Formations été Centre culturel

Posté par traverse le 25 juin 2007

 
TRAVERSE  Ateliers et formations  Au Centre culturel de Schaerbeek
 

Ecrire des récits, des contes, des nouvelles 

Cinq séances consacrées à l’écriture de récits et de formes courtes…
Ecrire, c’est laisser émerger des souvenirs, des faits, des dates, des émotions et s’employer à accorder ces fragments d’expériences personnelles à l’époque, à notre temps…Aucune expérience préalable n’est requise.
 
Les  27, 28, 29, 30 et 31 août de 14 h à 17 h  Des ateliers de récits et nouvelles seront animés par Daniel Simon à Schaerbeek dès le mois d’octobre (10 séances de 2h) et un Atelier d’accompagnement des écrits en cours commencera également en octobre à raison d’une séance par mois (8 séances de 3h). Plus d’infos dès juin sur le Site www.traverse.be  

Entendre sa voix et  la parole relationnelle 

Cinq séances autour de la voix et de la parole relationnelle, du souffle, de la respiration, de la gestuelle,…
Cinq séances pour (re)trouver sa voix, en douceur, dans son propre déploiement, sans modèle, à « sa place »…
Travail par exercices individualisés et de groupe, gestion du stress et du trac, équilibre émotionnel et parole relationnelle… 

Les 9, 10, 11, 12, 13 juillet de 14 h à 17 h  Possibilité de paiements échelonnés. Les deux formations sont données par Daniel Simon (écrivain, éditeur, formateur en prise de parole et animateur d’atelier d’écriture) au Centre culturel de Schaerbeek (91-93, rue de Locht, 1030 Bruxelles) Compte 068-2144376-24 de Traverse asbl     PAF : 110 euros/personne/stage

 

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Modeste proposition

Posté par traverse le 12 juin 2007

(d’après Jonathan Swift)                                           La marche, le sens, la disparition, la marche toujours et encore, l’exode, l’exil, la retraite, le repli, la déroute, l’abandon, la marche, oui, marcher constitue la plus grande catastrophe qui soit ! 

 Il est entendu que marcher est une catastrophe d’une exceptionnelle importance si on tient compte des conditions exactes, précises, documentaires même qui organisent la marche. Quoiqu’on écrive sur la marche, il nous faut reconnaître qu’elle s’impose à chaque fois comme un « classique », une figure de fond et dès lors, beaucoup de bêtises ont été écrites à son propos.     J’entends : le sens, la durée, l’émotion et la mystique de la marche, tout ce qui permet aux assis de digresser sur la marche des nomades est une belle et subtile façon d’occuper son temps et son esprit en cette époque troublée… C’est souvent comme ça avec la marche, on se lève un jour, on se concentre sur sa hanche, sur sa jambe qui se lève légèrement et c’est là que le monde bascule, d’un coup, le monde bascule dans votre jambe et vous voilà livré à la mission de poser cette jambe sur le sol;  c’est  alors que le drame commence car l’autre jambe se lève à son tour pour tenter d’arrêter ce basculement, cette panique de tout le corps qui chavire sur cette jambe qui vient de se dérober et le corps rejoint alors le monde qui bascule en cette jambe qui vient de se délier et qui retombe lentement, en se levant déjà à peine a-t-elle touché la terre et cela jusqu’à ce que le corps tout entier, jusqu’à ce que l’intérieur-même des organes, se destine à la marche. Vous avez compris que votre marche vient soudain de commencer, il s’agit de marcher, c’est-à-dire d’échapper à la course, d’avancer son corps un peu plus près de la frontière de la grande fosse, un peu plus proche du basculement qui est déjà en nous mais cette distance nous tentons de la différer jusqu’à la fin, comment dire plus précisément? C’est un mot un  peu vague « différer », disons plutôt « rétrécir » ou « annuler », c’est ça, « annuler » mais comment voulez-vous, à l’instar du célèbre Zénon, -cher philosophe paradoxal !-, annuler une distance alors que vous la divisiez à l’infini et la mainteniez par cette division infinie dans l’infini de son existence? 

Vous marchez donc pour rétrécir, annuler, effacer cette distance qui vous sépare de votre disparition et la marche n’est que la répétition de cette funèbre déambulation dans le vide de vous-même, dans l’espace de votre anéantissement, oui, et les livres sur la marche, ceux des poètes particulièrement, – ah les poètes et la marche !- sont un peu ridicules avec ce poids, cette gravité, ce sens justement nécessaires pour parler des choses les plus simples comme la disparitions, ou le pourrissement, ou la marche, justement. Beaucoup moins d’images et de métaphores du pourrissement chez les poètes, vous avez remarqué, que celles évoquant la marche. Mais probablement est-ce en raison de cette passion qui les hante depuis toujours et dans laquelle ils se retrouvent (courir pour ne pas tomber, tomber pour mieux se relever, etc…) alors que le pourrissement n’est pas suffisamment « poétique », la poussière, oui, la propreté de la poussière, oui,  mais l’éclatement vague des chairs, non! Non, décidément, cette vision des hommes poussés jusqu’à leur fin et criant et jurant et pestant d’avoir perdu le sens de la marche avant même que d’avoir achevé cette marche entreprise dans la douleur est bien peu inspiratrice que tout,  et c’est comme si nous nous nous retrouvions dans cette peste qui coule dans la gorge du solitaire de la montagne qui n’arrête pas de crier et de psalmodier « le sens, le sens, le sens.. », ad libitum et sous un soleil de plomb! L’anéantissement, la fin, le pourrissement, la putréfaction, voilà de beaux thèmes, des vertus à encenser, celles de la vie au travail contre elle-même afin de surgir à nouveau de son néant, intéressant ce néant nécessaire à l’accomplissement nouveau de nos chaînes génétiques, de nos beaux liserés d’ADN, intéressante cette rupture infinie pour la continuité, intéressante cette enflure de la mort qui ouvre le territoire des vivants! Intéressant ! 

