Lisbonne où je marche
fait résonner Bruxelles doucement,
dans l’ombre de la statue de Pessoa
face à la coque muette
de la radio d’hier,
superbe I.N.R.,
centre du monde
et de la place Flagey!
L’amiante et le silence
règnent en maître aujourd’hui
dans cette ancienne
Maison de
la Parole…
Les tramways qui cahotent
et ferraillent dans les deux capitales
se renvoient l’écho
d’un siècle à un autre
ces deux villes ont la même échéance
qui est de réconcilier un univers
qui se chamaille
à plusieurs voix.
« Bruxelles, c’est le monde! »,
dis-tu souvent
en rentrant de voyage,
c’est un monde
où les grandes gueules
flirtent avec les petits aboyeurs,
un monde qui hésite encore à choisir
la pacification
des langues somptueuses
qui se mêlent sans ne nier
en riant à pleine gorge
des esperantos de l’avenir!
Bruxelles cherche son plaisir
dans la décomposition des grammaires
et des syntaxes arrogantes,
elle cherche dans ses cafés sans ramage,
ses restos à deux sous,
dans les cours et les impasses,
une langue à baragouiner
à côte des exigences du commerce,
Bruxelles apprend au jour le jour
et encore plus la nuit
à parler un babil
qui rêve de Babel,
une langue
que Racine bat du pied
et que Lope de Vega entonne
en dressant ses tréteaux,
une langue que Ghelderode
éclaire de son encanaillement,
une langue farouche et douce
comme le miel du Maroc,
verte comme les campagnes
et les gorges roumaines,
une langue où les vignes du Porto
sont ouvertes à tous vents,
une langue piquée d’olives de Sicile
et de citrons des Asturies,
la musique de Bruxelles
cherche son tempo
dans cette magnifique cacophonie,
elle vibre des raclures de gorge
et des you-yous perdus,
c’est en marchant la nuit
au coeur de l’Alfama
que les Marolles
laissent entendre de loin
des refrains d’insultes
et des chansons d’amour.
Babel est en chantier,
Babel est généreuse
pour qui veut la défendre,
Babel postillonne,
éructe, cherche querelle
aux escrocs en tous genres
qui mêlent le strass au stress
et jouent les amnésiques,
oui, Bruxelles
a la mémoire des gens
qui vivent sans dorures.
Mais lorsque Babel
est sous les bombes,
Babel a froid, Babel a faim
et Bruxelles reconnaît
la cadence des bottes,
Babel se cache
et Bruxelles parle au pas
en réveillant en elle
ses injures les plus graves,
elle connaît la souillure,
l’usure et la fatigue
mais Bruxelles,
capitale et faubourgs,
donne à entendre aussi
un étrange crédo,
elle croit en la lenteur des choses,
elle marche
au milieu des cris et des appels
en balançant des hanches
qu’elle croit toujours belles,
elle fait la sourde oreille
à la colère de ceux
pour qui la dignité
est la seule beauté,
elle s’enfonce dans un rêve
où Babel rutile
de ses plus beaux atours,
où le babil s’articule
le petit doigt en l’air
un Babel sans sabir
et parlant d’une seule voix.
Peu importe!
Bruxelles au parler guttural
sait aussi résister
à l’appel des sirènes,
elle est fouettée
des mille langues
qui la poussent
hors du couvre-feu du jour,
elle rit et parle fort
dans l’étuve
des nuits électriques,
elle jazze
de bières en bières,
de terrasses
en caves enfumées,
au milieu de la nuit,
c’est une certitude,
soudain
tout se met en place,
les enfants s’envolent
dans un ciel embrumé,
les vieux marchent en marmonnant
leurs premiers mots d’amour,
les passants ronchonnent
en accusant le temps
des pires avanies,
mais ils vont sans crainte
entre les apostrophes des soûlards infinis
et les cris colorés des commerces.
Bruxelles n’a rien à perdre
à laisser ses frontières flotter
dans les eaux de
la Senne,
elle coule sous les arches
d’un Boulevard carotide,
Bruxelles emporte ainsi
dans ses eaux catacombes,
un siècle finissant,
Babel commence enfin,
Au centre de Bruxelles.
Septembre 97 – février 98.
(a fait l’objet d’une création radiophonique avec l’aide CSR)