, dans la maison du doute et de l’inquiétude où culmine l’horreur du temps et la passion de la durée, cette colère qui me rend plus coupable qu’autrefois et autrefois se dissout en moi à chaque instant comme on déplace un rocher pour masquer la vallée et c’est alors une tumeur plantée au milieu de l’entrelacs des muscles, des nerfs et de la graisse que vous avez tant aimé alors que ce corps qui est le vôtre n’avait pas encore livré toutes ses conséquences, qu’il était offert sans gratitude à la beauté des langues étrangères, aux doigts agiles et odorants, aux vertus humides, aux dents des passagères et à leurs paroles qui vous paraissaient invulnérables, à cette dévoration primitive où vous avez chanté le mouvement du sang et l’absence de miracles parce que c’est dans la présence du sang que vous voyiez tout miracle et que vous vouliez effacer le pourrissement de votre vocabulaire et que vous ne le pouviez qu’à condition de mourir à l’instant et que cela vous ne le vouliez pas et j’ai eu raison d’entrer dans cette colère, enfin, je pensais, non je ne croyais pas, je la colère cette croyance, je pensais donc –mais je ne suis pas sûre de tant penser aujourd’hui, peut-être un peu de croyance malgré tout parce que cette croyance c’est le refuge des imbéciles et je suis tout autant qu’avant, imbécile, quand je ne faisais que penser ma crédulité et la tordre et lui faire mordre la poussière et le sang et l’eau et toutes ces humeurs que l’humanité peut sécréter malgré elle- pouvoir me battre avec les armes de l’ordinaire, sourire, hochements de tête, respiration contenue, regard franc, parole claire, je pensais donc pouvoir couvrir les autres pans de ma déstestation de cet enfermement qui faisait que mon corps était tout entier enfermé dans l’ordre du renoncement ou de la victoire, et je savais qu’il était puéril, oui puéril de tenter cette chose qui est d’échapper à ce qu’on ne veut pas, ou plus, ou jamais, je savais qu’il me fallait aller plus droit, plus intensément vers le cœur de cet embarras qui est au fond chacun qui renonce soudain aux tourbillons et qui se hisse un peu hors de lui, je savais que peu de calme allait surgir de cette façon de dire non, de me hisser hors de moi pour dire enfin pleinement oui à ce qui ne me colérait pas entièrement –je dois vous dire ici que ce passage du non vers le oui a besoin d’une irrémédiable blessure, quelque chose que personne ne pourra toucher sans se brûler les mains, il faut cette marque que chacun peut reconnaître mais qu’il ne faut pas tenter d’effacer, oh combien de fois avez-vous tenté de l’effacer cette terrible marque ? combien de fois avez-vous tenté de la réduire, de la circonscrire à quelque chose de supportable et pourquoi pas d’utile ? combien de fois n’avez-vous pas fui devant cette marque que vous vous reconnaissiez et que vous aviez patiemment gravée depuis que vous pratiquiez encore le babil des survivants ? 

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…rien, presque rien

Posté par traverse le 14 janvier 2007

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                                                     1. 

…rien, presque rien, quelque chose qui passe inaperçu au début, presque rien mais quand même  la petite fille commence à se rendre compte qu’elle n’aura pas le choix, que décidément elle n’a pas le choix, que c’est déjà trop tard, qu’il va falloir se résigner, accepter que toute cette tourmente ait un visage une voilure et un équipage, que toute cette tourmente frappe de plein fouet la résignation que ses chers parents tentent déjà de lui inculquer, et tu ne feras ni ceci ni cela ma chère enfant et tu ne mentiras point et tu resteras désarmée là où les hommes vont le visage peint des signes de l’impuissance et du mensonge, tu accepteras, petite, de te faire traiter de petite, de comprendre ce que les aînés racontent au nom de leur belle et grande sagesse qui a battu la campagne depuis si longtemps, pensez, qu’elle nous arrive aujourd’hui, cette belle et grande sagesse dans la confusion de la déliquescence, dans la confusion de la sénilité, dans la disparition de cette belle et grande offense que doit toute sagesse à la raison et tu seras ainsi le visage dans tes boucles, le corps dans ses secrets, l’âme dans cette éternelle apnée qui garrotte le souffle des enfants qui ont compris trop vite que le monde qu’ils devront traverser est particulièrement beau et accessible aux enfants de tous acabits, petits et forts, grands et faibles, muets et arrogants, habiles et consternés, ces tout petits enfants pourraient faire lever le monde comme une pâte fine et légère mais ils grandissent déjà et la pâte s’alourdit, le levain surit, l’air n’est plus subtil et s’effondre par endroits, les petits enfants alors se redressent, leur larynx se détend et les premières phrases montent vers le ciel des dieux à peine nés, ils parlent un babil de fée et d’enchanteur, ils nourrissent les animaux sauvages, domptent les rivières et inondent les fleuves de leurs nages guerrières, ils sont mûrs maintenant pour la guerre et le meurtre, les épaules des montagnes s’affaissent en les voyant passer, les nuages se fondent dans l’oubli de l’horizon, le vent lui-même est prisonnier des parfums et des pollens, la terre frissonne devant ce pourrissement des vainqueurs, les chants se sont tus, les rituels suspendus, les danses arrêtées en un point, un seul que chacun peut comprendre et qui est celui où chacun s’évanouit un jour, pas la mort qui vient à pas de loup et qui connaît en chacun son terrier, mais ce point suspendu à l’intérieur de soi où c’est déjà trop tard, où la fatigue a gagné et l’abandon ricane, cet endroit où la petite fille est allée confiante dans le murmure de ses parents, cet endroit de calme et de repos quand le corps est tout entier élancé hors de lui, que le tremblé le couvre autant que la sueur, alors cette petite fille tournera la tête comme pour dire qu’elle n’en aura plus pour longtemps à écouter les lamentations des vieillards et des repentis, la petite fille prendra ses cliques et ses claques et s’en ira danser ailleurs pour épuiser toute cette tourmente qui est en elle et qui se noue déjà dans l’abri chaud du ventre, elle n’aura plus de respect, surtout pas de respect, petite fille pour ceux qui sans cesse  usent de ce mot – respect- et en abusent -respect- alors qu’ils méprisent ceux qui tentent de donner à leurs gestes l’élégance d’une bienveillante nature –respect- voilà l’insulte enfin nommée –respect- et cette ritournelle d’impuissance tourne et moud le grain des pauvres d’esprit –respect- petite fille en as-tu assez pour tout ce que tu sais et qui te vient de loin, de si loin que déjà on s’éloigne à peine a-t-on appris la nouvelle chanson, et te voilà petite fille à nouveau, jeune et belle, la tourmente te prend toujours le ventre mais tu as appris à rire d’une nouvelle voix et tu ris à gorge déployée et ris et ris encore contre ce respect –respect- qui sera un jour et tu le sais le seuil de tes ennemis mais en ce moment tu avances vêtue de ta plus belle colère, jeune fille tu marches vers celle que tu deviendras sans les grimaces de la sagesse et du respect, tu marches lentement crois-tu alors que déjà tu cours à perdre haleine et ta colère est là qui te précède alors que tu la croyais loin derrière dans les abris et les casemates enfumées des hommes assemblés, tu la croyais déjà perdue, cherchant sa place dans le ventre d’une autre, tu l’as voulais ailleurs pour mieux t’alléger et te séparer un peu plus du monde et de ce plomb qui te saisira les chevilles trop longtemps, cette colère que tu ne connais pas encore, qui babille ses imprécations, qui ne remue que de la cendre –respect et cie- mais qui a compris que tu accepterais de l’abriter pour un temps et que ça suffirait à laisser en toi des marques que chacun reconnaîtra plus tard en te disant dans un souffle « calmez-vous jeune fille vous y passerez comme les autres » mais tu ne l’entends pas de cette oreille, tu renâcles déjà, tu t’obstines à ne pas comprendre et à ne pas entendre « calmez-vous jeune fille vous y passerez vous aussi » mais ça ne passe pas, ça obstrue, ça grimace et la phrase en verra de toutes les couleurs, anéantie de bleu et de rouge pivoine, toute cerclée de diamants et de fleurs odorantes, la phrase reviendra peinte comme les petites filles aux allures de putain, la phrase résonnera alors qu’elle est déjà farcie des bêtises communes, elle arrivera jusqu’à cette petite fille qui se dresse sur la pointe des pieds pour éviter le pire qui est de ressembler aux enfants qui font semblant d’être des enfants, donc elle en est là cette petite, le ventre un peu délesté de cette peste ancienne qui traîne dans les cours où vont jouer les enfants, elle avance vers cette beauté nouvelle qu’elle a cru reconnaître et qui est celle d’une femme qui guette déjà sous des airs détachés tout ce qui empêchera sa colère de trouver son orchestre, sa fosse, son public, tout ce qui empêchera un court très court instant le monde de tourner et la jeune fille de faire ses simagrées sans trop y croire mais bon, faut payer son écho à la marche des grands singes, grandir et tirer ses culottes, peigner ses cheveux et agrandir ses yeux, faut arrondir les angles partout où on se blesse et soudain on découvre que tout est émoussé, que la colère s’essouffle, que la terre vomit chaque jour sa coulée d’enfants sages et que peut-être enfin elle, la petite devenue jeune et femme, est tranquillement en train d’oublier que la tourmente est passée sur elle il n’y a pas si longtemps, que la colère exige sa ration quotidienne de taille, de rage et vertu, que la bête a grand faim et qu’il faut la nourrir, que l’ogresse va les yeux vagues et les mains à tâtons dans le fourbi du monde chercher sa nourriture, bêtise, cruauté, entendement et raison partagée