J’en ai vus des catastrophes, c’est le mot du début, la catastrophe, toujours la catastrophe, beau mot, on dirait quelque chose comme « apostrophe », une sorte d’adresse, d’appel lancé, de pleur presque, catastrophe, cata, oui cata, cathare ou catarrhe, pureté ou rhinite, à nous de choisir mais de toute façon ces « catas » sont liés à l’apostrophe et on sent que c’est quelque chose de terrible, de final, de terminal, de rhédibitoire, j’aime ce mot aussi, « rhédibitoire », car il marque le réduit comme la « strophe » qui précède, voilà donc cette catastrophe qui tombe sur le monde de ceux qui marchent et ils sont nombreux en ce moment, à l’heure où je vous parle, qui marchent et qui tombent en regardant les autres tomber… « Regarde-les se relever », dit le poète qui voit juste la poussière et non le pourrissement, regarde, ils tombent, ils se tiennent par la main et se tirent les uns les autres, les aveugles se tirent, se hissent, s’arriment les uns aux autres mais finissent par se heurter à un obstacle infranchissable, un fossé un peu trop profond ou une pente de terre grasse et c’est là qu’ils vont devoir choisir, ils laissent la vieille mère au pied de la pente de boue – « il est trop tard, maman, trop tard pour reprendre la vie dans le sens inverse de notre marche, il est trop tard pour l’inventer ce temps léger des voitures des carrosses, des diligences, nous n’avons que nos pieds, vieille mère et c’est eux qui t’abandonnent, pas nous, nous, nous voulons t’emporter avec nous, toujours plus loin pour t’accompagner jusqu’à la frontière du trou, à te conforter dans ta dernière répétition mais c’est impossible, nous te laissons donc ici vieille mère et c’est tant pis pour nous car toi tu vas vite te confondre avec la boue de tes galoches et nous, nous devrons te porter encore plus loin, dans notre cœur qui n’est pas enduit de boue et bat de plus en plus faiblement chaque jour quand nous pensons à cet instant que nous accomplissons et que nous emporterons en nous dans une durée qui sera interminable, bien au-delà de notre mort, et qui sera portée encore par nos filles et nos fils, cette honte de t’avoir laissée ici nous donnera à nouveau le courage de faire face à ceux qui creusent notre trou et qui nous poussent dedans, à chaque génération et c’est cela exactement, vieille mère qui nous perdra, cette faculté à reprendre la marche et à accepter de te laisser ici comme un jour ce sera le tour de ta fille et de ton fils, de moi, qui te parle ici encore un instant mais déjà le froid tombe et la boue refroidit nos pieds, il nous faut marcher alors adieu, ferme les yeux et attends un court instant, ça viendra vite » – . Voilà, rien d’autre à ajouter de poétique sur ceux qui marchent:  les enfants, les vieillards, les malades, l’humanité qui sent son cul lentement se vider dans la boue et qui ne retrousse même plus ses cottes, ne baisse plus ses pantalons pour lâcher le dernier souvenir du monde d’avant, qui leur reste encore là, tout au fond des intestins et qu’il faudra bien abandonner aussi, alors le sens s’arrêtera là, entre vos jambes ou dans vos cottes et pantalons poisseux, mais c’est comme ça la marche, ça fore, ça fore, ah oui, ça fore de plus en plus profondément dans le profond de vos intestins qui se déchirent et vous laissent pantelants, retournés, dépiautés, hissés hors de votre peau de douleur et donc il nous faut reconnaître que le véritable sens de la marche, c’est ça, la hanche qui se déboîte, les pieds qui flambent, le sang qui vire au noir dans vos chaussures et hop encore un petit pas de plus et c’est toujours ça qui mettra un court instant vos intestins à l’abri mais rien qu’un court instant, car le cortège hagard continue et n’arrête pas de descendre des montagnes dans les vallées et de monter des vallées jusqu’aux sommets des montagnes, et inversement. C’est ce mot, « inversement », qui est drôle, vraiment… 

Ils ne savent plus ce qui est le plus dur ou froid ou chaud ou n’importe quoi, la marche, ça sert à dissoudre le vocabulaire pas à pas, ils perdent un mot à chaque pas pour arriver un jour enfin au terme de tout vocabulaire. Ca n’en finit pas de se dissoudre le vocabulaire, dans la marche, lentement la dissolution agit et ils arrivent sans un mot à leur point de départ et c’est alors que le sens du vocabulaire prend tout son poids car il ne leur reste alors qu’une langue trop sèche dans la bouche pour balbutier et pleurer, et ça continue ainsi, et ça continue… Oui c’est comique cet acharnement à vouloir avancer, bouche fermée,  devant ceux qui regardent passer les cortèges infinis sur le bord du chemin, devant ceux qui les regardent sans un mot, eux aussi vidés de tout vocabulaire, et ça continue,… Considérons qu’ils finiront bien par s’arrêter un jour. Considérons. 

