Vive les vacances,
plus de pénitences,
les cahiers au feu
et les profs au milieu…
Ca c’était pour rire, pour chahuter, pour le bazar, un rien de provocation dans nos têtes bien rasées. Quand les pions passaient près de nous, on chantait à tue-tête, puis on la fermait. Et l’année reprenait, les cours, l’ennui, la violence, l’humiliation, la médiocrité, les injustices qu’on avalait en douce et qui nous pourrissaient la vie, les filles qu’on apercevait de l’autre côté du mur, les gifles parfois, mais pas souvent, les rangs, toujours et le temps qui se traînait.
On y arrivait ou pas. Certains nous quittaient à peine passé l’âge des culottes courtes, apprentis, manœuvres, coursiers, il y avait toujours moyen de s’en sortir. L’école, pour beaucoup, c’était un parc où on regardait le monde à travers les barreaux. Mais un parc sombre et dangereux où la plupart apprenaient consciencieusement à devenir les salauds d’aujourd’hui. Pas bêtes, drôles souvent, amicaux à cracher par terre comme un seul pote, mais des salauds qui se promettaient de leur en faire baver.
Le temps a passé, la chanson est morte et l’école a brûlé.
Vous ne savez plus ce que vous êtes aujourd’hui, un peu perdu, un peu trompé, probablement des choses à faire encore plein les mains. Vous ne savez pas ce qui a raté exactement, peut-être tout ce qui aurait dû réussir. A l’inverse. Ce qui devait être un lieu d’apprentissage et de patience est devenu un enclos hystérique et racoleur. Mais l’école a brûlé et cette veille chanson de gamins fabriqués dans l’ennui des devoirs de toutes sortes a disparu des cours de récréation.
Une fois encore le feu a remis le compteur à zéro dans ce minuscule état de papiers et de chaises brisées et des fantômes piétinent brouillons et essais de bonheur, des enfants sont passés et repassés sous les fourches de la colère, ils soufflent dans les masques lisses des enfants sans avenir sur les flammes qui leur lèchent les pieds et s’enfuient dans la nuit en riant de ce crime facile.
1. La région est traversée de vagues frissons de renouveau. Des usines ferment et d’autres tentent de s’accrocher aux flancs des subventions toutes plus florissantes les unes que les autres. Le fleuve découpe en deux les prairies souvent inondées. De la chaux en poussière sur tout ce qui est dressé dans le paysage, de la fumée provenant de la centrale nucléaire toute proche, ou peut-être de la sidérurgie fatiguée des environs. Des voitures, des gens, des chiens parfois, des affiches, des murs, des fenêtres, du temps qui se hâte. Des hommes et des femmes peuplés de désirs sans moyens en arrivent souvent à une avidité étrange. Ils vivent en marchant sur les traces d’un autre siècle. Ils parlent, ils chantent, ils proclament des choses un peu désuètes mais toutes leur tirent des larmes.
C’est la vie, comme ils disent, mais rien n’arrive vraiment à les faire croire à ce qu’ils racontent jusque dans leur sommeil. Les enfants se débrouillent avec cette vie-là, ils font parfois des merveilles, des coups, des projets sublimes et alors ils s’en vont, le plus loin possible, loin de cette ville qui engloutit tout. Certains reviennent parfois, fortune faite et on les traite comme des anges bienveillants, comme s’ils avaient décroché la lune.
Monsieur marche dans la rue en pensant à son abonnement ADSL qu’il doit renouveler avant qu’ils ne coupent sa connexion. Sans ça, il est perdu, renvoyé à des infinités de solitude, alors il hâte le pas pour arriver à temps au bureau avant la fermeture. Il sait que ses explications seront écoutées d’une oreille distraite, que seule comptera la somme qu’il déposera sur le compte du groupe. Cela fait partie de son fond de colère, cette façon d’être traité par ceux que l’on paye mais il ne peut rien changer alors il hâte le pas et rumine des excuses qui s’apparentent à des insultes renfrognées. Mais Monsieur a quelque chose dans le cœur qui le tire un rien hors de lui aujourd’hui, il soupçonne en regardant le ciel que ce sont ces beaux nuages blancs qui le rendent si heureux, il soupçonne que ce bleu incertain qui tente d’éclairer la ville arrive enfin au-dessus de lui parce que c’est son jour, parce que c’est normal, à un moment donné d’avoir ce morceau de bleu au-dessus de la tête. Monsieur a ralenti le pas et ne pense plus à sa dette, au fournisseur, à son abonnement de haut débit, il traine un peu la tête dans cet élargissement du monde qui le précède et sent quelque chose qu’il prend pour du bonheur. Le vent prend en chasse un troupeau tout encombré de flocons et de trainées, il le pousse devant lui comme une éléphante avec son éléphanteau et les écarts du bleu se déchirent peu à peu. Le Centre culturel est coincé entre deux commerces, un cinéma et une échoppe de poètes qui inonde de ses discours un monde qui n’a besoin depuis longtemps que de parole. Le courant passe entre les interstices des croyances et des certitudes. Personne ne semble s’en apercevoir et chacun joue sa vie en douce. Mieux ça que la rue pensent certains. Mieux ça que rien proclament les optimistes. Mieux rien que ça objectent les solitaires et chacun rentre chez soi, l’oreille et le cœur assouvis de savoirs sans importance. Madame court dans la rue principale, elle a été prévenue sur son portable de l’accident que son mari vient d’avoir en roulant sur l’autoroute du retour. Le plus dur c’est la traversée de la ville, les chicanes de détournement, les ronds-points inopportuns, les feux rouges à répétition qui durent des éternités, les piétons qui ne font attention à rien, qui traversent n’importe comment et se plaignent de l’existence des voitures avec une moue de dégoût. Madame court vers l’hôpital, son portable tombe, il s’ouvre, elle se penche pour le ramasser, se fait siffler par des jeunes qui la frôlent en moto, elle peste, remboîte le téléphone, relève ses cheveux et reprend sa course en vacillant sur ses escarpins qui la tirent déjà vers des douleurs tournoyantes. Madame arrive à l’hôpital et apprend que son mari a sombré dans le coma. Elle entend soudain le sifflement des jeunes de tout-à-l’heure et elle pleure.