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Elle dit que c’est une ombre bleue

Posté par traverse le 12 janvier 2007

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Elle dit que c’est une ombre bleue qui tombe en elle, une truite ouverte au laitage rosé quand il glisse entre ses lèvres comme un poisson doré qu’elle avale, elle sait que l’océan conduit l’animal jusqu’au fond. Elle dit encore bien d’autres choses qui inaugurent la fraie.

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Quelque chose est en cours

Posté par traverse le 11 janvier 2007

Quelque chose est en cours, quelque chose qui sonne neuf à l’oreille, les hommes préfèrent l’intelligence à la langue racaille des idéologues qui sont les deuxièmes couteaux de la misère. 

Quelque chose résonne dans les débats, les rencontres, les affrontements miteux entre le la gauche et la droite qui seraient comme le chaud et le froid d’un même robinet. Des phrases à l’emporte-pièce apparaissent de plus en plus comme des épouvantails à moineaux alors que les prédateurs essayent leurs ailes dans d’autres cieux. 

Un porte-parole affolé par ses propres slogans ne cessait d’interrompre comiquement son monde en répétant qu’il fallait « un débat », et pour se faire entendre, ne cessait de l’interrompre, de le réduire, de le maltraiter, de le trahir.

Ce « débat » tentait de se tenir dans une autre atmosphère incitant plus à la repiration, celle de l’intelligence partagée et qui était très spectaculairement malmenée par les rodomontades des hommes  bruissant de leurs clichés satellitaires.  Soudain, des deux bords, un court silence s’est fait, des yeux sont tombés dans des yeux et on pouvait y lire « Pourquoi sommes-nous donc condamnés à répondre à cette désespérance ? »   

Oui, pourquoi ne pas briser en direct, allant même contre les clivages les plus sourds et les plus racoleurs, comme la société citoyenne le réclame tellement, les lieux communs des litanies de tranchées ?  Cette fameuse parole vraie qui dirait à la langue de bois ce qu’elle en pense et de façon bien sentie ?

Probablement parce que de l’autre côté, celui du spectateur, cette apnée de l’intelligence dans l’arène semble incongrue, comme un raté dans le flux, une griffe dans l’image, parce que la langue ce n’est jamais lisse, ça échappe, ça secoue, ça file entre les dents, ça glisse dans la glotte et ça fait un ramdam de tous les diables quand ça en finit avec les bondieuseries. 

Qu’elles soient alors chaudes ou froides, nous en reconnaissons à l’instant la fadeur. 

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Sur elle un frisson

Posté par traverse le 9 janvier 2007

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Sur elle un frisson de la paume du sommeil jusqu’aux cercles du sang, c’est la saison éteinte des souffles et des langues, dans l’entrelacs des tissus, des mots et des caresses vagues où il pose du temps dans la respiration des hanches, des seins, de la géographie et des impasses de velours. 

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…et il dit que les livres

Posté par traverse le 9 janvier 2007

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…et il dit que les livres ont un goût de cendre alors qu’il n’a pas connu le vertige des incendies, il se lamente et lance à qui veut l’entendre : «Nous ne sommes que peu de temps, un peu de temps perdu dans l’épaisseur des livres, bien sûr, il y a aussi des naissances et des morts, un peu de temps mêlé à la vitesse du sang, un peu de temps livré lentement au seul bénéfice de la durée, bien sûr l’âge alors mélange cette trop courte histoire aux volumes que nous enfonçons dans la gueule ouverte des bibliothèques…».    Ce temps vient sans hâte, il nous trouve ci et là attachés à la fabrique, à l’usine, à l’école, au chantier, il passe et nous le saluons en honorant une fois encore la fabrique, l’usine, l’école ou le chantier, lentement il est passé et nous l’apercevons dans la poussière de nos travaux et le vacarme de nos chants.    Ce qui pousse alors hors de nous, ce sont des maisons, des temples et des tombeaux, ce sont des livres aussi, comme des abris, des vestiges, des paillasses, des terriers,  des niches, des ruches colorées, ce sont encore des refuges et des remparts, des casemates, des puits ou des plaines sans fin et cela n’arrête pas de pousser comme des adventices de papier, cela n’arrête pas et les buissons progressent sur la terre désertée, ils arrachent à ce qui n’est pas visible ce qui pourra se dire dans le flocon et la matière ligneuse, ils roulent jusqu’au repos des broyeurs et des vasques humides, ils forment des nuages et des pâtes, ils se déposent enfin dans le fond des tumultes. 

   Il n’y a pas de fin à cette fête intime des palabres, pas de halte pour qui dessine ainsi nos dédales et nos phares, pas d’issue pour ceux qui veulent les détruire si ce n’est de guetter en chacun les traces du périple et de les effacer, pas de repos pour qui les reconnaît. 

   Du temps a passé et des livres demeurent. 

   « Un linceul ou une proie », dira l’homme. 

   « Un lien ou un soc », dira l’autre. 

   Et ça caracole, ça crapahute, ça roule-boule. 

   Ca soudoie la patience où se tient la grammaire. 

   Ca bonimente la syntaxe et la galanterie. 

   Ca se tord la grimace avant que de venir. 

   C’est du domaine public. 

   « Entrez, vous les accélérateurs de particules, et notez ». 

   « Sur la pâte et les flocons, sur tout ce qui vous apparaîtra utile à la séparation, sur l’ombre de ce que vous convoitez, notez ». 

   « J’ai cherché à disparaître et vous me voyez enfin, j’ai trouvé dans celui-ci ce que j’avais oublié, gamin encore et toujours, rien n’échappe à la vertu des polices,  allez va jouer dans le jardin, ça t’abîme les yeux, pourquoi s’enferme-t-il dans tant de silence, il n’est pas bon de le forcer, le plaisir est affaire de patience, etc, etc, etc… » 

   Et le fauve amical se couche aux pieds de son lecteur, il dissipe peu à peu le doute et la vertu, il gronde ou il s’endort, peu importe, il rôde au cœur des cathédrales et des bibliothèques. 

   Les livres se dévident dans l’acide des encres et des papiers cassants. 

   Tout est là, qui s’aligne, se conforte dans les presses, hésite à tomber sous le fil du hachoir, tout est là qui s’abandonne à qui dira à temps : « Ce livre me convient, et sa taille, et son poids, et sa couverture bleue ». 

   D’un œil il passe sous la paume, il franchit les derniers portillons, il renoue le cycle des objets sans avenir, il livre son dos rond ou sa masse légère à d’autres ambitions. 

   Le fauve est sauvé. 

  

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Ateliers d’écriture à la Maison du livre

Posté par traverse le 7 janvier 2007

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Animés par Daniel SIMON, écrivain, animateur d’ateliers d’écriture, dirige la revue JE et la collection de Récits de vie.

www.lamaisondulivre.be

Infos et inscriptions: 02/543.12.20

Responsable des ateliers et stages : Gitla Szyffer  au 02/543.12.22

Attention, en cas de désistement, les frais d’inscription ne seront pas remboursés.