Que feront-ils alors de ce vocabulaire qui s’est dissout et qu’ils ne retrouveront pas et qu’ils devront abandonner définitivement tout le long du chemin et qui sera la dernière trace d’eux dans le chemin qu’ils piétinent? Souvenons-nous de la mère, là-bas, déjà recroquevillée et mêlée à la boue sur laquelle les autres passent en effaçant ses dernières traces.  Souvenons-nous, voilà, c’est fait. Bizarre comme on s’habitue au chaos en le prenant pour le silence du monde… 

Vous pensez, je ne sais, « de quoi se mêle-t-il ?», et autres réflexions? De peu de choses, je vous assure, mon état, mon âge, ma situation limitent le champ de mon action, je ne le sais que trop, mais ce que je fais, je tiens à le faire entièrement et avec une véritable précision. Je n’attache d’importance aux mots que dans les moments d’accident, de tension, après, ce ne sont plus que des témoignages, de vagues rapports, des interprétations, du temps prisonnier des mémoires, de la littérature. Voilà la différence que vivent ces gens, il ne se paient pas de mots, non, la dissolution, vous dis-je, le vide, voilà ce qu’ils connaissent… 

Mais quittons la géographie qui se dissimule dans l’histoire et l’histoire qui se cache dans la géographie et voyons plus en détails la question qui nous préoccupe. Sillonner les routes du monde, voyager, aller ici et là, souligne bien souvent cette évidence : les routes sont encombrées de pauvres gens, de misérables, presque des choses, des fragments, des morceaux, rien qui vaille en somme. Partout, où qu’on aille, partout. Il ne reste à ces pauvres errants, littéralement, que le sens de la marche ; ils vont, toujours plus loin, toujours plus éloignés de chez eux, toujours plus loin de l’endroit où ils auraient voulu aller. 

Et naissent alors des chagrins qui mènent à la révolte mais vous avez remarqué que ça s’arrête presque toujours au chagrin, heureusement, dignes et chagrinés nous sommes, dignes et chagrinés nous nous indignons, point. Cet exemple me vient soudain : une digne et forte personnalité, haute responsable de la dignité des marcheurs s’est indignée un jour, frappe la tribune internationale de la main et lance à l’assemblée: « Il m’en manque deux cent milles! ». Deux cent milles personnes perdues dans les brouillards des forêts africaines, deux cent milles oubliés, perdus, égarés, massacrés, sacrifiés dans la brume. Et nous ? Colère, essoufflement, arithmétique, photo, terminé. 

Le temps presse, il faut agir avant la catastrophe mais vous m’écoutez peut-être avec doute et amertume, vous voulez me faire comprendre que je ne trouve pas les mots qui touchent votre âme, autrement dit les mots qui foreront loin et profond en vous jusqu’à cet endroit où ils prennent toute la place et ne laissent plus de répit, vous me direz qu’ils sont tombés eux aussi, les mots, tout le long du chemin et que sans eux, je suis obligé d’user des images convenues, de phrases toutes faites, comme  ceci, tiens… « Plus jamais, se souvenir, apprendre, histoire », « Plus jamais, se souvenir, apprendre, histoire », « Plus jamais, se souvenir, apprendre, histoire », « Plus jamais, se souvenir, apprendre, histoire », « Plus jamais, se souvenir, apprendre, histoire », « Plus jamais, se souvenir, apprendre, histoire », « Plus jamais, se souvenir, apprendre, histoire »,… Voilà, j’y arrive de mieux en mieux, entraînement, conviction, métier… Sans aucun sens vous disais-je… 

Tiens donc ! La commémoration d’une catastrophe se fait toujours dans l’actualité de la suivante et les hommes, polis, dignes et perdus répètent à l’infini ces mêmes phrases qui sont à l’instant où ils les prononcent des condamnations pour les vivants ; la longue chaîne est en train de trouver son amplitude et son rythme et lui, le modeste, le pur, le démocratique qui parle au nom de la tribu élargie, de la terre accueillante, de la famille rassembleuse, de ses propres os brisés par je ne sais quels combats, ne sait plus qui il confond, qui il trahit, qui il pulvérise. Il parle comme si on n’écoutait plus et le monde répète ses phrases en ricanant de détresse « Plus jamais, ensemble, se souvenir, unir, rassembler »        Et encore, variation : « Plus jamais, se souvenir, apprendre, histoire ». Voilà, c’est dit, on peut continuer. 

                                                       C’est un sujet de tristesse pour qui voyage dans les villes et les campagnes que de voir les rues, les routes et le seuil des pauvres maisons, les immeubles des zones hors-la-loi encombrés de mendiants, suivis de trois ou quatre enfants, tous en guenilles, importunant les passants de leur main tendue. Ou lançant leur colère, plus souvent, accompagnée d’injures de toutes sortes, de tristesse sans nom et de haine démembrée. Certains, plutôt que de travailler, sont obligés d’arpenter le pavé à mendier la pitance de leurs nourrissons qui en grandissant, deviendront voleurs ou assassins faute de trouver du travail. Ou alors, pour apprendre plus vite à ceux à qui ils ont donné le jour, ils volent, mentent, crachent par terre, se détruisent peu à peu. Que d’énergie perdue, reconnaissons-le, que d’investissements promis et jamais tenus, que d’illusions entretenues et productrices d’enfers. 

Ils finiront alors par quitter le pays natal et s’engageront pour combattre au nom de je ne sais quelle cause perdue, vendront leur sang aux marchands d’hémoglobine, s’entraîneront au martyre, fabriqueront des bombes, les lanceront contre eux-mêmes et perdront jusqu’à l’idée de paix dans laquelle ils n’ont plus d’avenir.   Et rien ne les satisfera, rien qu’on puisse leur proposer en remplacement de ce qu’ils ont un jour imaginé, même si cette fulgurante image d’eux-mêmes appartient déjà au temps de leurs aïeux, même si cette fabuleuse image de leur avenir s’est déjà éteinte dans la vie de leur père mais rien ne pourra remplacer le souvenir de plus en plus vague de cette image, rien qui puisse entraver le lent cheminement de la désolation, rien. Alors, nous savons, et nous observons le pays tout entier et les pays voisins et c’est déjà une grande désespérance que de le rappeler ici et nous comprenons que cette misère a renversé glorieusement, de dominos en dominos, les derrières barrières qui semblaient faites pour l’arrêter. La perversion ultime sera donc de donner aux enfants perdus des sobriquets d’assassins, de leur coller des gueules de traîtres, d’en faire des petites frappes sans espérances. 