Les vacances scolaires approchent et l’ennui traîne déjà la patte. Le ciel est sombre, la pluie menace mais ça, c’est le lot de chaque jour, cette normalité de la laideur. Les fours à chaux de la région ferment les uns après les autres et les bistrots suivent. Monsieur se prépare à une séance de whist à la taverne de la place où il se rend chaque samedi. La bière est bonne et les copains sans ambitions particulières, ils jouent comme on respire, sans en demander plus. Le temps passe doucement dans des ambiances bon-enfant genre majorettes et militance fatiguée. Monsieur ne raterait pas un samedi car c’est le dimanche qui en pâtit alors, il est tout déréglé, tout avachi, tout replié dans ses circonvolutions de fin de semaine interminable. Il lui faut un whist depuis qu’il regarde les femmes avec une légère distance qu’il prend pour de la sagesse. Il est trop tard, se dit-il souvent. Trop tard pour se réembarquer dans des vies d’illusion. Alors il joue au whist et vient de s’abonner à un bouquet d’émissions satellites. Billard, chasse, poker, sport, cul, politique, loisirs, tout est segmenté et il peut choisir sa vie. Il est heureux, presque chaque jour, jusqu’à l’heure du coucher.
Le Boucher vient de Tanger qu’il adore comme on aime une femme trop belle qu’on n’ose pas montrer de peur de se la faire piquer. Il parle de sa ville blanche, de la liberté, des étrangers célèbres, des facilités avec l’Europe et aussi de la colère de Hassan II qui avait abandonné la ville à son destin. Le Roi avait gelé tous les travaux dans la ville océane et longtemps les habitants se sont sentis méprisés. Le Boucher est triste devant les amalgames. Il répète cette phrase sans bien la comprendre mais il sait qu’on lui reproche de ne pas être du coin, comme les italiens et les polonais d’avant. Faut être du coin pour bien comprendre. Il cherche à comprendre mais ne voit pas ce qu’il y a à comprendre de différent qu’à Tanger ou Meknès. Alors il parle de merguez, de menthe et de coriandre qui sont des mots de passe si faciles. Mais le Boucher est amoureux et ça lui gâche un peu l’amour ces phrases toutes faites qu’il balance avec sa viande. Il aimerait parler de ce bien si précieux qui est en lui et qui sursaute à chaque coup de hachoir. Il rit souvent comme s’il vous connaissait depuis le bled et son rire vous emporte un instant dans les ruelles qu’il épèle en claquant la langue de contentement. Le plus important c’est surtout le prix de sa viande, de haute qualité et qu’il accompagne toujours d’un zeste de quelque chose. C’est un Saint-Nicolas de grandes personnes qui emballe la marchandise en vous fourrant une tranche de saucisson rose dans la main.
La Petite Fille joue dans la rue et la rue est vide. C’est l’heure de la classe mais la Petite Fille est trop petite que pour aller en classe, alors elle apprend les gammes de l’ennui qui la conduisent lentement vers le mystère des découvertes. Elle aime surtout regarder les gens passer, elle ne sait pas ce qu’ils disent mais elle sait ce qu’ils pensent, elle croit déjà avoir compris tous ces gestes, ces drôles de choses qu’ils font parfois. Elle s’assied sur les marches de sa maison et les regarde passer. L’Eglise est en restauration, des ouvriers ont dressé un filet devant le porche mais des jeunes s’y sont accrochés samedi passé, ils avaient trop bu, on peut boire rude dans la région, et bien d’autres choses qui font qu’on grimpe allègrement au premier filet venu. La semaine dernière, une jeune de 17 ans est tombée du pont dans le fleuve, elle s’est sentie légère et vacillante. On la repêchée quelques kilomètres plus loin coincée dans l’ancre d’une péniche. Le marinier a d’abord tiré les jambes et a laissé tomber, c’était trop lourd et il avait pas le cœur à ça, alors il appelé les pompiers.
Le supermarché fait la promotion des fraises de la région, grosses et juteuses mais sans véritable goût, comme un leurre qui se prendrait pour le réel. Mais la tradition exige qu’on en dise le plus grand bien et c’est la saison de la tradition justement. Alors le Manager promotionne, ambitionne et relationne. Il fait ce qu’il doit faire, il dit ce qu’il doit dire et les gens répondent ce qu’ils doivent répondre, c’est ça une tradition dans le commerce des traditions. Quelque chose qui n’a de sens que lorsqu’on l’agite, comme ces boules de verre emplie d’eau et de neige qui tombe sur des paysages kitchs. Les fraises emplissent la ville de leurs senteurs fades et sucrées et donnent aux trottoirs des airs de lampions à hauteur de genoux.
