Un léger retard

Posté par traverse le 4 janvier 2007

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   « La haine est un bijou qu’on ne porte que les soirs de première », se dit Philippe Lethem en entrant en scène.     Tchekhov serait sa dernière humiliation.  Il connaissait son rôle : « Serviteur ou moujik, peu importe », avait dit le metteur en scène.  « Ils sont marqués de la même conscience du désastre …Mais ils n’envisagent plus de lendemains qui chantent… »    Le théâtre était plein à craquer.  Quelques toussotements vite réprimés, c’était bon signe.  Les sièges étaient silencieux et le bon Anton allait être content !  Le spectacle glisserait lentement vers la grâce.  « Une réussite complète », se disait déjà le metteur en scène !  

    « Dorénavant, je ne paierai plus pour travailler », marmonnait Philippe Lethem devant sa vodka qui refroidissait.  Tiède qu’elle était même depuis qu’il se répétait la phrase comme une antienne.  « Dorénavant, je ne paierai plus pour travailler ! », et il écrasa lentement sa cigarette dans le cendrier plein. 

      La carrière de Philippe Lethem s’était traînée d’auditions à des rôles sans consistance, quelques publicités dont il ne se vantait pas et un monologue qui l’avait lamentablement éteint aux yeux de la critique.  A chaque fois, il se jurait que ce serait la dernière fois, que lui aussi aurait droit à sa part du gâteau mais l’assiette lui passait toujours sous le nez.  « Le Rire du vieux fauve » avait englouti ses dernières économies, le public avait fui son monologue et ses dernières illusions avaient fait long feu.          C’est alors qu’il rencontra son metteur en scène.  Un dîner dans un restaurant juif du centre et quelques vagues encouragements pour la suite avaient scellé son nouvel engagement.  Il avait la silhouette, la voix même et cette allure vaguement triste qui convenait au rôle …  Le cachet était mince, « Mais Tchekhov, mon cher, n’en vaut-il pas la peine ? »  

         Il n’avait pas répondu et avait toussoté en guise d’acquiescement.  Accepter le désignait définitivement comme perdant.  Le metteur en scène brandit sa carte de crédit et régla l’addition en l’assurant de son amitié et du succès qui ne manquerait pas de sceller leur collaboration.  Merde !  Il était resté muet puis avait bredouillé un merci maladroit en se levant trop vite pour saluer le maître …          Il commanda une autre vodka et se mit à marmonner.        La nuit pesait sans grâce, il gelait maintenant et les arbres de la place craquaient doucement dans le silence qui coulait comme un sirop trop froid.  

     Un autre verre, le dernier, lui ferait passer l’amertume qui empâtait sa bouche.        Il se dirigea d’un pas rapide vers le « Garrot ».  Un club privé où il  avait ses habitudes. 

      La chaleur de l’endroit embua d’un coup ses lunettes et il ne vit pas le patron qui lui désignait sa bouteille réservée d’un pouce négligent.  Il essuya ses verres au revers de son veston et se dirigea d’un pas hésitant vers une table du fond, loin des filles qui faisaient l’article de leurs charmes contre une demi de Champagne roumain.   Il choisit le coin le plus sombre, dos au mur, et se mit à siroter l’alcool qui le réchauffait lentement.  Son foie lui faisait mal, enfin son foie, c’était façon de parler.  C’était tout le corps qui tiraillait du côté du foie.  A force, les vodkas marquaient des points.  Il serra les dents et un frisson lui secoua l’échine.  Une autre gorgée.  Il avala d’un seul trait.  Respiration bloquée.  Une troisième gorgée.  Il se détendit et repensa au metteur en scène.  Il plongea à l’instant dans une rage qu’une quatrième gorgée n’entama pas.  Dents serrées.  Une autre lampée encore…  Ce salaud l’avait humilié en échange d’un chou farci et d’un rôle minable !  Tout cela au nom de Tchékhov. Il  haïssait les metteurs en scène qui se conduisaient comme des princes de l’Ancien Régime, convaincus de leur importance et évoquant la pauvreté créatrice alors que des passe-droits de toutes sortes étaient leurs seuls laissez-passer vers le pouvoir qu’ils confondaient avec le talent. « Le théâtre…Putain de théâtre… » Son verre était vide.  Il fit un signe au patron.  Oui, même chose, évidemment !  Une fille lui glissa l’alcool glacé sur le coin de la table de marbre noir en lui souriant de façon trop appuyée.  Il lui grogna d’aller se faire voir ailleurs.  Il le regretta aussitôt en pensant aux faveurs que lui accordait la maison depuis qu’il y emmenait régulièrement ses quelques compagnons de solitude d’après spectacle…     La vodka se faisait plus lourde et le metteur en scène ricanait dans le fond du verre. 

    Des gémissements le tirèrent de son étourdissement.  Des gloussements appuyés et saccadés.  Le film pornographique projeté sur le mur du fond le détourna un moment de son obsession.  La blonde aux seins lourds suçait ferme et des petits rires aigus montèrent des alcôves en écho.  Les couples se resserraient dans des zones d’ombres échappées au scintillement de l’écran improvisé.  Les sexes en gros plan déformés par la courbe du mur l’amusèrent un instant.  Il avait toujours été fasciné par la facilité avec laquelle on passait, dans certains endroits, de la plus chaude civilité à la perversité la plus niaise.  « Comme aux enterrements… », pensa-t-il en observant la concentration de la femme qui semblait très à son affaire.  