Nous pouvons observer cela aujourd’hui et nous regrettons déjà d’avoir permis cela. Où était notre capacité à dire non, à rompre des liens de mensonges, à refuser des débats qui masquaient les questions impossibles, celles auxquelles la démocratie que nous aimons ne peut répondre officiellement, où était notre force et notre exigence devant ceux-là même qui nous entraînaient a la confusion rassurante, qui parlaient pour mieux détruire le sens de la parole, qui faisaient assaut au calme entendement des pédagogues abandonnés et qui, dès lors, en devenaient amers et injustes parce que craintifs et méprisés. La misère avance encore et toujours à découvert et c’est ainsi que nous pouvons observer ces enfants errants, à demi nus, dormant dans les égouts et sortant la nuit pour quelques rapines, cherchant une pièce oubliée dans les cabines téléphoniques dévastées, ou encore offrant plus, bien plus hélas qu’ils ne peuvent donner, aux derniers voyageurs égarés… Crocodiles, crocodiles polis, crocodiles repus, crocodiles dispersés, ah, crocodiles infinis… Je pense que chacun s’accorde à reconnaître que la masse de ces enfants perdus nous pose une question cruciale. Nous ne pouvons ni les nourrir, ni les éduquer comme les vertus que nous honorons l’exigeraient. Nous nous engageons, nous promettons, la main sur le cœur, nous nous réunissons ci et la dans les Cités les plus diverses et déclarons, déclarons, opinons, débattons et déclarons… 

Nous déclarons ce qui nous semble juste et possible et réalisable, nous signons et contresignons, annonçons et publions mais cette publicité ne mange pas de pain et peut donc errer le ventre creux…   C’est alors une évidence pour tous: ces enfants constituent, quoiqu’on veuille, une charge supplémentaire pour les nations qui se regroupent en une famille de nations avec des soucis de famille et des obligations familiales que nous ne pouvons désagréger en laissant ces meutes infantiles déborder des terrains qu’ils occupent aujourd’hui. Quand je parle des enfants, j’évoque, en n’oubliant pas leurs parents déjà décimés par l’angoisse, l’avenir de notre nation et celles de nos voisins les plus proches. Bien sûr quelque continent souffre plus douloureusement et plus durement qu’un autre, bien sûr le fort l’emporte sur le faible, bien sûr la famine décape là plus qu’ailleurs, la maladie, la guerre plus indifférentes encore frappent sans compter, et, bien sûr, un pardon, un large et délicat pardon oecuménique sera un jour accordé à ceux qui ont poussé ces pauvres gens à la déréliction et c’est un bien rare que de pardonner, qui dure moins que la vengeance et qu’il faut encourager, mais quoi? 

Que faire de ces enfants?   Qu’en faire pour soulager la nation de cette terrible charge? Pour ma part j’ai consacré de nombreuses années à réfléchir à ce sujet, à examiner avec attention les multiples projets qui existent, et j’y ai trouvé de grossières erreurs de calcul. Il est vrai qu’une mère peut sustenter son nouveau-né de son lait la première année sans recours, ou à peu près, à une autre nourriture, qu’elle pourra toutefois se procurer grâce à la mendicité. 

C’est précisément à l’âge d’un an, que je me propose, étant donné la situation catastrophique que traverse notre civilisation en ces temps instables et lourds d’insécurité, de prendre en charge le sort de ces enfants, de sorte qu’au lieu d’être un fardeau pour leurs parents ou leur administration et de manquer de tout, ils puissent contribuer à nourrir et, partiellement, à participer au soutien de tous. Mon projet comporte également cet autre avantage de supprimer cette horrible pratique que nous connaissons et sur laquelle nous faisons depuis trop longtemps le plus grand silence, qui consiste à les assassiner de diverses façons ;  la moins effrayante résidant dans leur élimination physique alors qu’ils sont abandonnés de l’avenir. De bien plus subtiles souffrances les attendent alors qu’ils sont simplement livrés à l’indifférence générale et à l’égoïsme qui gouvernent sans conteste ce monde et tous les autres. Notre continent, pour ne s’attarder qu’à celui que nous connaissons et qui affirme par ailleurs des arrogances d’exception, compte une multitude de femmes reproductrices qui se trouvent dans le plus grand désarroi, dès lors, nous pouvons considérer qu’une masse d’enfants naît chaque jour, qui ne peut compter sur aucune aide ou soutien matériels qui soient, malgré les propositions diverses émises par d’éminents et honnêtes spécialistes, qui concernent, comme vous le savez, l’emploi, l’éducation et la culture de ces rejetons de la misère. 

Aucune proposition n’a été à ce jour suivie des effets escomptés et les grandes administrations des pays touchées, provoquées même par ce terrible fléau ont révélé bien des impuissances que nous devons désormais prendre en compte. Ces enfants, s’ils passent la première porte de l’âge, c’est-à-dire un an, ont quelques chances de tenir jusqu’à six ans, peut-être huit et ils pourront alors se livrer aux rapines et aux multiples occasions de prouver à la société qui les a livrés sans ressources à la plus grande des solitudes qu’il apprendront vite le métier de survivre, hors des lois et des instances qui nous gouvernent. Des rapports qualifiés soutiennent cependant que, passé cet âge, il deviendra difficile de faire quoi que ce soit d’eux, si ce n’est de les former plus durement encore au métier des armes et de la délinquance… De multiples expériences existent, nous le savons, et des bataillons d’enfance courent déjà en premières lignes sur des champs de mines dans de larges régions du Sud…Mais ca ne suffit pas. 