Je sais pas comment faire. Je sais pas quoi dire. Je sais pas comment leur dire. Je sais pas ce que je sais pas dire. Je sais pas ce que je peux dire. Je sais pas ce que je peux faire. Je sais pas ce qu’ils veulent bien que je dise. Je sais pas ce qu’ils veulent que je fasse. Je sais pas ce qu’ils veulent que je fasse pas. Je sais pas ce qu’ils veulent que je dise pour qu’ils soient contents. Je sais pas ce qu’ils veulent que je ne dise pas. Je sais pas. Je sais pas comment ça marche ce qu’il faut dire ou pas, je sais pas comment ça marche ce qu’il faut faire ou pas. Je sais pas. Je sais ce que je veux pas faire et pas dire, ça je le sais. Je sens pas ce qu’ils veulent parce qu’ils le savent pas ou le disent pas. Je sais pas ce qu’ils sentent, parce qu’ils le font pas. Et disent le contraire ou autre chose un autre jour. Je sais pas si tout ça, ce qu’ils vivent j’ai envie de faire la même chose. Non, ça je crois que je le sais déjà mais je sais pas comment dire ça. Je respire pas bien dans tout cet air-là, je sais pas comment me consoler de ce chagrin-là. Je sais pas comment voir quand c’est faux ou quand c’est vrai. Je sais pas comment dire ce qui est faux quand on me dit que c’est vrai. Je sais pas comment dire après que c’est faux quand c’est faux et qu’ils le disent pas. Je sais pas me faire entendre dans tout ça et je respire mal. Avec tout ce chagrin qui est aussi souvent comme le début d’une colère que je connais pas bien mais que je sens en moi. Je sais pas comment faire attention à ce qui est important quand c’est faux ou pas important pour moi. Je sais qu’ils disent que je peux le dire mais quand je le dis ils me disent que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas comme ça que les choses marchent. Je sais que si ma sœur ou mon frère vivent ça. Mais moi c’est comme ça. Je respire pas bien dans cette famille-là, et c’est de la colère souvent qui nous unit. Du chagrin aussi mais ça ils le disent pas. Du chagrin d’être ensemble dans ce qui se dit pas. Et de rien faire contre ce qui se dit pas.Je sais pas si je veux grandir comme ça dans tout ce qui se dit pas et que j’ai envie de dire. Alors, si je peux pas le dire, je vais le faire. C’est ça, je vais le faire comme je le dis.
Le Directeur de l’Ecole s’est assis au milieu des décombres. Les photographies prisent par la police ne lui disent pas grand-chose de ce qui s’est passé là. Des traces noires sur les murs, des bancs renversés, des chaises éparpillées dans les couloirs, des papiers calcinés qui traînent dans la classe. Cela aurait pu être un accident, un vestige d’émeute, un lieu abandonné par les occupants avant une razzia, quelque chose de naturel en somme, comme une preuve de la violence du feu et de l’acharnement des pompiers à l’éteindre. Ce que les photos ne racontent pas, ce sont les corps qui se sont insinués dans ces lieux, les intentions, la rapidité des faits, l’âge et le sexe des incendiaires éventuels. Ce que la photographie recèle c’est cette absence d’informations sur l’essentiel.
Mais la merde, dans un coin d’une image, bien dessinée, un étron sur un dessin d’enfant fait basculer le tout dans la vengeance. Des gens sont passés et ont chié. Ils ont déféqué à l’endroit précis où un soleil se lève sur la feuille chiffonnée. Il ne sait pas ce qui a pu conduire ces visiteurs à un tel abandon. Etaient-ils en colère ? Mais le choix du dessin arraché du mur prouve que c’est d’autre chose qu’il s’agit, la colère n’aurait pas suffi à cette précision.
Il regarde plus précisément cette photographie et il se dit que la carte de visite renoue avec un désir de relation. C’est d’un dialogue de merde qu’il s’agit, entre eux et lui. Il ne comprend pas tout ce que dit l’image mais il a perçu l’essentiel : ceux qui sont passé ici haïssent et méprisent ce que l’endroit, son école, représente.
Le Directeur est devenu son propre fantôme. Plus rien ne l’étonne mais ça, quand même. Il a fini par croire aux choses plus qu’aux idées ou aux hommes. Les choses sont mortes mais éveillent toujours du désir. Par contre, les hommes sont vivants et les idées parfois ne servent à rien. Et c’est là qu’il a peur, un peu, de ce qu’il est devenu. Il lit encore un peu, très peu, cela l’ennuie assez vite mais il n’ose se l’avouer, alors il continue à acheter des livres qu’il ne lit pas mais qu’il change de piles et de places régulièrement dans son appartement. A les feuilleter régulièrement, il s’y habitue et peu à peu il peut en parler. Mais ile ne parle que de ce que les autres connaissent.
Certains soirs, il est désespéré, alors il regarde la télévision jusque tard dans la nuit, cela l’autorise à penser à moitié, à regarder en apnée ces morceaux d’histoires qui le salissent lentement.