Le Récit de vie 

Ecrire un récit de vie, c’est laisser émerger des souvenirs, des faits, des dates, des émotions et s’employer à accorder ces fragments d’expérienceà l’idée, à la représentation de notre« histoire » personnelle…
Ecrire un récit de vie, c’est aussi raconter une vie qui aura « infusé » dans notre mémoire et de tenter de la mettre « à distance de soi ».
Écrire un récit de vie, c’est peut-être s’approprier une partie du sens du labyrinthe…

Dates : Du 18 janvier au 29 mars
10 jeudis de 18h30 à 20h30
Prix : 80 euros non remboursables

La semaine du récit de vie

Ecrire un récit de vie, c’est ouvrir une caisse de résonance dans le cours de son histoire : écrire pour donner à entendre. Nous vous proposons un stage d’écriture d’une semaine dont l’enjeu sera de (re)connaître son histoire et d’en marquer les traces… Des lectures, des moments d’écriture en atelier alternent et donnent lieuà des conversations critiques et renforçantes…
Il s’agit de soutenir chez chaque membre du stage un « projet », c’est-à-dire une volonté d’aboutir à un résultat : créer une dynamique d’écriture…

Dates : Du 9 au 13 avril de 14 à 17h et le 11 avril de 18 à 20h
Prix : 100 euros non remboursables

L’auberge espagnole…

des écrits en cours

De nombreuses personnes fréquentant des ateliers d’écriture ou écrivant en solitaires expriment depuis longtemps le désir d’être accompagnées dans leur travail d’écriture.
Le projet n’est pas d’animer un atelier pour aider à l’émergence de textes mais bien de renforcer et d’interroger le processus en cours.
Cet accompagnement de manuscrits et/ou de travaux en cours est complexe (les manuscrits sont déjà en cours) et simple (des questions communes et récurrentes se posent)… Les auteurs ressentent le besoin de poursuivre cette réflexion ou ce travail dans une relation plus individuelle avec l’animateur qui devient ici lecteur accompagnateur. Des séances collectives permettent de mettre à jour et de commenter les difficultés de chacun quand
elles résonnent pour tous…
Un suivi individuel pourra se faire «à la carte», en fonction des besoins de chacun. Une seule condition : témoigner d’un travail en cours.
Dates : Les mardis 27/2, 20/3 et 22/5 de 18h à 21h
Les mardis 13/3, 24/4 et 8/5 de 10h à 17h
Prix : 180 euros non remboursables + 20 euros supplémentaires pour le suivi individuel (facultatif).

Si vous êtes intéressé(e), faites-vous connaître et livrez vos suggestions, vos questionnements, vos demandes par mail à daniel.simon@skynet.be

 

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Le rempart des lampes

Posté par traverse le 6 janvier 2007

ombre.jpg    «Le goût des livres sans espoir, dit Humbert., c’est ce goût qui me détourne de moi-même. J’ai depuis longtemps perdu le sens aigu de ma jeunesse qui me faisait lire à tort et à travers tout ce qui me passait sous les yeux. Lire alors était mon seul usage du temps.  Après, il a bien fallu vivre. » 

   Il y avait dans la lecture une inéluctable circulation: les textes renvoyaient à d’autres textes que jamais il n’écrirait, malgré ses promesses confuses. «C’est un théâtre obscur où j’ai erré les mains tendues en palpant devant moi quelque chose d’invisible», murmurait-il souvent. Et il riait de son mauvais goût qu’il confondait souvent avec un lyrisme un peu fade. 

   Cette « chose » avait sa place ici,  dans les souterrains de son théâtre. Mais enfouie bien plus profond que ce que ses mains et ses yeux pouvaient atteindre. Toujours moins d’air, de sorties de secours, de raisons de tenir, toujours moins d’espace dans cet univers qu’il avait fini par détester, par haïr bien plus qu’il ne l’imaginait étant jeune.  Humbert  faisait craquer les doigts de ses grandes mains blanches. Sa calvitie reflétait la faible lueur de la lampe et il parlait à mi-voix pour ne pas troubler le calme apparent de cette nuit de décembre. 

   Il a appuyé sur la pause du magnétophone de poche posé sur le sous-main de son bureau et a allumé une cigarette blonde. Le clignotant rouge de l’appareil témoignait de nouvelles confidences. 

   «Je parle d’une époque qui a disparu, d’un théâtre que j’ai fini par remplacer par de plus sales occupations, et ce, depuis trente ans exactement. Ce jour enneigé et glacé est la date anniversaire de ma première mise en scène…De mes premières trahisons aussi… », a dit Humbert en écrasant sa cigarette. 

   Le signal de pause clignotait et il s’aperçut qu’il avait parlé dans le vide. Soudain une plainte monta des caves. Une longue plainte aiguë, d’une traite, sans respiration, sans aucune syncope qui aurait marqué l’intensité de la douleur. Il sourit, déclencha la pause et continua sa confession. 

    «Nous sommes donc le jour anniversaire de ma première entrée dans ce théâtre. Un vrai théâtre, fait de murs froids et de couloirs sombres, de recoins et de trappes imbriqués qui ouvrent sur la scène. J’y ai vu commettre bien des crimes. J’y ai perdu aussi le goût des livres et des phrases sommaires. J’ai connu l’ordre hasardeux des rencontres et des équipes mal équarries. Je me suis épuisé à égrener des paroles auxquelles déjà je ne croyais plus comme ces jeunes acteurs prétentieux et avides qui se satisfont si vite de l’à-peu près.» 

   Humbert a appuyé à nouveau sur la pause de l’enregistreur et s’est levé pesamment. Il s’est dirigé vers la porte de son cabinet, capitonnée de cuir fauve. 

   Il vit dans l’aile droite du théâtre. Il a toujours refusé de quitter cet appartement frustre. 

   «Je reste près de mes chiens », dit-il en souriant à qui l’interroge sur la raison de son inconfort volontaire. « Mes chiens fidèles et arrogants. » 

   La longue plainte d’effroi se fait à nouveau entendre, plus rauque cette fois. Comme si la voix s’était fatiguée ou avait enfin trouvé son registre. Il ouvre les battants de la porte et fait quelques pas dans le couloir, il hésite. Ses pas résonnent sur le pavement et la litanie monte vers lui comme un chant primitif. 

   «Il va falloir que je nourrisse mes chers enfants », murmure Humbert en revenant sur ses pas. 

   Il se rend alors compte que la bande magnétique défile encore et il décide de ne pas la rebobiner. «J’aimerai, plus tard, peut-être, entendre l’écho sinistre de leurs gémissements », pense Humbert en refermant la porte. «Il y aura là comme une trace de mes dernières amours, une trace à peine audible comme le coeur qui palpite lentement sous l’effet d’un calmant, comme la mémoire qui ne retrouve plus le dessin exact du visage ou du sourire d’un être anciennement aimé. Leurs plaintes glisseront ainsi dans les coulisses… », se dit-il en appuyant sur la touche d’arrêt. Il range l’appareil dans la bibliothèque en désordre et se sert un cognac qu’il boit d’un seul trait en laissant retomber son ventre dans le soufflet d’un soupir tout en volutes. 

   Il se gratte l’entrejambe comme il aime à le faire avant de descendre à la cave. «Le plus difficile est de montrer cette autorité calme qui est celle des gardiens sans états d’âme », ajoute-t-il en éteignant la lampe du bureau. 

   Plusieurs plaintes et gémissements roulent dans l’escalier jusqu’à lui. «Ce n’est pas la faim qui les fait aboyer ainsi », pense-t-il en fermant la porte derrière lui. «Et c’est tant mieux. La faim est peu de chose à côté de ce qu’ils vont enfin connaître… » 

    

   Dans la cave, accrochés à des crocs, des carcasses grisâtres. Des os parfaitement décharnés et usés comme un vieil ivoire traînent sous l’établi où il a déballé le paquet de viande. Il enfonce la lame dans la chair bardée de graisse blanche et flasque et découpe quelques morceaux en parts à peu près égales. La viande imbibe lentement  le papier journal de sang noir. Humbert dépose avec soin les morceaux dans un baquet d’eau bouillante. Il sale et ajoute quelques épices à la volée. A l’aide d’une cuillère de bois, il remue la viande qui blanchit pendant plusieurs minutes. La buée a envahi les verres de ses lunettes et il s’essuie le front d’un lent mouvement de manche. Il continue à tourner dans le bouillon grossier en soufflant sur les vapeurs qui flottent à la surface. 