Entraîner ces jeunes filles et ces jeunes garçons à affronter chaque jour le mal et la violence qui sera assurément leur lot coûtera à ceux qui les prendront en charge, en nourriture et vêtements, des sommes qu’ils ne pourront logiquement pas récupérer même si ces jeunes gens parviennent à la plus grande adresse dans l’exécution des basses œuvres de leurs maîtres. Ils coûtent en général plus qu’ils ne rapportent et les troubles qu’ils provoquent sont des occasions de dépenses que la morale exige et que les budgets condamnent. Investissement trop dispendieux donc. 

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     De cela aussi nous parlerons plus tard mais réfléchissez à ce lieu, la surface, le monde du chaos et des échos tonitruants de la misère, réfléchissez à ce monde qui livre ainsi ces enfants au broyeur…       Ils les jettent dans une conduite, telle que celle qui relie, pardonnez-moi l’image, notre bouche à notre anus…       

     Revenons donc, naturellement, à ma proposition…       Un ami, expert dans une matière qui ne le cède en rien aux avancées de la génétique ou de la biologie moléculaire, j’entends la philosophie du renoncement, la morale du réalisme, me rapportait que partout où il a voyagé il lui a été rapporté qu’un jeune enfant constitue à l’âge d’un an un mets délicieux. Il ajoutait: « nutritif et sain »! Qu’il soit en daube, au pot, en rôti, à la broche ou au four…       

     J’entends haut et clair ce que vous pensez en cet instant, j’entends le sentiment d’abomination qui résonne en vous, j’entends la colère qui se lève, j’entend aussi, moins distinctement je l’avoue, mais je l’entends, la reconnaissance d’un état de fait, une évidence, une obscène évidence : que faire de cette masse excédentaire et bientôt sacrifiée ?         Il nous faut des lois, des règlements, des instances vérificatrices, il nous faut couper court au désordre et rétablir en cette matière une harmonie, un contrat social qui est le fondement de notre démocratie…        

     Il nous faut regarder les choses en face et refuser de laisser croître cette misère dans la perte la plus haute, il nous faut ne plus dilapider, il nous faut dire oui, enfin, à la réalité du monde et combattre en son ventre l’iniquité la plus grande qui est de laisser glisser inéluctablement ces pauvres corps souffrant dans un oubli sans nom…           Je porte donc humblement à l’attention du public cette proposition: sur un chiffre de quelques dizaines de millions d’enfants sans moyens, il serait envisageable et même pensable d’en garder quelques millions… pour la reproduction, dont un quart seulement de mâles, ce qui est plus que nous n’en accordons aux moutons, aux bovins et aux porcs, la raison est que ces enfants sont rarement les fruits du mariage et qu’en conséquence nul n’y verra inconvénient à ce qu’un mâle serve quatre femelles.       

     C’est ici que l’idée se précise…         Les autres seraient mis en vente et proposés aux personnes de bien et de qualité, non sans recommander à la mère, je souligne ce point d’importance, de laisser téter leurs petits à satiété pendant le dernier mois, de manière à les rendre dodus et gras pour une bonne table.        Ils pourront, en offrant leurs flancs et leur râble aux plus fines bouches de nos Etats, faire de leur brève existence un subtil en-cas, ce dont nous ne pouvons que les remercier dès aujourd’hui. Bien préparés, ils serviront la nation mieux que vifs et miséreux, promis aux injures de leur condition.       Quelques exemples simples valent mieux qu’un discours…        

     J’ai calculé qu’un nouveau né pèse en moyenne 3 kilos et demi et qu’il peut en une année, s’il est convenablement nourri, atteindre une bonne dizaine de kilos. Je reconnais que ce mets parait quelque peu onéreux, en quoi il conviendra principalement aux couches sociales les plus élevées, aux entreprise lors de fêtes ou séminaires d’importance, aux grandes organisations à l’occasion de congrès prestigieux…         Notez qu’on trouve de la chair de nourrisson toute l’année mais qu’elle sera plus abondante en mai, comme me le faisait remarquer un ami expert, car la saison estivale est toujours plus propice aux copulations, c’est donc au printemps suivant que nous pourrons compter sur les plus beaux troupeaux.       

     Tenant compte du fait que dans les pays chauds la transe sexuelle tient lieu de compensation à bien des affres que la nature organise, on pourra, là, trouver des nourrissons de la plus belle espèce qui soit, et cela toute l’année.       Il faudra évidemment se rendre dans ces contrées naturellement inconfortables mais ces voyages, outre l’excitation naturelle qu’ils produisent sur l’imagination et l’état mental du voyageur, offrent des occasions de chasse et de capture qui ont déjà décidé nombre parmi nous à entreprendre ces périples…       

     Nous pourrons ainsi constater que cette pratique exotique permettra également de réduire le nombre de ces mendiants naturels.        Mais revenons-en à notre préoccupation, c’est-à-dire à la façon de délester notre présent de ces hôtes superflus…       

     Il n’est pas inutile de rappeler ici que nous connaissons des pratiques qui laissent augurer du succès de ma modeste proposition, j’entends l’habitude lors de certains conflits régionaux ou locaux de soumettre, ici-même, chez nous,  la population tout entière, et dès lors les enfants en âge de rencontrer notre proposition, à des violences que notre civilisation condamne au nom du respect de l’intégrité de l’être et de sa dignité.       Ce n’est pas tant l’élimination d’une quelconque population que j’évoque ici, il faut bien que les nations s’expriment, mais plutôt la façon dont celles-ci s’organisent: dans la violence la plus vile, le désordre, le gâchis et l’horreur.       