      Le metteur en scène réapparut dans le verre de vodka.  Il l’observa un long moment pendant que la blonde couinait sur l’écran. Il se surprit à vouloir le tuer. Un autre verre. Il s’habitua à cette idée. Un autre encore. Ca y était, il savait maintenant qu’il le tuerait et il vida son verre d’un trait. 

     En tirant la porte du « Garrot » derrière lui, Philippe Lethem entendit que la femme jouissait… 

      Les répétitions commencèrent le lendemain après-midi. Son rôle exigeait qu’il serve régulièrement quelques apéritifs ou tasses de thé aux protagonistes.  Il allait, docile, de l’un à l’autre, s’inclinant, servant, attentif à la souplesse de son geste, essuyant la dernière goutte qui perlait au goulot des bouteilles ou au bec de la théière avec un léger claquement des talons…  Le blanc de la serviette était souillé et accentuait le réalisme de la scène.  Les têtes dodelinaient, s’agitaient sans le voir.  On le remerciait en riant, on parlait à travers lui.  Le visage de Philippe Lethem était calme et ses yeux brillaient.  Il souriait en versant le thé dans les petites tasses de porcelaine.  Il jubilait en servant les apéritifs.  Et petit à petit, les têtes dodelinèrent moins fort, les rires furent moins vifs.  Le metteur en scène s’en inquiéta.  Des coulisses d’où il suivait le spectacle, il vérifia le léger ralentissement.  Son coeur battit plus fort…  Peut-être le trou, le fameux trou des premières ?  Il ressentit un léger tiraillement du côté des côtes, du sternum.  Il voulu tousser, se retint et respira à petits coups.      Philippe Lethem se sentait particulièrement bien.  Son plan se déroulait comme prévu.  Quelques gouttes d’Indéral dans les apéritifs et le thé avaient suffit à ralentir les battements de coeur de ses compagnons de scène.  Pas d’effets secondaires, pas de troubles perceptibles ; rien qu’une sorte d’amortissement de la réalité, un calme étrange et le temps qui s’étirerait sans crainte. Il savait exactement qui boirait, le nombre de gorgées et la fréquence de celles-ci.  Il pouvait à son aise ralentir la représentation ou en rétablir le rythme.  Rien qu’en jouant docilement le rôle minable qui était le sien.  Le moujik menait la danse et Tchékhov s’engourdissait lentement…  En bon chef d’orchestre, il conduisait la troupe selon les exigences de la partition – et la pièce de Tchékhov était particulièrement rigoureuse de ce point de vue- tout en imprimant son propre rythme, sa propre respiration à l’ensemble. 

     Le metteur en scène perçut le dérapage avec plus d’acuité encore.  Il sentait maintenant nettement qu’une panne guettait, que le moteur était grippé.  La pièce ralentissait son allure et atteignait cette vitesse déplorable que l’auteur avait toujours voulu interdire de son vivant.  C’était une comédie, bon Dieu !, et pas un lamentable drame de province qui appuyait et soulignait tous les effets avec complaisance…  Mais l’engourdissement atteignait maintenant tous les acteurs, léger, très léger mais suffisamment perceptible par le metteur en scène pour qu’il s’en inquiétât vraiment.  Le tiraillement du côté du sternum avait disparu mais un point de feu lui perfora l’estomac. Suffocation. Il se sentit mal et avala sa salive avec difficulté.  Ses oreilles se mirent à bourdonner légèrement et son inquiétude redoubla.  Il ne savait plus exactement si elle s’appliquait au spectacle qui dérivait ou au malaise qui le frappait, là, dans l’exercice de son art. 

      Philippe Lethem quitta la scène et resta un moment dans les coulisses à attendre sa nouvelle entrée.  Il écoutait avec un plaisir intense les répliques se traîner de l’un à l’autre, les bredouillements se confondre, les toussotements de gêne de la salle couvrir les mouvements des acteurs.  Il sourit.  L’orchestre jouait sans lui maintenant et était tout désaccordé.  Ou plutôt, il avait imposé un nouvel accord, meurtrier. Tchékhov survivrait mais les autres ? Il sentit un souffle haletant et aigre se rapprocher de lui.  Il tourna la tête lentement et observa le metteur en scène qui suffoquait en tendant le coup bizarrement vers le centre de la scène où le naufrage était à son comble. Et dans ces cas-là, c’est le capitaine qui reste à bord … 

      C’était à nouveau son tour de rentrer en scène et il parvint difficilement à réprimer un sourire.  « Encore un peu de thé, messieurs, dames ? »  Et il servit consciencieusement, essuyant le bec de la théière presque avec allégresse. 

     La salle maintenant manifestait plus bruyamment son mécontentement : des pieds raclaient le sol, des sièges se rabattaient brusquement quand un spectateur se levait en grommelant, un rire fusa dans le fond…  On entendit quelqu’un ronfler au premier rang.  C’était la Bérésina ! 

     Les acteurs étaient stupéfiés par le dérèglement général qu’ils ne parvenaient pas à comprendre, sûrs de leurs effets, si confortablement installés dans ce temps suspendu qu’ils prenaient pour le juste équilibre de leur art… 

     Philippe Lethem quitta définitivement la scène, emportant son plateau assassin et rejoignit les coulisses…  Plus de traces, pas une goutte sur le plancher, rien !  Il avait encore le temps, en s’éclipsant quelques instants, de laver les tasses et les verres, de changer les serviettes ! 

     Le metteur en scène s’effondra dans les dernières répliques pendant que la salle se levait mollement.  Quelques rares applaudissements saluèrent les acteurs qui n’y comprenaient rien. Ils scrutaient la salle entre les saluts comme pour y découvrir le mystère de leur échec. 

     Philippe Lethem, lui, s’inclinait très digne, en souriant. 

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