   «Ils se jetteront là-dessus sans un mot », pense Humbert en ouvrant le col de sa chemise. « Ils mangeront à pleine bouche, déchireront à dents vives mais pas avant que je ne les ai vus plonger dans la lumière une fois encore, les yeux écarquillés, les mains en écran et la bouche entrouverte sur le silence de la scène. Pas un cri ne franchira le seuil de leurs gorges asséchées, ils réclameront de l’eau et je les abreuverai comme de pauvres enfants. Mais avant, il faudra qu’ils supplient, chantent, réclament et suffoquent. Tout leur sera offert un jour: la gloire et les fastes d’un ultime accomplissement. Quand ils joueront enfin comme je le leur ai appris si longuement et si intensément. Mais ils oublient pourquoi ils sont ici, ils ne réclament que cette viande  de dernier choix et un peu d’eau avant d’aboyer dans la nuit. Les applaudissements sont toujours tombés indûment sur eux et ils y ont pris goût trop vite. Aujourd’hui ils commencent à comprendre que le jeu que je leur impose ne supporte aucune faiblesse, n’autorise aucun ralentissement dans la hargne, la rage et la violence. Comédiens livrés à la faim et à la soif ils apprendront la loi de la faim et de la soif mais ce n’est pas cette viande et cette eau tiède qui les calmera. J’exige d’eux de bien plus grandes révoltes. Ils apprendront ce soir encore, sous le fouet de ma voix », marmonne Humbert. «Et le rideau enfin se lèvera sur leurs têtes couronnées. Les rappels retentiront sans fin et jailliront du puits noir qu’ils sauront affronter. C’est moi qui l’ai voulu ainsi. Spectateurs de misère d’un théâtre de misère, acteurs brûlés d’éblouissements, tout cela confronté dans un ultime combat qu’ils devront enfin livrer. Et moi, Humbert, je les y ai préparés… » 

   La viande est cuite maintenant et toute filandreuse dans l’eau qui mousse. Une odeur écoeurante et âcre flotte dans la cave. Humbert essuie ses lunettes au pan de son veston et pique les quartiers de viande ruisselante qu’il jette dans une large écuelle de métal cabossé qu’il empoigne par les bords avant de franchir la porte de la cave en criant « Mes agneaux, mes petits, mes enfants ! » 

   Les plaintes se font à nouveau entendre. On distingue maintenant très nettement les voix d’hommes de celles des femmes. Ce sont les hommes, surtout, qui se plaignent et menacent. Les voix semblent redoubler d’intensité depuis qu’il a franchi la porte de la cave. Il marche dans l’obscurité et les vapeurs de viande bouillie lui brûlent le visage. Il hâte le pas et franchit un nouveau couloir. 

   Humbert pose le plat devant la dernière porte que barrent deux tiges de métal. Il s’éponge une nouvelle fois le front de son mouchoir et frappe du poing deux fois en appelant ses chéris. Les grognements cessent et il fait glisser les barres métalliques dans leur gond. Il bascule l’interrupteur et la lumière éclabousse le couloir avant qu’il n’ouvre la porte. Il a resserré sa ceinture et boutonné son col. 

   «Toujours ils doivent me voir tel que leur maître » 

   La porte grince et une odeur aigre lui pique le nez. «Vous avez encore pissé partout », dit Humbert d’une voix sévère. «Mais ce n’est pas bien grave. Vous aurez tout le temps de nettoyer vos salissures après manger et boire… » Et il dépose l’écuelle à sur le sol. Alors seulement, il allume le plafonnier. 

   Trois femmes et deux hommes sont enchaînés au mur du fond. Noirs de crasse, de larmes et de sueur. Ils se mettent à gémir en se protégeant les yeux de la lumière crue. Ils sont à peu près nus et on voit sur leur corps les hématomes qu’ils se sont faits en luttant contre leurs fers. 

   «Il faudra rester calme sinon nous en resterons là: ni viande ni boisson. » 

   Une femme ose se lever en tenant ses chaînes à pleines mains. Ses seins sont lourds, ses cuisses grasses et ses cheveux noirs tombent en masse tout autour de son visage que la stupéfaction face à cette soudaine lumière a rendu enfantin. Les autres la regardent en silence. 

   «Vous avez tardé, maître… », dit-elle en se redressant encore. «Les chaînes, ne pourriez-vous nous retirer les chaînes un court instant? » 

   Les autres grognent en signe d’assentiment mais ils n’osent relever la tête. Le coeur enchâssé dans des craintes sans nom ils supplient qu’on les délivre un moment de la misère de leur condition et que le prix soit celui que le maître a annoncé dès le début de leur incarcération et qu’ils ont accepté, sans trop savoir alors quelle déréliction allait être la leur et comment ils allaient pouvoir traverser l’épreuve qu’ils avaient si souvent appelée de leurs voeux. Ils sont là selon leur propre volonté et rien, au début de cet emprisonnement nauséeux, ne laissait présager un tel enfouissement dans la crasse et la cruauté. Ils avaient appelé le maître, lui avaient fait part de leurs désirs d’atteindre ce qu’un acteur cherche trop souvent sans l’atteindre vraiment: la qualité absolue d’une représentation qui aurait effacé toutes les autres, les aurait reléguées aux oubliettes de la mémoire. Et le metteur en scène avait accepté de devenir ce maître exigeant sans orgueil mais aussi sans renoncer aux tâches et vertus d’un vrai maître qui est de soumettre afin d’éteindre toute velléité et d’amener à la lente disparition de soi. Le metteur en scène savait que les flagellations et humiliations qu’il allait leur faire subir seraient peu de chose en regard de leur nouvel apprentissage de la solitude et du doute. De la plupart des êtres, il connaissait la faiblesse qui est aussi la joie secrète du monde. Humbert savait tout cela et bien d’autres choses encore qu’il ne révélerait que plus tard. Aujourd’hui, il était convaincu que ses victimes étaient en bonne voie sur le chemin de l’absolue obéissance et il ne leur faudrait plus longtemps avant qu’ils n’acceptent de se livrer comme l’enfant aux mains agiles de sa nourrice. Il avait décidé de les laisser se distraire de leurs bouches et de leurs sexes, sachant que ce n’était pas les chaînes qui éteindraient le goût de la copulation. Elles étaient là pour exciter en eux la révolte, non pour entraver leurs mouvement, leur fuite éventuelle ou marquer une vile dépendance. Rien de ces attributs ne servait à interdire leur éventuelle évasion. Mais leurs bouches et leurs sexes étaient aujourd’hui plus ouverts, moins affamés aussi et plus attentifs à user du temps de la nuit où ils étaient enfermés et à laquelle ils s’abandonnaient les yeux éteints et l’écume aux lèvres. Leurs sexes se cherchaient et s’emboîtaient sans scrupule, tantôt devant, tantôt derrière, humides et innocents. Ils découvraient de nouveaux jeux où les genres se confondaient, mâles et femelles entremêlés. Ils connaissaient le plaisir sans devoir le justifier. Ils s’avouaient vaincus et s’abandonnaient à l’absence de toute inquiétude. Leurs bouches et leurs sexes vivaient dans l’attente de l’arrivée du maître. Et le maître agissait exactement comme il le devait. Ils ne craignaient pas de lui un éventuel abus dans le commerce de leur misérable destin, non, ils s’étaient livrés tels qu’ils étaient à l’origine, sans ambition et déchirés d’égoïsme. Ils attendaient de lui qu’il les mènent là où ils rêvaient d’aller, dans des lieux purs et aujourd’hui désertés. Ils savaient qu’ils étaient des poètes aveugles et qu’il leur faudrait bien un jour traduire leur désir d’exister en disparaissant. En s’effaçant du monde où ils vivotaient dans la vie et sur scène. Ils voulaient apparaître totalement, éblouir d’évidence le public qui s’assoupissait dans la médiocre chaleur des salles à moitié vides. Ils voulaient imposer leur foi en se livrant aux épreuves du jeu comme peu avaient réussi à le faire. Ils savaient que cela exigeait plus qu’une discipline: une ascèse. Mais ils en étaient incapables, trop souvent absorbés par les vanités que leurs rôles offrait. Le maître et ses rigueurs s’étaient imposés à leur esprit et ils l’avaient supplié d’accepter et de ne céder en aucune façon à leurs futures adjurations. 