     Pensez: des hommes sont écartelés, d’autres cuits en broche ou mis en pièces de n’importe quelle manière, si, je vous l’assure, la presse en a parlé, des experts en témoignent…        L’horreur, vous dis-je, l’horreur.      

     Cela constitue un spectacle désolant pour les enfants dont je vous parle, mais aussi pour nous aussi, qui sommes contraints d’assister à cette abominable déchéance.       Et nous n’y pouvons rien. La colère, la misère, les dieux entrecroisés au cœur de l’ignorance vont plus vite que l’abandon discret dont nous sommes coupables. Déclarons, annonçons, regrettons, passons à autre chose…       

     A moins…A moins de les consoler, de les soutenir de notre plus grande compassion, que pouvons-nous faire?        Que pouvons-nous envisager si ce n’est de soustraire le maximum de ces nourrissons à leur funeste destin et à la déraison de nos nations?        

     Il faut bien reconnaître que chaque jour apporte son lot de mort et de corruption par le froid, la faim la crasse et la vermine à un rythme si rapide qu’on peut raisonnablement attendre que l’élagage se fasse sans qu’on ait à broncher.       Le manque d’emploi, l’angoisse poussée à son paroxysme, des états d’hygiène de plus en plus douteux font que beaucoup, même s’ils ne sont pas physiquement atteints, dépérissent vite, percés du mal secret qui ronge l’âme, enlève toute énergie et empêche toute décision.       Ils n’ont bientôt plus la force de travailler et glissent dans un état qui les rapproche peu à peu d’une agonie sociale avant la mort physique. 

     Mais je me suis écarté un moment de mon sujet et il serait bon d’y revenir… 

                                                                Nous parlions donc des enfants et de leur destin…« d’entremets »… 

      Pensez aux économies que pourra réaliser la nation en échappant à l’entretien de ces enfants, sachant que les biens consommés seront tous d’origine et de manufacture locales…      Quelle opportunité pour les amoureux de l’art culinaire qui pourront s’en donner à cœur joie et offriront ainsi à leur région de nouvelles opportunités en matière de tourisme…       Nul doute que ces aliments attireront de nombreux visiteurs et clients dans les auberges et les restaurants étoilés. Les chefs ne manqueront pas de mettre au point des recettes adaptées au goût de l’époque…Imaginez le renouveau gastronomique que cette proposition offrira aux cuisiniers habiles!       

     Enfin, ma proposition pourrait inciter non pas seulement au mariage et à la gestion attentive du patrimoine que l’Etat attend de ses citoyens mais aussi, elle accentuerait le dévouement et la tendresse des mères et des pères envers leurs enfants…        En supposant qu’un nombre croissant de familles de notre vieux continent adoptent ma proposition, on verrait bientôt se désengorger les Institutions de toutes sortes qui ont tant de mal aujourd’hui à supporter les frais d’une misère et pour tout dire , d’une déréliction croissantes…       

     Ma proposition, modeste assurément, empêcherait un tel gâchis.       Des bébés à peine nés sont abandonnés dans les poubelles publiques, enfermés dans les consignes des gares, relégués au triste sort des ordures…       

     La terreur fait crier ces pauvres êtres de telle façon que nombre d’inspecteurs ou employés des chemins de fer ont dû souvent intervenir trop tard: les enfants avaient atteint le seuil de l’intolérable et rendaient l’âme, déshydratés, asphyxiés, et livrés aux tourments les plus impensables!        Ma proposition offre l’avantage de rassembler nos nations autour d’un projet d’une telle envergure qu’elles trouveront futiles les suggestions que nos représentants tentent de faire passer pour de véritables solutions à l’instabilité humaine et économique que traverse notre temps.        

     En ce qui me concerne, je me suis épuisé des années durant à proposer des théories vaines, futiles et utopiques et pour tout dire, littéralement humanistes , toujours sans résultats…        J’ai donc décidé de réagir, allant de villes en villes, de maisons en maisons, pour exposer ma modeste proposition…      

     Convaincre, expliquer et convaincre, convaincre avant qu’il ne soit trop tard, voilà mon objectif, voilà mon rôle, convaincre !        Si vous aviez d’autres propositions, parlez, je vous en conjure, délivrez-vous de vos hantises, accélérez l’avènement  du bonheur, hâtez l’arrivée du règne de la fraternité, donnez à chacun une chance de prendre sa place dans la grande marche du monde mais faites quelque chose…       

       Après tout, je ne suis pas si farouchement accroché à mon opinion que j’en réfuterais toute autre mais avant qu’un projet de la sorte soit énoncé pour contredire le mien, je demande de bien vouloir considérer avec mûre réflexion ces deux points.       Primo, en l’état actuel des choses, comment espéreront-ils nourrir ces affamés qui errent sur les routes et comment les vêtir, leur donner l’éducation à laquelle ils ont droit, comment les faire participer à la culture de leur peuple en l’augmentant de leur éventuel génie?      

     Deuxio, tentez l’expérience que je vous suggère: interrogez ceux qui sont aujourd’hui livrés à un présent sans espoir, épuisés par le sort, abandonnés de l’imagerie commune de notre civilisation, arrachés à la puissante représentation que nous organisons chaque jour pour fêter nos valeurs et nos acquis, demandez-leur ce qu’ils pensent de ma modeste proposition et je suis persuadé qu’ils vous serreront les mains, les larmes aux yeux en pensant à l’économie de souffrance que nous leur offrons ainsi…        Faisons cette expérience, fût-ce dans l’intimité de notre cœur…       

     Faisons cette expérience et livrons-nous à la vérité, l’unique vérité qui est de reconnaître que nous sommes hommes, responsables, attentifs au bien commun, à l’avenir de tous, responsables de notre engagement…       Je vous le disais au début, le chemin est souvent hasardeux, difficile, cruel, épuisant ;  des sacrifices doivent être consentis pour que le meilleur de nous arrive à son terme…     

      Cette tâche est la nôtre, cette responsabilité nous appartient et nous sommes, plus que jamais confrontés à une vérité qui ne nous lâchera plus : voulons-nous d’une vallée de larmes ou d’un temps solidaire ?     Ma modeste proposition n’a de sens que dans cette perspective.   