Il est au bord du changement, de la fin de votre monde, la terre est soudain plate et il a peur de tomber dans le trou. Ce que font ses enfants aujourd’hui, dans l’école, avec les collègues, il ne le comprend plus, il ne les comprend plus, il essaye de les supporter certains jours, d’autres, il les aime plus que de raison, il ne sait pas vraiment que faire de ces êtres si vivants qui tombent un jour comme certains s’écroulent rongés de malaria. Chaque chose l’étonne alors il pense à l’avenir tout autant qu’au passé, comme si le présent n’était qu’un temps de réparation des deux autres. Il est à l’endroit précis qu’il ne pensait jamais atteindre enfant. Il n’est plus immortel et ça le chiffonne mais ses enfants, les enfants de ses classes l’intéressent depuis peu comme on s’intéresse à des êtres d’un autre monde. Il sait qu’il ne les comprend plus et qu’il n’ose pas dire et faire avec eux ce qu’il ressent. Alors, il tourne autour du pot, il multiplie les journées de sensibilisation, les rencontres citoyennes, les débats au sein de l’école mais ça ne sert pas à grand-chose, juste à rassurer les parents. Ca, il l’a compris depuis longtemps. Monsieur va mieux. Il sort d’une mauvaise passe. Il ne sait plus ce qu’il peut dire ou non, au travail, chez lui, avec les copains, il ne sait plus. Il a le cœur très prudent, il se souvient des choses principales, les détails lui échappent lentement dans une mémoire à trous. Il sait que ces trous un jour prendront toute la place, que ces lignes brisées que sera bientôt sa vie vont produire une histoire à laquelle il ne s’est pas habitué et qu’il lui faudra affronter. Mais ce rendez-vous s’éloigne de lui à chaque fois qu’il relance sa vie le matin. Il fait un musée imaginaire de ces faisceaux de lignes dans lesquelles il cherche à s’y reconnaître parfois. Mais la vie continue et il se raconte des histoires. Il aime Madame. Un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout, il ne sait. En tout cas, ils s’entendent bien et les enfants sont encore aux études.
L’Enfant a quatre ans, cinq maximum, sa mère l’a placé dans une école catholique de campagne, il porte des cache-poussières contre la saleté de la relative pauvreté dans laquelle ses parents se démènent mais la crise leur a appris l’avenir, les projets, l’ambition et l’abstinence. Sa mère est croyante, elle pratique très peu, elle s’est mariée à un rustre qui ne croit lui ni en dieu ni au diable et qui aime se proclamer mécréant. L’Enfant apprend peu à peu que cette incroyance n’est en fait qu’une paresse, que le mystère n’a pas plus de place dans le cœur sec du père que la tendresse pour son prochain. Il vit seul accompagné de la mère et lui apprend une solitude effroyable qui l’habite la plupart des moment de sa vie mais c’est son père et il a, pour un temps, une relative importance. L’école est vaste, la cour de récréation est plantée de larges chênes entourés de grilles. Les rangs sont impeccables, les classes, immenses et surchauffées, les bancs trop haut pour les petites jambes. Il est au cours de religion, un grand christ de bois est accroché au mur de la classe toute en largeur. Le christ trône, tenant le mur droit dans cet enfer de petits enfants à l’âme flottante et fragile. Un jour, il ne sait pourquoi, la sœur désigne une petite fille, il se souvient très précisément que c’est une petite fille, à ses yeux peut-être, à sa voix, elle porte le même tablier que lui, elle a les jambes nues comme lui, mais sa voix est douce et la sœur lui offre une image pieuse pour avoir regardé longuement le christ en croix sans que personne ne l’y invite. Il fixera la croix des semaines entières sans jamais recevoir d’image et il en concevra un sentiment de grande injustice. La sœur passe devant lui sans le voir et lentement, au long des semaines, son regard s’éteint, le christ est immobile, la classe indifférente et les images absentes.
J’ai presque rien entendu aujourd’hui, presque rien entendu que j’ai pas entendu déjà. Ils m’ennuient avec tous ces mots que j’ai déjà si souvent entendus, presque toujours les mêmes même quand ils disent qu’ils m’aiment, toujours les mêmes que ceux quand ils m’aiment pas. A la gym le prof a pas été juste, j’avais sauté le plus loin mais il a dit que j’avais mal pris mon élan, que j’avais dépassé la ligne alors que c’est moi qui ai sauté le plus loin, qu’est-ce que j’en ai à faire de sa ligne si j’ai sauté le plus loin. C’est lui qui est pas juste, c’est vrai, c’est moi qui ai gagné finalement, malgré sa ligne. Monsieur a décidé d’aller se promener aujourd’hui en rentrant du travail, au Parc, il faut bien s’aérer. Il allonge le pas en sentant déjà des odeurs d’herbe coupée. Il aime ça, cette odeur d’herbe, ça lui fait penser aux vacances chez son oncle, à la campagne. Il jouait à Robinson Crusoë, tout seul, il avait fait son camp dans une cabane dans le fond du jardin. Il l’avait équipée pour tenir longtemps. De l’eau, des biscuits, du chocolat. Même une lampe tempête pour éclairer la plage la nuit par où viendraient les sauvages. Il relisait sans cesse le livre à la couverture cartonnée de bleu, aux belles gravures usées d’avoir été souvent touchées. Un talisman. Un fétiche de vieux papier. Des images qui allaient s’ouvrir d’un coup et l’engloutir dans les tourments de son héros. Il pointait son long fusil à amorces dans le soir qui tombait et son oncle le laissait souvent dans les premiers craquements de la nuit jusqu’à ce qu’il replie bagage et rentre précipitamment dans la maison en proclamant qu’il mourrait de faim et que demain, ils n’auraient qu’à faire attention car il serait sans pitié et tirerait à la moindre alerte. Son oncle dressait son long fusil contre le mur et le regardait avec envie.