   Humbert avait accepté et leur avait promis la plus grande attention. Il avait aussi exigé d’eux la signature d’une décharge attestant de leur complet abandon pendant les trois prochains mois. Ils avaient signé et leurs rapports, depuis, s’étaient confondus avec l’extravagance du pacte. A part la mort, qui ne pouvait être un châtiment mais une délivrance, Humbert n’avait, pour satisfaire leur besoin de martyre, consenti qu’à la panoplie de base de n’importe quel bourreau. La vérité… 

   Cette vérité, ils ne pourront la goûter avant d’avoir parcouru avec le maître toutes les étapes du dépouillement qu’ils ont choisi. Et c’est pourquoi, dans la nudité et la crasse dans laquelle ils mijotent depuis bientôt trois mois, ils remercient leur maître. Il leur a montré, hors de tout orgueil et de tout fléchissement, en quoi ils peuvent prétendre aujourd’hui être des acteurs sans pareil. Chaque soir, Humbert les a arrachés à leur cave et les a lancés sur la scène, aveuglés au début, puis lentement engloutis par la lumière. Ils ont appris à défendre les plus grands poètes et ils lancent les vers dans la salle vide avec une énergie et une émotion intenses, sans aucune complaisance pour la musicalité, décidés à ne céder en rien aux goûts faciles et aux appels probables du public. Ils savent que le jour venu ils joueront avec une évidence qui  anéantira les spectateurs habitués à de tièdes exercices. C’est pourquoi ils ne souhaitent en rien échapper à Humbert. 

   «Un peu de patience, ma belle », dit Humbert d’une voix douce. «Je vous ai apporté de quoi vous apaiser. Pour le reste, on verra plus tard… » 

   Et il pousse du pied l’écuelle vers les corps tendus. 

   Il leur a ôté les chaînes et les a précédés dans l’escalier qui mène à la scène. Il s’installe sur le bord du plateau, dos à la salle, dans un fauteuil de cuir rouge et  allume une cigarette. Il a branché tous les circuits des projeteurs et l’espace est maintenant écrasé de lumière. La chaleur monte rapidement et une odeur de poussière brûlée descend des cintres. «Pour qu’ils ne prennent pas froid », se dit Humbert en mâchonnant son bout filtre. «Et qu’ils se perdent encore quelques instants dans toutes ces éclaboussures qui vont les aveugler. Ensuite, ils écarquilleront les yeux et plongeront dans leur texte comme on se jette épuisé dans le fond de son lit. » 

   Une femme s’avance. Elle est vêtue d’une robe de toile brune qu’elle a serrée à la taille d’une ceinture de cuir noir. Brune et mince, presque maigre, Humbert ne se souvient pas d’avoir pris goût aux ruades auxquelles elle a consenti quelques semaines plus tôt. Les seins, petits et fermes, ne l’ont pas ému. «Trop enfantins… », se disait-il en les caressant d’une paume lasse. «Trop parfaitement évasifs… » La croupe ronde a cherché son sexe et il s’est enfoncé en elle en lui pinçant les hanches. Elle a pleuré un bref instant. Il pense lui avoir fait mal. Non, c’est le remords d’avoir cédé à son propre désir, dit-elle en essuyant ses larmes. Elle souhaite qu’il la laisse maintenant… 

   «L’autre, là-bas, est plus grasse et se fait prendre avec plaisir plusieurs fois par jour.» Il lui suffirait de demander et elle s’offrirait. «Toujours le cul en l’air, en attendant que ça passe », ajoute-t-elle. Et elle y met un tel mépris que Humbert ne se risque plus à lui flatter les flancs. 

    Une autre femme encore s’approche, blonde et faussement absente, vêtue d’une robe de tissu imprimé. Elle marche pieds nus et renifle bruyamment. Elle secoue ses épaules comme avant la lutte, la robe entrouverte sur le devant bat contre ses cuisses. 

   Les deux hommes marchent vers Humbert en marmonnant un texte à mi-voix. Ils sont vêtus de pantalons et de chemises gris anthracite et cherchent déjà leur place sur la scène. 

   «Il vous reste une minute exactement », lance Humbert d’une voix forte. «J’espère que vous êtes prêts? » 

   Tous les cinq répondent de la même voix exaltée qu’on peut commencer à l’instant. 

   Humbert quitte son fauteuil et s’approche d’eux d’un pas lourd. Il sait ce qu’il va exiger d’eux et se réjouit déjà de les voir s’exécuter sans broncher. 

  «C’est aujourd’hui notre dernier jour avant la représentation. Je compte sur votre maîtrise et votre acharnement à ne pas fléchir », ajoute-t-il en frappant du pied d’une façon un peu ridicule. 

   Les acteurs sont face à lui, hagards, mais on sent en eux la plus vive attention. Ils se savent condamnés au succès qu’ils ont appelé depuis si longtemps et leur confiance dans le metteur en scène est entière. Ils craignent  surtout de découvrir leur impuissance à répéter avec justesse ce qu’ils ont si intensément préparé. 

  «Vous avez voulu la guerre », reprend Humbert, « la guerre totale,  livrée à votre inconséquence…Vous la vivrez bientôt en ces lieux. Demain soir, je serai votre guide, une dernière fois mais ce sera la plus belle des entreprises que j’aurai menée depuis longtemps. Moi aussi je me suis soumis aux plus grandes restrictions depuis trois mois. Pas les mêmes que celles que vous avez voulu subir, bien sûr, mais il s’agit de pourvoir aux premières nécessités et la vie d’un théâtre suppose bien des sacrifices. Demain sera un beau jour pour nous tous. J’ai pour vous le plus grand amour et la plus grande sollicitude. Ne l’oubliez pas, quoi qu’il arrive! » 

   Humbert achève son discours en leur tournant subitement le dos. Il parle à nouveau mais maintenant d’une voix sourde et presque lasse. La répétition commence et dure tard dans la nuit. 

   Le public arrive le lendemain soir peu avant l’heure d’ouverture des portes et le metteur en scène en personne s’adresse aux spectateurs en leur annonçant que la représentation commencera bien à l’heure. On entend quelques murmures de satisfaction et les abonnés déclarent qu’il en a toujours été ainsi, que jamais aucun spectacle n’a souffert le moindre retard et qu’il serait bien improbable qu’un tel manquement assombrisse la soirée. Quelques uns approuvent en se regroupant sur le seuil de la lourde porte de bois. 

   Le metteur en scène entrouvre un des battants et annonce que la représentation de ce soir sera unique et qu’il a décidé de suspendre toute autre manifestation avant la réfection du bâtiment ainsi que le conseil municipal l’a déclaré.  Il ajoute qu’ils assisteront ce soir à une sorte de duel impitoyable mais personne ne comprend ni relève l’allusion. «Peut-être s’agit-il encore d’une figure de style dont le metteur en scène est friand ? », murmure une femme en se rapprochant du groupe de spectateurs serrés près de la porte. Le vent de décembre siffle et des papiers gras volettent dans la rue faiblement éclairée. Le froid vif resserre la foule autour de sa chaleur. Une jeune fille coiffée d’un bizarre petit chapeau de velours demande pourquoi le théâtre n’ouvre pas avant l’heure comme cela a toujours été le cas auparavant. Manque de personnel, probablement répond une autre femme. Et elle en profite pour se rapprocher encore un peu plus du porche. 

   Le metteur en scène a disparu et le public reste sagement immobile devant la porte entrouverte. Finalement quelqu’un se risque timidement à pénétrer dans la salle tandis que le public le suit lentement. 

   Le hall du théâtre est éclairé comme il ne l’a jamais été et les spectateurs découvrent peut-être pour la première fois la beauté du lieu: les dorures et sculptures polychromes étincellent et l’escalier qui mène à la salle est lui aussi fortement illuminé. Le metteur en scène réapparaît et s’adresse à la foule assemblée. 