   Je vous remercie… Bruxelles – Marrakech – Lisbonne 

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L’isoloir

Posté par traverse le 10 juin 2007

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(Des assesseurs et témoins assis à une table. Ils murmurent entre eux s’échangent des papiers rient doucement. L’après-midi se traîne entre un citoyen et un autre. Entre une vieille dame l’air un peu égaré. Elle cherche l’urne des yeux puis les hommes et femmes rassemblés qui suspendent leurs manigances. Elle s’approche très digne.)

La vieille femme : C’est ici qu’on vote?

Un homme : Oui Madame là dans l’isoloir. C’est la première fois?

(La vieille femme ne répond pas) 

Une femme : Vous avez votre convocation ? 

La vieille femme : Oui la voilà, c’est çà, la voilà.

(Elle prend dans son sac une convocation manifestement pliée et repliée qu’elle tend aux mains tendues) 

Un autre homme : Votre carte d’identité s’il vous plaît. 

La vieille femme : Ici 

(Elle tend sa carte fièrement) 

Une autre femme : Permettez que je vous la prenne un instant 

(La vieille femme hésite à la tendre).

Simplement pour vérifier vos nom adresse et nationalité. 

La vieille femme : La voilà.  (Elle la tend du bout des doigts et regarde tout autour d’elle) 

L’autre homme : C’est la première fois que vous allez voter chez nous?

La vieille femme : Depuis la nouvelle loi.

La femme : Bien bien  Voulez-vous quelques explications?  

La vieille femme (interloquée) : Des explications? 

La femme : Ben oui, pour voter!  Il faut que je vous explique. 

L’homme : Notre système est quelque peu complexe. Il vaudrait mieux que nous vous expliquions comment faire. 

La vieille femme : Je sais comment faire.

La femme : Excusez-moi c’était pour vous aider.

L’autre homme : Bien, bien, alors je vous en prie, c’est par là. 

(La vieille femme suspend son mouvement hésite regarde vers la porte vers les fenêtres se concentre très lentement, prend sa respiration et se dirige d’un pas raide vers l’isoloir) 

L’homme (de loin) : il vous suffit de repérer le candidat de votre choix et de le pointer avec le crayon ad hoc.

L’autre femme : bleu.

L’autre homme : C’est çà, bleu. 

La femme : Attention Madame pas de rature, pas de dérapage, pas de trait au milieu de la feuille sinon votre bulletin sera nul, définitivement nul. 

La vieille femme : Et si je tremble?

L’homme : Il ne faut pas trembler, Madame, c’est important. 

La vieille femme : Justement, je tremble souvent quand c’est important. 

L’autre homme : Concentrez-vous Madame regardez faites comme moi..

(Il prend un crayon bleu et le pointe très fermement sur un carton. Il descend la mine lentement sur la feuille et « bleuit »une case. Un temps) C’est un exemple…  La vieille femme : Je ferai attention. A l’école quand j’étais jeune… L’homme : C’est bien maintenant allez . Vous voyez il y a du monde qui arrive. 

La vieille femme : D’accord j’y vais  (Elle se dirige vers l’isoloir tire la tenture très délicatement et pénètre dans la cabine. On n’entend plus rien. Grand silence. Les assesseurs parlent à voix basses) L’homme : Et un vote de perdu, un ! La femme : La pauvre. Vieille comme Mathusalem!  

L’autre homme : Elle n’y comprendra rien c’est sûr. 

L’autre femme : Encore du papier de gâché. 

La femme : Alors qu’on s’est battus pour qu’ils puissent voter! L’homme : Moi je n’y tenais pas particulièrement. 

L’autre femme : C’est important. En tant que femme… 

L’homme (qui la coupe) : ce qui est important pour nous ne l’est pas forcément pour eux !  L’autre homme : C’est vrai ça on ne peut rien là contre…

(Ils rient doucement)  La femme : Elle prend vraiment son temps.  L’homme : C’est l’Alzheimer  

(Il rit. Les autres sourient mais lui font signe de se taire et tendent l’oreille. On entend comme une voix murmurée une sorte de litanie qui s’entend très légèrement

La femme : Madame ça ne va pas 

(silence. On entend toujours la litanie)

L’homme : Madame on peut vous aider 

(silence. Toujours la litanie

L’autre femme : Il faut vous dépêcher Madame. Le temps presse. Les autres attendent. 

L’homme (en riant) : La démocratie n’attend pas. Toujours à l’heure, sauf quand il y a la Coupe.   

La femme : Madame  S’il vous plaît, répondez. 

(Silence. On entend toujours la litanie. L’homme se rapproche de l’Isoloir se penche et écoute. Il revient quelques instants plus tard en marchant sur la pointe des pieds. Retenant un fou rire) L’homme : Vous savez quoi  les autres, Elle dort ! L’homme : Non. (Il se retient de rire) Les autres : elle pleure  

L’homme : Non…elle prie 

Les autres (qui rient) : ce n’est pas possible ce n’est ni une église ni une mosquée ici! 

La femme : Faudrait la faire sortir. 

L’homme : C’est interdit. On ne peut pas la déranger. 

Les autres : C’est vrai merde! L’autre homme : j’y vais. 