Monsieur aime surtout la promenade sud, celle qui le mène vers l’étang et le pont torsadé. Mais des gens, de toutes sortes, sont étendus sur l’herbe, certains roulent à vélo à travers cet enchevêtrement de laisser-aller. Il les comprend mais ça le gène, toute cette intimité d’abandon répandue sur le gazon. Il trouve que les bancs sont faits pour ça, pour profiter du cadre et que cadre n’est plus le cadre si les gens font ce qu’ils veulent, comme ça, parce qu’ils se sentent bien. Ca l’énerve un peu de sentir toute cette répugnance en lui mais il a beau réfléchir et tourner la question sous toutes ses coutures, il ne comprend toujours pas pourquoi tous ces gens ne respectent pas les règles élémentaires de l’usage de ce Parc qui fut un joyau il y a cent ans. Il prend finalement par le Nord. Là, pas de gazon mais le calme revient en lui et il en sent déjà les bienfaits.
La Petite Fille qui regardait passer les gens est rentrée chez elle, elle passe d’une pièce à l’autre en appelant Maman, Maman ! Mais Maman n’entend pas, Maman est branchée sur l’Internet, elle surfe et ouvre ses emails en craignant le pire. Elle ne sait pas pourquoi mais elle craint toujours le pire avec ses courriers mêlés de pubs, de spams, de virus, de toutes sortes de choses qui sont nécessaires semble-t-il à la bonne marche des affaires et du monde. Maman n’entend pas sa Petite Fille qui l’appelle Maman, Maman car en ce moment elle lit des choses tristes et pas belles, des choses qui l’a font mourir là, assise devant son écran où elle se retient de sangloter, en apnée presque devant le malheur qu’elle imagine, qui la renvoie à cette enfant qu’elle était et qui appelait Maman, Maman sans que Maman l’entende jamais vraiment, elle est là sans respirer en lisant ces lignes de celui qu’elle aime, elle ne sait plus, de celui qu’elle aimait et avec qui elle s’est fait des souvenirs, des habitudes, des façons de remplir sa mémoire, des histoires qu’elle se raconte comme pour se prouver qu’elle a vécu un grand amour mais elle sait que ce n’est pas tout-à-fait vrai et sa Petite Fille qui l’appelle et qu’elle n’entend pas tant elle est perdue maintenant dans cette savane de solitude où elle va nue et toute déchirée de ronces, la tête déjà tombée dans l’ombre d’elle-même, elle va aussi loin que ses jambes la portent et sa Petite Fille crie de plus en plus fort mais plus rien ne l’atteint plus maintenant. 2.
Il se met à pleuvoir cette nuit-la sur la ville et le couple vieillissant dort dans le crépitement ténu. Ils ont travaillé comme ils devaient, s’étaient fait un peu insulter, avaient le cœur gros car ils croyaient encore que demain les choses allaient s’arranger, que le monde gagnerait en politesse et en douceur. Ils n’avaient pas voyagé, les hommes sont partout semblables, disaient-ils, la mémoire s’était effilochée, les désirs émoussés, le sommeil allégé.
C’est pendant cette nuit que deux jeunes garçons, très jeunes encore pour ce qui va suivre, décident de cogner à poings fermes sur la paix relative de cette maison. Aucun bruit, la ville et les voitures disparaissent dans le brouillard. Une allumette, une bouteille d’essence, un geste ample comme les lanceurs de poids et la voiture garée devant leur porte a des hoquets dans les flammes.
La colère sera jugulée, la déception avalée, l’humiliation oubliée, plus tard, quelques mois plus tard, après, sans qu’ils s’en aperçoivent, ils souhaitent plus de rigueur, de contrôle et de sécurité. Pendant quelque temps, les nuits sont plus difficiles, ils guettent, tout et rien, mais finissent par retrouver un semblant de sommeil, emportés dans des rêves de justice… 3. Je veux pas que ça dure comme ça tout le temps, je veux pas de ce temps foutu à attendre d’être grand, je veux pas de ce temps de merde où je peux pas faire ce que je veux, comme mon père, pas comme ma mère, pour ça que je suis content d’être un garçon, comme mon père, ils comprennent rien à la maison, cette façon qu’ils sont de toujours dire ce qu’ils veulent comme si j’étais pas là et puis, comme ça, ils se foutent que je sois là ou pas, ils s’engueulent comme des tarés, ils crachent, ils jurent, ils se frappent parfois, je veux pas de cette merde qu’ils trouvent bonne pour moi, je veux pas, ça je le sais, je veux pas.
4.
Il en avait fini avec elle. Il allait perdre une secrétaire hors pair, une maîtresse habile et probablement le peu de respect qu’il avait encore pour lui-même.