  -Ce soir, nous aurons le privilège de vous accueillir pour la première et la dernière de ce que je crois être mon oeuvre la plus accomplie. Quand vous aurez obtenu les billets que vous avez réservés, gagnez vos places dans le plus grand calme. Comme vous avez déjà pu le constater ce soir, nous travaillons à personnel réduit et vous ne bénéficierez donc pas du service des ouvreuses. Restrictions là aussi », ajoute le metteur en scène en faisant un  geste dédaigneux de la main. «Mais qu’à cela ne tienne, vous avez rendez-vous ce soir avec la beauté forte des poètes et cela seul compte. Je vous souhaite une excellente soirée. 

   Et il disparaît dans la salle avant que quiconque ait pu l’interroger sur la teneur exacte du programme. On sait que ce soir est un soir exceptionnel et chacun veut en être. Mais les affiches et les annonces de la presse ont seulement indiqué le caractère exceptionnel de la représentation sans en préciser davantage. Les notables du lieu ont réservé leur fauteuil avec empressement et le public a suivi. On connaît le goût baroque du metteur en scène pour le mystère et la théâtralité quelquefois douteuse dont il entoure ses manifestations mais cette fois on s’attendait au meilleur. Tout le monde est donc de la partie. Et du beau monde! Le conseil municipal, le comité des fêtes, la critique dans son ensemble et même le cercle des artistes de la ville voisine s’est déplacé pour l’occasion. 

   Les spectateurs cherchent leur fauteuil, vérifient le numéro des réservations, s’installent avec le sentiment de bientôt assister à ce qu’on appelle dans la presse nationale un « événement de dimension internationale »…Le silence se fait peu à peu tandis que la salle s’éteint et que la lumière monte lentement sur la scène. Pas un souffle, quelques papiers froissés qui vont vite faire se lever les réprobations et le rideau qui s’ouvre dans le même rythme traînant que celui de la lumière qui glisse sur chaque chose comme si une main gigantesque ouvrait les yeux d’un comateux qui s’éveille à la vie. Une femme s’avance sur la scène, presque nue, les yeux bandés et les bras chargés de javelots. Une autre sort de l’ombre en titubant et avance précédée d’un bouclier de cuir bouilli et de cuivre martelé, les yeux recouverts de la même bande de tissu. Un homme la suit et huile machinalement la lame de son glaive, privé de regard lui aussi. Son compagnon également aveugle porte autour de la taille d’étranges chapelets de boules de plomb de la forme du poing. Il se campent  bien droit sur leurs jambes et fixent longuement le public. Les bandeaux font comme un rempart à cette humanité que les acteurs offrent toujours dès le premier regard. L’homme au glaive parle. « Ce soir, c’est la vertu seule qui sera notre obole, la seule vertu que nous offrirons à qui voudra bien l’entendre et la nommer telle que nous la chérissons. Ce soir, des mots et des choses vont se lancer comme des brandons sur la maison de son ennemi. Ce soir, la peur et la pitié vont résonner et nous serons fiers d’avoir éveillé en vous ce sentiment que vous cherchez si souvent à voir renaître dans ces lieux de beauté. Ce soir, nous allons convoquer le désastre et la fin. Nous serons les guerriers des plus terribles causes, les porteurs de lumière du chaos et de la désolation. Nous agirons pour vous en portant le fer dans vos flancs et vos coeurs… ». L’homme parle tandis que les femmes l’équipent, lui et son compagnon. Elles font quelques pas vers les premiers rangs et retirent lentement les bandes de toile qui leur barrent les yeux. Elles sont là, écarquillées, hagardes, trop pâles, les lèvres marquées d’un léger maquillage, les pommettes rehaussées d’un fond de teint sombre. Elles ont la fière allure de guerrières épuisées autant par les assauts de l’ennemi que par la rigueur des nuits sans sommeil. Celle à la crinière blonde parle d’une voix grave et sourde à la fois. « Oh, mes beaux agneaux, mes tendres brebis, mes câlins, ce soir sera le temps des plus belles offrandes » Soudain, elle se tait et se tourne vers les deux autres femmes qui scandent elles aussi la phrase en martelant le sol du pied.  

   Le public stupéfait se tourne et se retourne, cherche les dignitaires du regard. Eux aussi sont sous le choc de cette étrange entrée en matière qui ne laisse augurer rien de bon. Quelqu’un tousse, un autre s’éclaircit la voix avant de lancer « Pour qui ils nous prennent? ». Une autre voix, quelques rangées plus loin, crie « Pour des agneaux, vous avez bien entendu! »…Les autres rient. 

   Un des acteurs coupe net l’effet du comique: « Vous le savez et nous le savons tous, ici, c’est le territoire de la guerre, de la guerre toujours reportée et toujours déclarée, le territoire des meurtres et des trahisons mais cette guerre, jamais, nous ne nous l’avouons. Nous sommes ici, face à face, acteurs et spectateurs guettant chez les uns et les autres la moindre faille, le plus petit abandon qui lui serait fatal. Donnons-nous ici les plus beaux coups, frappons-nous des plus terribles injures, levons nos boucliers et frappons-les de nos glaives, frappons et frappons encore et dans ce vacarme faisons naître en vous le frisson de l’horreur. Nous sommes depuis tellement longtemps face à face et vous nous lancez vos insultes, vos rots et vos ronflements plus qu’il n’est supportable, vous rêvez alors que vous devriez frémir, vos gorges sont encore encombrées de paroles vaines et sales et il faut vous convaincre de ce que nous ne pouvons plus supporter vos cris ou vos applaudissements sans cesser de penser qu’il s’agit là aussi du bruit de vos glaives battant vos boucliers. Et nous vous répondons en baissant la tête, en nous soumettant à votre joie qui marque enfin le difficile accès à la réconciliation… ». « Qu’il se taise! Qu’on le fasse taire! » lance une femme en colère. Un silence gêné suit. Le guerrier reprend: « Nous allons ici éprouver nos forces. Qu’on ferme les portes! ». Un assistant se précipite pour fermer les portes et tourne la clef à double tour dans la serrure après quoi, il disparaît. « Le théâtre, c’est la guerre et vous le savez, la guerre impitoyable du poète contre les gorges chaudes, la guerre du beau contre l’épuisante épreuve de la nuit. C’est la guerre et nous la terminerons ici ». Un homme se lève alors dans la salle et veut quitter sa travée. La lumière s’allume,  quelqu’un pousse un cri et tombe la face en avant. Une spectatrice se penche précipitamment vers l’homme pour le secourir et se relève en criant « Du sang, il est plein de sang, la tête, la tête fracassée! » Un autre se précipite et crie à son tour « C’est horrible, il est… » Et il s’effondre à son tour sur ses voisins en beuglant comme un animal égorgé. Soudain, le public se lève et  découvre le spectacle qui se déroule sur scène. 

   Un guerrier fait tournoyer sa fronde dans les airs et lance un nouveau projectile qui atteint une spectatrice à la tempe. Elle s’effondre sans un mot. Autre coup, autre corps fauché. La panique alors fait son oeuvre. Des travées entières basculent les unes sur les autres, des corps sont piétinés en s’efforçant de gagner la sortie mais un javelot se plante dans le dos du plus proche. Les guerrières s’y mettent elles aussi en chantant et scandant la phrase de tout à l’heure « Mes agneaux, mes brebis, mes chéris, mes câlins,… ». Un coup, et encore un autre. Les corps tombent percés de part en part. Le public alors s’immobilise, se raidit comme le corps d’un homme qui sent sa fin prochaine et qui gonfle une dernière fois dans ses muscles la dernière goulée d’oxygène qui lui appartient encore. Des hommes et des femmes se ruent vers la scène en hurlant. Les premiers sont touchés et tombent sans un cri. D’autres les enjambent, les piétinent et s’effondrent à leur tour. Les guerriers ne cessent de chanter et de porter leurs coups. Le théâtre peu à peu se vide en son centre. Des spectateurs tentent de se protéger derrière les balcons et les sièges désarticulés. Nombre d’entre eux sont étouffés sous le poids de la foule terrorisée et le calme se fait lentement. Un calme où le temps fige chaque geste dans son dernier dessin. Les guerriers cessent de chanter et se retirent. Le metteur en scène apparaît alors et s’adresse au public d’une voix calme… » Mon oeuvre, la vérité, l’horreur… ». Et il recule vers le fond de la scène en articulant doucement « l’horreur ». La lumière tombe d’un coup sur le plateau et la salle livre son désastre. Les acteurs se sont retirés à la suite du metteur en scène et quelqu’un a hurlé « Ils sont partis, fracassez la porte, fracassez-la! ». Des hommes se précipitent, enjambent les corps et attaquent la porte, qui à coup d’extincteur, qui à coups de barres métalliques arrachées aux travées. 