L’autre femme : fais doucement elle pourrait mal le prendre et tu sais avec ces gens-là, c’est vite esclandre, scandale et compagnie.  La femme : Et alors ce sera pour notre pomme ! 

L’homme : Faut décider! La femme : Quoi?   L’autre homme : Si on votait?  

L’autre femme : T’es fou ça ne sert à rien de voter faut y aller. 

La femme : Oui elle va finir par foutre le bordel si ça continue. 

L’homme : Bon j’y vais moi. Tant pis. Vous me couvrez…

Les autres : Oui!

(Il se déplace lentement vers l’isoloir et tend l’oreille. On entend de plus en plus haut la litanie des noms de femmes que la vieille chante lentement dans sa langue. L’homme revient à pas de loup) 

L’homme : Elle prie c’est certain  La femme : Madame. (très fort) Madame   La vieille femme (qui interrompt sa mélopée) : Oui   La femme : Madame il vous faut sortir, votre temps est écoulé, une autre personne attend pour vous remplacer…  

La vieille femme (de derrière le rideau) : Ca fait si longtemps Laissez-moi encore un peu.   

L’homme : Là, les ennuis commencent. 

L’autre femme : Laissez-moi faire…(elle se dirige vers l’isoloir ouvre le rideau et trouve la vieille en train de s’essuyer les yeux) …mais madame il ne faut pas vous vous sortez vous glissez votre bulletin dans l’urne et hop la démocratie est en boîte si vous me permettez. 

La vieille femme : ne faites pas attention je pensais à mes filles à ma mère à mes sœurs aux femmes comme vous. 

L’autre femme : Comme moi? Voyons madame, ça n’a rien à voir. 

La vieille femme : que du contraire ça a tout à voir.  L’autre femme : je suis ici depuis plusieurs générations et je vote pour la quatrième fois madame c’est une habitude presque une obligation. 

La vieille femme : oui une obligation c’est ça (silence) laissez-moi maintenant. 

L’autre femme : mais ce n’est pas possible voyons madame il faut sortir maintenant (à son collègue). Tu veux m’aider?

L’homme : qu’est ce qui se passe?  L’autre femme : Madame ne veut pas sortir de l’isoloir. 

La vieille femme : je pense à toutes les femmes de ma famille je vote en leur nom. 

L’homme : un homme une voix pardon une femme une voix allez madame il est temps de sortir.    La vieille femme : combien de temps me donnez-vous encore?  L’homme : Euh je n’en sais rien madame. Comment voulez-vous que je réponde à des questions aussi indiscrètes et intimes? 

La vieille femme (interloquée): Je voulais vous demander combien de temps vous me donniez encore pour occuper cet… 

L’homme : i…soloir.  La vieille femme : C’est ça, je voudrais connaître le temps qui m’est ici légalement imparti.  L’homme (qui se dirige vers ses collègues) : vous connaissez le temps imparti au vote pour chaque citoyen vous? 

La femme : Non, un certain temps, c’est tout. 

L’autre femme : le temps de noircir sa case et hop, dehors!

(Elle rit. Ils rient tous doucement) 

L’homme : Le temps imparti? Elle se moque de nous, ma parole. 

L’autre homme : j’y vais et ça ne va pas traîner, vous allez voir.

(Il se dirige vers l’isoloir. La vieille femme l’attend tout en sourire).  La vieille femme : vous venez me dire que mon temps est fini c’est ça? 

L’autre homme (mal à l’aise se tourne vers ses collègues) : Il faut comprendre madame, ça doit rouler, c’est la démocratie, une machine bien huilée qui roule et qui ne s’interroge pas aussi longtemps que vous ne le faites. Vous imaginez si chacun était ému pour si peu, voyons! C’est tout simple, vous entrez, vous noircissez, si tout le monde prenait le temps que vous prenez, on y serait encore la semaine des quatre jeudis. 

Les autres : C’est ça, c’est impensable, madame, il faut que ça tourne. L’alternance vous connaissez. La vieille femme : Non.  Les autres : Le changement : un homme puis un autre. 

La femme : Il y a des femmes aussi.  L’autre homme : Oui les hommes et les femmes élus par le peuple sont désignés par le peuple voilà. 

La vieille femme : Et vous ne prenez pas votre temps pour une chose aussi grave.  L’autre homme : Mais il y a eu la campagne, les journaux, la radio, la télévision, le Net, les tracts, les affiches!

La vieille femme : Non je veux dire, vous ne réfléchissez pas longtemps avant une chose aussi grave? C’est quand même plus important que de faire le pain. Et pourtant quand je fais mon pain, je me concentre, il suffit que j’oublie le levain ou un tout petit peu de sel et cette pincée oubliée sera fatale pour le goût de ceux qui le mangeront. 

L’autre homme : Oui vous avez raison on faisait comme ça chez nous aussi avant c’est vrai mais maintenant c’est la dernière fois avant l’électronique alors vous pensez vos histoires de pain.   

La vieille femme : Laissez-moi, je m’interroge (l’autre homme se dirige vers les assesseurs).

L’autre homme : C’est la fin.  La vieille femme : Je prends le temps de m’interroger et dès que je saurai pour qui voter et donner avec honneur mon vote je sortirai d’ici et je rentrerai à nouveau chez moi dans la tribu des hommes.  (Les assesseurs se regroupent autour de leurs papiers se lèvent regardent l’urne et leur montre. Un long silence s’installe) 

L’autre femme : C’est foutu.  La femme : Le conseil d’Etat.  L’homme : La Cour de Strasbourg. 

L’autre homme : Ou peut-être pire. Qui sait.

(Publié dans Démocratie mosaïque, éditions Lansman)

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