Mais il était temps que ça finisse, que toutes ces heures, ces semaines, ces mois et ces années trouvent enfin un terme honorable. Une fin honorable, c’était le mot « Et ça ne veut rien dire. Toujours, l’honorabilité envahira la tranchée des vaincus…Elle masque les basses besognes de la nécessité. Qu’on en finisse, qu’on tranche, qu’on coupe, qu’on fusille, mais qu’on ne cherche pas d’honorabilité là-dedans…Un coup de couteau reste un coup de couteau quelle que soit la politesse de l’assassin », se dit-il et il décida donc d’opérer à vif.
Il se répétait depuis plusieurs nuits déjà les circonstances qu’il allait mettre en scène pour clôturer cette désolante relation. Désolante et épuisante, certes mais surtout dépourvue de cette légère inquiétude qui rend les jeux du coeur et du sexe à peu près supportables. « Tout, avec elle est si atterrant d’ennui », pensa-t-il mais il feignait d’oublier à l’instant que l’ennui était le nom qu’il donnait au soufflet sec de son coeur. Il ne découvrirait que plus tard que cet ennui sans embarras s’approchait au plus près de ce que les hommes tentent de nommer comme le bonheur.
Il articulait donc sa semonce en s’exerçant à tous les registres. C’était l’obséquiosité qui le tentait, une obséquiosité distante, détachée, qui se donnerait à entendre comme il le désirait : avec détachement. Il avait bien essayé de la surprendre, de souligner çà et là quelques fautes grossières, de relever quelque erreur subtile, rien n’y faisait. Elle était parfaite et s’était incrustée, accrochée à pleines dents, attentive à ses lubies de chef de service comme à ses états d’âme de vieux mâle dans les premières paniques de la dissolution . Elle lui avait encore manifesté, il s’en souvenait parfaitement, un intérêt qui dépassait les exigences de l’emploi pour lequel elle avait été engagée. C’était en été, un été lourd et humide qui avait engourdi l’Europe. Elle était arrivée au bureau vêtue d’une jupe trop étroite et d’un chemisier qui baillait avec discrétion. Il avait remarqué qu’elle se penchait trop fréquemment pour saisir entre ses doigts fins les feuilles de papier pelure qu’elle avait rangées dans le tiroir du bas de son bureau. Ou bien, et ce n’était qu’aujourd’hui qu’il y prêtait attention, avait-il tout organisé pour qu’elle soit contrainte à ses distorsions qu’il constatait en souriant. Mais elle avait traversé les embûches avec brio. L’élégance l’habitait et c’était lui qui s’était mué peu à peu en voyeur stupide. Et son bureau … C’était une belle idée de lui avoir proposé de l’installer près du sien, « pour éviter les déplacements inutiles et épuisants, à force … ». Il avait donc assisté durant trois longs mois aux approches subtiles qui ajoutaient encore à l’énervement que la moiteur de l’air excitait. « Et si encore elle avait choisi un parfum moins sucré, je résisterais…Mais non, les effluves bon marché s’insinuent partout, se mêlent à la fumée des cigarettes qu’elle laisse se consumer dans le cendrier de verre qui lui sert de presse-papiers. Elle sait y faire, c’est sûr… » Il en avait vite conçu une répulsion à l’égal du trouble qui lui nouait le ventre et qu’il ne pouvait nier. Ces provocations lui étaient apparues bien plus perverses qu’il n’avait osé l’imaginer : il n’avait aucune prise contre elles, il ne pouvait leur résister sans avouer qu’il y était sensible. Car enfin, il aurait eu bonne mine de se plaindre : ses collègues le croisaient souvent en souriant lorsqu’il revenait de la cafétéria. Ils l’enviaient, c’était sûr. Et il imaginait ce qu’ils pouvaient se dire devant leur bière du soir, dans l’attente du train qui les ramènerait au bercail des navetteurs. Cette idée seule suffisait à l’enfoncer un peu plus dans le malaise qui le faisait se tourner et se retourner entre ses draps, fulminant, échafaudant des stratégies grotesques et lamentables pour pouvoir l’évincer, la transférer à l’étage supérieur, près de ses chers collègues. Il s’était piégé lui-même. Il se croyait très fort en jouant less petits chefs séducteurs et distants mais chaque matin le retrouvait pantelant, vaseux, nauséeux … Il lui faudrait à nouveau retrouver ses sourires entendus, ses nonchalances « gracieuses », cet ensemble de gestes amènes qui tissaient une toile de plus en plus serrée autour de ce qu’il était : un employé sans envergure, sans grande ambition et surtout sans ce cynisme qui fait les vrais salauds, ceux qu’on aime sincèrement.
Certes, il avait vécu. Quelques liaisons excitantes, c’est-à-dire sans aucune honorabilité mais jamais il n’avait ressenti de trouble : sa sécurité était en jeu. Au plus fort des ébats saisonniers, la tête et le sexe demeuraient suffisamment froids.
Mais aujourd’hui, il était pris, elle était devant lui dans l’enchevêtrement des draps. Du plat de la main il chassa son fantôme et rétablit machinalement le drapé triste du tissu. Il craignait le nouveau rendez-vous du matin comme si elle avait pu percevoir que ses orgasmes avaient encore fait long feu dans un ahanement malhabile et sans conviction.