   La porte cède après quelques minutes et le public, hébété, marche vers la sortie où la lune scintille à travers le brouillard glacé. 

 

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L’hiver arraché

Posté par traverse le 5 janvier 2007

L’hiver arraché,

trop de lumière

tombe dans le sang. 

Je reviens à petits pas

tête haute

comme on se dresse

devant la peur. 

Les mots déçoivent les enfants

qui parlent de mensonges. 

Cette nuit je suis,

souffle et langue

dans le coffre

des lèvres scellées, 

sous la lune

des crimes et des fureurs

qui roulent jusqu’à l’aube

dans des champs encombrés

de pleurs, de repentirs

et de vagues excuses.

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Un léger retard

Posté par traverse le 4 janvier 2007

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   « La haine est un bijou qu’on ne porte que les soirs de première », se dit Philippe Lethem en entrant en scène.     Tchekhov serait sa dernière humiliation.  Il connaissait son rôle : « Serviteur ou moujik, peu importe », avait dit le metteur en scène.  « Ils sont marqués de la même conscience du désastre …Mais ils n’envisagent plus de lendemains qui chantent… »    Le théâtre était plein à craquer.  Quelques toussotements vite réprimés, c’était bon signe.  Les sièges étaient silencieux et le bon Anton allait être content !  Le spectacle glisserait lentement vers la grâce.  « Une réussite complète », se disait déjà le metteur en scène !  

    « Dorénavant, je ne paierai plus pour travailler », marmonnait Philippe Lethem devant sa vodka qui refroidissait.  Tiède qu’elle était même depuis qu’il se répétait la phrase comme une antienne.  « Dorénavant, je ne paierai plus pour travailler ! », et il écrasa lentement sa cigarette dans le cendrier plein. 

      La carrière de Philippe Lethem s’était traînée d’auditions à des rôles sans consistance, quelques publicités dont il ne se vantait pas et un monologue qui l’avait lamentablement éteint aux yeux de la critique.  A chaque fois, il se jurait que ce serait la dernière fois, que lui aussi aurait droit à sa part du gâteau mais l’assiette lui passait toujours sous le nez.  « Le Rire du vieux fauve » avait englouti ses dernières économies, le public avait fui son monologue et ses dernières illusions avaient fait long feu.          C’est alors qu’il rencontra son metteur en scène.  Un dîner dans un restaurant juif du centre et quelques vagues encouragements pour la suite avaient scellé son nouvel engagement.  Il avait la silhouette, la voix même et cette allure vaguement triste qui convenait au rôle …  Le cachet était mince, « Mais Tchekhov, mon cher, n’en vaut-il pas la peine ? »  

         Il n’avait pas répondu et avait toussoté en guise d’acquiescement.  Accepter le désignait définitivement comme perdant.  Le metteur en scène brandit sa carte de crédit et régla l’addition en l’assurant de son amitié et du succès qui ne manquerait pas de sceller leur collaboration.  Merde !  Il était resté muet puis avait bredouillé un merci maladroit en se levant trop vite pour saluer le maître …          Il commanda une autre vodka et se mit à marmonner.        La nuit pesait sans grâce, il gelait maintenant et les arbres de la place craquaient doucement dans le silence qui coulait comme un sirop trop froid.  

     Un autre verre, le dernier, lui ferait passer l’amertume qui empâtait sa bouche.        Il se dirigea d’un pas rapide vers le « Garrot ».  Un club privé où il  avait ses habitudes. 

      La chaleur de l’endroit embua d’un coup ses lunettes et il ne vit pas le patron qui lui désignait sa bouteille réservée d’un pouce négligent.  Il essuya ses verres au revers de son veston et se dirigea d’un pas hésitant vers une table du fond, loin des filles qui faisaient l’article de leurs charmes contre une demi de Champagne roumain.   Il choisit le coin le plus sombre, dos au mur, et se mit à siroter l’alcool qui le réchauffait lentement.  Son foie lui faisait mal, enfin son foie, c’était façon de parler.  C’était tout le corps qui tiraillait du côté du foie.  A force, les vodkas marquaient des points.  Il serra les dents et un frisson lui secoua l’échine.  Une autre gorgée.  Il avala d’un seul trait.  Respiration bloquée.  Une troisième gorgée.  Il se détendit et repensa au metteur en scène.  Il plongea à l’instant dans une rage qu’une quatrième gorgée n’entama pas.  Dents serrées.  Une autre lampée encore…  Ce salaud l’avait humilié en échange d’un chou farci et d’un rôle minable !  Tout cela au nom de Tchékhov. Il  haïssait les metteurs en scène qui se conduisaient comme des princes de l’Ancien Régime, convaincus de leur importance et évoquant la pauvreté créatrice alors que des passe-droits de toutes sortes étaient leurs seuls laissez-passer vers le pouvoir qu’ils confondaient avec le talent. « Le théâtre…Putain de théâtre… » Son verre était vide.  Il fit un signe au patron.  Oui, même chose, évidemment !  Une fille lui glissa l’alcool glacé sur le coin de la table de marbre noir en lui souriant de façon trop appuyée.  Il lui grogna d’aller se faire voir ailleurs.  Il le regretta aussitôt en pensant aux faveurs que lui accordait la maison depuis qu’il y emmenait régulièrement ses quelques compagnons de solitude d’après spectacle…     La vodka se faisait plus lourde et le metteur en scène ricanait dans le fond du verre. 

    Des gémissements le tirèrent de son étourdissement.  Des gloussements appuyés et saccadés.  Le film pornographique projeté sur le mur du fond le détourna un moment de son obsession.  La blonde aux seins lourds suçait ferme et des petits rires aigus montèrent des alcôves en écho.  Les couples se resserraient dans des zones d’ombres échappées au scintillement de l’écran improvisé.  Les sexes en gros plan déformés par la courbe du mur l’amusèrent un instant.  Il avait toujours été fasciné par la facilité avec laquelle on passait, dans certains endroits, de la plus chaude civilité à la perversité la plus niaise.  « Comme aux enterrements… », pensa-t-il en observant la concentration de la femme qui semblait très à son affaire.  

      Le metteur en scène réapparut dans le verre de vodka.  Il l’observa un long moment pendant que la blonde couinait sur l’écran. Il se surprit à vouloir le tuer. Un autre verre. Il s’habitua à cette idée. Un autre encore. Ca y était, il savait maintenant qu’il le tuerait et il vida son verre d’un trait. 

     En tirant la porte du « Garrot » derrière lui, Philippe Lethem entendit que la femme jouissait… 

      Les répétitions commencèrent le lendemain après-midi. Son rôle exigeait qu’il serve régulièrement quelques apéritifs ou tasses de thé aux protagonistes.  Il allait, docile, de l’un à l’autre, s’inclinant, servant, attentif à la souplesse de son geste, essuyant la dernière goutte qui perlait au goulot des bouteilles ou au bec de la théière avec un léger claquement des talons…  Le blanc de la serviette était souillé et accentuait le réalisme de la scène.  Les têtes dodelinaient, s’agitaient sans le voir.  On le remerciait en riant, on parlait à travers lui.  Le visage de Philippe Lethem était calme et ses yeux brillaient.  Il souriait en versant le thé dans les petites tasses de porcelaine.  Il jubilait en servant les apéritifs.  Et petit à petit, les têtes dodelinèrent moins fort, les rires furent moins vifs.  Le metteur en scène s’en inquiéta.  Des coulisses d’où il suivait le spectacle, il vérifia le léger ralentissement.  Son coeur battit plus fort…  Peut-être le trou, le fameux trou des premières ?  Il ressentit un léger tiraillement du côté des côtes, du sternum.  Il voulu tousser, se retint et respira à petits coups.      Philippe Lethem se sentait particulièrement bien.  Son plan se déroulait comme prévu.  Quelques gouttes d’Indéral dans les apéritifs et le thé avaient suffit à ralentir les battements de coeur de ses compagnons de scène.  Pas d’effets secondaires, pas de troubles perceptibles ; rien qu’une sorte d’amortissement de la réalité, un calme étrange et le temps qui s’étirerait sans crainte. Il savait exactement qui boirait, le nombre de gorgées et la fréquence de celles-ci.  Il pouvait à son aise ralentir la représentation ou en rétablir le rythme.  Rien qu’en jouant docilement le rôle minable qui était le sien.  Le moujik menait la danse et Tchékhov s’engourdissait lentement…  En bon chef d’orchestre, il conduisait la troupe selon les exigences de la partition – et la pièce de Tchékhov était particulièrement rigoureuse de ce point de vue- tout en imprimant son propre rythme, sa propre respiration à l’ensemble. 