Il arriva au bureau avant l’heure et la trouva rayonnante et disponible. Elle semblait avoir parfaitement dormi, son parfum s’était fait plus discret, son élégance s’en trouvait encore renforcée et il se dit que la journée était décidément mal emmanchée. Entre la dictée du courrier et les premiers rendez-vous il lui tendait des pièges, mêlant un dossier à un autre ou, plus grave, subtilisant quelque page importante. C’est avec délicatesse qu’elle décelait la substitution et elle lui en faisait part avec un sourire à peine perceptible, si ce n’est que ses yeux semblaient plus brillants. Il avait fini par afficher à son endroit une attitude polie et économe, sans parole gratuite. Il faisait le compte des « merci » qu’il avait dû lui consentir et des compliments qu’elle lui arrachait avec malignité. Ses comptes s’alignaient dans un petit carnet recouvert de cuir fauve qu’il gardait toujours sur lui. Il se promettait à chaque nouvelle consignation de ses vertus que « demain » il s’en libérerait enfin, espérant, appelant la faute fatale.
Ces escarmouches de la vengeance l’avaient occupé bien plus longtemps qu’il ne l’avait escompté. L’âge maintenant avait fait de son ventre une rondeur dont il ne se préoccupait plus vraiment et ses cheveux coupés courts donnaient à son visage une forme de bébé vieilli. Il s’épaississait et sa hargne également. Il lui faudrait se décider enfin à l’action. Il devait, après tant d’années de complicités meurtrières, frapper un grand coup. Elle n’avait que trop longtemps envahi son domaine, piétiné son jardin, foulé au pied son drapeau. Elle méritait la peine la plus grave. Son heure allait venir, il en était convaincu. Elle sonnerait comme un claquement, une décharge de chevrotine.
Elle arriva au bureau un peu en retard ce matin-là, s’excusant d’avoir été prisonnière d’embouteillages dont elle n’était évidemment pas responsable. Il la regarda un bref instant et nota sa mine un peu défaite, les joues rosies par l’essoufflement. Elle ouvrait déjà le premier courrier quand il lança, bref, lapidaire: « Vous êtes parfaite mademoiselle, absolument parfaite… mais ces émotions ne sont plus de votre âge… Nous n’avons plus vingt ans, que diable! Il faudra vous ménager ». Elle fondit en larmes alors qu’il composait le numéro de son premier correspondant. Il se surprit à lui tendre un kleenex, elle le saisit avec lenteur, se tamponna les yeux, se moucha et le jeta dans la corbeille. Ils restèrent tous les deux silencieux devant le panier métallique comme s’il recelait un cadavre dérisoire, une dépouille inattendue. Elle brisa leur contemplation muette en lui rappelant les rendez-vous de la journée mais il ne parvenait pas à se départir d’une étrange tristesse. La corbeille était là, à ses pieds, et elle contenait un peu des traces de la douleur de sa secrétaire. Il ne comprenait pas en quoi cette corbeille avait soudain pris tant d’importance. Pourquoi était-elle si pesante tout à coup sur le plancher du bureau, pourquoi voyait-il tout le plateau lentement basculer dans le vide, pourquoi ce vide était-il si proche, si familier et pourquoi ressentit-il pour elle à l’instant une infinie pitié ? Il ne comprenait pas ce qui lui pesait sur la poitrine, il s’y entendait mal en sentiments et l’idée d’un malaise lui traversa l’esprit. Quelques minutes plus tard, alors qu’il constatait que son rythme cardiaque était parfait et son souffle régulier comme à l’habitude, il comprit que la pitié qu’il pensait ressentir pour sa secrétaire était de l’inquiétude, ou du remords, ou quelque chose de cet ordre. Il ne savait pas. Il n’avait aucune expérience en ce domaine. Il prit la corbeille, la transporta dans le couloir, referma la porte et le vide s’engouffra dans le bureau. Il se leva, ouvrit la porte du couloir et le monde reprit peu à peu équilibre. Quand il rentra chez lui ce soir-là, il crut comprendre qu’il l’aimait.
5.
Aujourd’hui c’est super, réunion pédagogique, vont encore se la couler douce pendant qu’on doit les croire, les profs ils sont des demi-cons, demi parce qu’ils sont payés pour leur conneries, j’en connais des éducateurs, des bénévoles dans le quartier qui font ça gratos, eux c’est des cons parfaits, ils croient qu’ils nous amusent avec leur théâtre et les gentilles chansons qu’ils nous obligent à écouter et à parler ensuite dessus, ils croient que ça nous intéressent, nous prennent pour des gosses débiles, croient qu’on croit toujours au Père Noël et à toutes leurs foutaises, croient qu’on a la patience qu’ils ont devant ces bazars de gamins, croient qu’on les croit mais on se marre en douce.
L’entrée se fait par une encoignure sombre coincée entre deux pilastres où battent les enseignes métalliques, grossièrement peintes, de petits commerces du centre-ville. Il suffit de suivre la lumière qui plonge dans le gouffre.
Au fond, passé le couloir encombré, s’ouvre le jardin. Et les tilleuls et les lilas. Assise dans un fauteuil d’osier délavé, elle fait glisser légèrement son avant-bras gauche sur la crête des menthes sauvages poussées dans l’ombre humide de l’arbre qui s’incurve au-dessus d’elle.
Monsieur ne peut voir, d’où il me trouve, les mouvements de ses mains sur ses jambes nues. Il sait qu’elle les caresse de bas en haut, en pressant un peu, qu’elle relève ses paumes lentement pour distinguer les poils clairs qui commencent à repousser et à se redresser spasmodiquement, comme de fines sculptures blondes de Pol Bury.
Elle doit dormir maintenant, probablement, se dit-il. A moins qu’elle ne suive encore, yeux mi-clos, dans une sorte d’ennui confortable, le redressement et les sursauts de son duvet électrisé. Qu’elle attende sans impatience la fin de cet après-midi coulé dans un soleil sans surprise.
Elle aura laissé la porte du jardin ouverte pour que Monsieur puisse la rejoindre sans l’éveiller. La lumière qui s’engouffre et plonge jusqu’à l’entrée interdit toute indiscrétion. Ses cheveux noirs, coupés courts, composent avec la blancheur froide du fauteuil comme un repère, une cible extravagante. Sa gorge est fine et ses veines marbrent sa peau trop blanche. Elle doit avaler lentement, le tumulte que provoque le glissement de la salive dans sa gorge éclate en chapelets secs dans ses tympans et cela la gêne un peu. Elle articule quelques syllabes silencieuses pour équilibrer la pression interne. Dans cette image surexposée, on distingue à peine ses seins. Une robe légère bleue s’y accroche. Des plis furtifs doivent allumer sa peau d’îlots clairs. Sa respiration ne froisse aucunement le drapé.
Monsieur tout excité pourrait continuer l’inévitable description du ventre et des cuisses si la vision qu’il en a ne lui était trop imprécise. Il me semble que sa nuque bouge à peine. Il note dans l’espace sombre de sa chevelure un scintillement bref : le jour s’épuise dans ses derniers clairs-obscurs. Le couloir, à l’instant, le fige dans l’immobilité de l’embuscade. L’effleurement qu’il tente depuis plusieurs jours, les caresses hésitantes qu’il croit enfin pouvoir donner, ces gestes suspendus dans la tension se raidissent. Peut-être est-ce trop tard pour aujourd’hui ?
Il lui revient des images, quelques phrases lancées avec négligence par ses compagnons nocturnes, à la sortie du livre de P… L’alcool, l’excitation provoquée par cette gloire locale, émaillée d’illusions lui donnaient des allures ringardes de héros de série B. P… se prenait pour Humphrey Bogart, séduisant la jeune libraire (qui pourtant avait vu défiler quelques carrures désinvoltes dans l’habitacle de sa célèbre boutique) : les mêmes regards en biais, la cigarette accrochée aux lèvres. Les invités se pressaient autour de lui et recueillaient ses moindres propos comme il convient : dans une fausse admiration à peine feinte que la presse régionale s’empresserait, dès le lendemain, de traduire en sentences définitives. Monsieur l’attendait en feuilletant quelques livres. Tout cela durait depuis trop longtemps pour Monsieur et il allait proposer à P…de s’éclipser discrètement quand il s’aperçut de sa disparition. De celle de la libraire également, d’ailleurs. Une demi-heure plus tard, P… descendait, le regard dur : « Viens, on y va ? Ma soirée est bien partie… Quelle santé, cette fille ! », et il gratifia Monsieur d’une bourrade amicale.
- Tu sais, je ne connais encore rien de mieux pour les accrocher : quelques pages sur tes états d’âme, quelques phrases sur la misère du monde et elles tombent, mon vieux, elles tombent toutes. C’est pas sorcier pourtant ! L’assurance de cette superbe anthropophagie écœurait Monsieur tout en le laissant rêveur. L’une et l’autre activité exigeaient de lui tellement d’énergie… L’ombre gagne ses jambes à nouveau, elle bouge, elle a froid. Monsieur la distingue parfaitement maintenant. Elle se lève, frictionne ses bras nus, allume une cigarette, regarde sa montre. Il est tard. Monsieur pourrait franchir cette distance, l’annuler d’un pas, l’inviter à passer la soirée avec lui au cinéma, au théâtre, au restaurant … Enfin, n’importe quoi. L’inviter, lui parler, lui dire. Elle écrase sa cigarette, repousse son fauteuil, quitte le jardin, referme la porte. Elle marche dans ce couloir trop sombre et passe devant Monsieur sans le voir. Elle plonge dans la lumière qui déchire l’entrée. Blanc. Elle s’éloigne et Monsieur entend maintenant ses pas résonner sur le pavé du trottoir. Mais qu’ils nous lâchent avec leur planète et leur sentiments de honte, qu’ils nous lâchent avec leurs paroles vides, sans qu’ils nous disent vraiment ce qu’ils vont faire, ils ont peur et nous foutent la trouille pour se consoler d’avoir peur, se tapent sur la gueule, se séparent et disent que c’est pour notre bien, marre de ces emmerdeurs paniqués qui nous disent une chose et font une autre, z’ont toujours des raisons de faire autre chose que ce qu’ils devraient, c’est pour mon bien qu’ils disent, comme ils disent autour d’eux mais ils se croient même pas, ils racontent des histoires pour pas devoir voir qu’on est là vraiment et qu’on s’emmerdent comme des rats. (à suivre)