     Le metteur en scène perçut le dérapage avec plus d’acuité encore.  Il sentait maintenant nettement qu’une panne guettait, que le moteur était grippé.  La pièce ralentissait son allure et atteignait cette vitesse déplorable que l’auteur avait toujours voulu interdire de son vivant.  C’était une comédie, bon Dieu !, et pas un lamentable drame de province qui appuyait et soulignait tous les effets avec complaisance…  Mais l’engourdissement atteignait maintenant tous les acteurs, léger, très léger mais suffisamment perceptible par le metteur en scène pour qu’il s’en inquiétât vraiment.  Le tiraillement du côté du sternum avait disparu mais un point de feu lui perfora l’estomac. Suffocation. Il se sentit mal et avala sa salive avec difficulté.  Ses oreilles se mirent à bourdonner légèrement et son inquiétude redoubla.  Il ne savait plus exactement si elle s’appliquait au spectacle qui dérivait ou au malaise qui le frappait, là, dans l’exercice de son art. 

      Philippe Lethem quitta la scène et resta un moment dans les coulisses à attendre sa nouvelle entrée.  Il écoutait avec un plaisir intense les répliques se traîner de l’un à l’autre, les bredouillements se confondre, les toussotements de gêne de la salle couvrir les mouvements des acteurs.  Il sourit.  L’orchestre jouait sans lui maintenant et était tout désaccordé.  Ou plutôt, il avait imposé un nouvel accord, meurtrier. Tchékhov survivrait mais les autres ? Il sentit un souffle haletant et aigre se rapprocher de lui.  Il tourna la tête lentement et observa le metteur en scène qui suffoquait en tendant le coup bizarrement vers le centre de la scène où le naufrage était à son comble. Et dans ces cas-là, c’est le capitaine qui reste à bord … 

      C’était à nouveau son tour de rentrer en scène et il parvint difficilement à réprimer un sourire.  « Encore un peu de thé, messieurs, dames ? »  Et il servit consciencieusement, essuyant le bec de la théière presque avec allégresse. 

     La salle maintenant manifestait plus bruyamment son mécontentement : des pieds raclaient le sol, des sièges se rabattaient brusquement quand un spectateur se levait en grommelant, un rire fusa dans le fond…  On entendit quelqu’un ronfler au premier rang.  C’était la Bérésina ! 

     Les acteurs étaient stupéfiés par le dérèglement général qu’ils ne parvenaient pas à comprendre, sûrs de leurs effets, si confortablement installés dans ce temps suspendu qu’ils prenaient pour le juste équilibre de leur art… 

     Philippe Lethem quitta définitivement la scène, emportant son plateau assassin et rejoignit les coulisses…  Plus de traces, pas une goutte sur le plancher, rien !  Il avait encore le temps, en s’éclipsant quelques instants, de laver les tasses et les verres, de changer les serviettes ! 

     Le metteur en scène s’effondra dans les dernières répliques pendant que la salle se levait mollement.  Quelques rares applaudissements saluèrent les acteurs qui n’y comprenaient rien. Ils scrutaient la salle entre les saluts comme pour y découvrir le mystère de leur échec. 

     Philippe Lethem, lui, s’inclinait très digne, en souriant. 

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La saison des sucres (suite)

Posté par traverse le 2 janvier 2007

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Tous ces cheveux jetés sur la planche à repasser, éparpillés comme un oiseau aux ailes dépliées, ces cheveux en mèches effilochées qu’elle va brûler, tous ces cheveux qu’elle va passer sous le fer pour leur donner le volume des chevelures guerrières, cet entrelacs de soies et de senteurs offert au sacrifice, toute cette matière de caresses et de soins qu’elle sent grandir hors d’elle et qui la désigne à chaque fois, ce mêlement de reflets qui blesse l’œil des hommes, tout ce poids qui lui pend maintenant et lui tire le cou, qu’elle dépose lentement sur la planche en pensant à sa mère, à la mère de sa mère, au cou bizarrement penché comme elle, presque cassé, attendant le tranchant, toute cette harpe de nuit qui devient silencieuse le jour où un mari vous dit de la fermer, ces cheveux qu’elle touche du bout des doigts comme un cadeau de noces trop précieux, elle les frotte, elle les file, elle les satine comme une laine rare, elle va sortir, marcher la tête haute dans les rues de la ville, se faire mater par les messieurs bien mis, désirer par les plus audacieux et enfin rentrera chez elle en rêvant de prochaines sorties où son futur, son beau, son grand, celui qu’elle attendait et qu’elle attend encore, son prince, son berger, son amant défendu, l’arrachera à l’indifférence des vulgaires mariages et la déposera sur un lit de parfums où elle s’endormira avant de sentir le sexe, le manche, la queue et la bite à la fois de son amour doré. 

Et sa mère, le corps sans ambages, de la beauté qui traîne ici et là, des traces de la grâce qu’elle fut, des rebonds sans la fermeté d’antan, des cendres encore vives dans les yeux, du gris dans le henné qui fait ce qu’il peut, des mains lourdes et qui ne sont plus douces mais des gestes sans failles, tout dessinés de courbes, des chansons au bout des doigts quand la bouche est muette, sa mère levée et couchée dans le souvenir de ce qu’elle croyait être, sa mère toute emballée dans des cache-misère qui font sa condition dans le regard de tous, sa mère aimante et capricieuse, dangereuse quand la mesure est dépassée, elle parle alors et ce sont des réquisitoires sans appel, des litanies, des anathèmes, des insultes sans pardon, ce sont des lames enfoncées dans la paresse du père, du frère et de sa sœur, des coups de pied sous la table, des regards entre deux portes, des rictus qui lui échappent, du fiel et du venin, de l’amertume qui a vrillé son cœur, forant un trou par lequel tout s’échappe à chaque fois, un cloaque où elle descend rarement, une cave qu’elle porte au centre de la poitrine et qui pue le rance, le moisi et la mort, cette douçâtre odeur de la putréfaction des rêves et des désirs perdus, enfin, elle va au bras de l’âge qui trottine à côté d’elle , elle lui tient la main, qui refroidit chaque jour mais elle s’en satisfait, pourvu qu’elle ne marche pas seule, qu’elle avance dans la l’allée des souvenirs et des reconnaissances, que sa chair tienne encore le temps des litanies prochaines, il en faut de la force, du poids et des appuis pour faire entendre le grognement des femmes insatisfaites, des femmes enfournées dans des histoires médiocres et qui rôtissent une vie jusqu’à perdre le goût des sucres et des sels, cette femme ne parle plus, elle ricane, elle beugle, elle chicane chaque jour, … 

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Je ne sais

Posté par traverse le 1 janvier 2007

Je ne sais si l’âge m’assourdit

par tant d’extravagances  

Je ne sais si mes jambes  

ont mémoire du pays  

Je ne sais si mon cœur  

entend l’autre qui bat  

Je ne sais si l’amour  

mérite un adjectif  

Je ne sais si ma langue  

demeure où elle se porte  

Je ne sais si le monde  

s’est réfugié en moi  

Je ne sais si le temps  

supporte la durée  

Je ne sais si je sais  

où je vais et me perds  

souvent en commençant  

le début par la fin  

mais ne sais qu’une chose  

le jour chasse le jour  

dans de sombres coulisses  

où nous allons légers  

en nous tenant la main  

pour voir la nuit  

entrer sans façon  

et nous laisser muets  

dans la beauté

des choses aperçues. 

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Ce bruit

Posté par traverse le 1 janvier 2007

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Ce bruit dans ta poitrine, 

comme un cheval qui frappe 

l’horizon de l’enfance, 

l’entends-tu se perdre 

dans le battement du sang? 

Qui veut écrire

cet écho des sabots

s’évanouit et tombe

au coeur du minéral. 

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