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Peut-être est-ce du vent

Posté par traverse le 29 juillet 2007

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Peut-être est-ce du vent, ou quelque chose de fluide qui traîne dans l’air quand on n’y pense plus à cette catastrophe qui s’appuie sur chacun de nous et fait qu’un jour nous cédons par l’épaule, la hanche, le coeur ou la raison, nous cédons et rien ne change dans cette matière légère qui passe de l’un à l’autre et se prolonge jusque dans le souffle des grands arbres.

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Dehors un brouillage mouillé

Posté par traverse le 29 juillet 2007

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Dehors un brouillage mouillé où passent les voitures et le gris du ciel repose sur des lavis d’argent dans le laminoir des heures et des souvenirs d’école, des fausses maladies et des envies furieuses de grandir pour atteindre ces choses cachées au-dessus des armoires et dans la tête des filles. Mais le gris n’en finit plus de repasser les draps déployés des ciels sans nuages où je m’enroule en tentant d’oublier le crépitement de la mélancolie.

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Transmettre, ce n’est pas donner.

Posté par traverse le 29 juillet 2007

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Pour la magasine Reliures, hiver 2006-2007

            Transmettre, ce n’est pas donner, c’est alerter, faire un signe, tenter de déchirer l’indistinct et le confus qui nous rassemblent,  dégager des éléments que nous jugeons utiles, singuliers, importants ou même urgents de renvoyer à l’avenir. Transmettre, c’est décider de léguer et non laisser en héritage. Transmettre c’est faire le choix de trier, d’octroyer de la valeur de transmission, une plus-value de la chaîne collective, transmettre, c’est affirmer un sens et une idéologie familiale, sociale, civilisationnelle. Et la transmission me semble des plus en plus appartenir au politiquement correct sociétal. « On » le dit mais « on » ne le fait pas. C’est le paradoxe de la double morale. Pourquoi ne le ferait -« on » pas vraiment ? Pour une raison simple : nous sommes, occidentaux, et donc, de plus en plus velléitaires en matière de valeurs culturelles. Nous savons, intimement, qu’une valeur c’est une « chose » un comportement, un état, une idée…circonscrites dans un espace et un temps. Et ces valeurs contextuelles nous font peur, elles supposeraient que nous soyons capables de les identifier, de les nommer, de les défendre. Ce dont je doute chaque jour un peu plus.             L’autocensure que nous vivons en ces temps de confrontation aux débordements religieux de tous ordres dans l’espace public laïc, et surtout aux affrontements sémantiques radicalement différents entre l’espace-temps de l’Islam et le contexte occidental nous oblige à penser et à repenser sans cesse cette question des valeurs et les conditions de leur transmission. Nous y pensons mais nous hésitons à les nommer : temps pusillanime où la critique donne droit à accusation de jugement blasphémateur (et à l’abjecte fatwa) et où la transmission des dites valeurs correspondrait à une quelconque protection civilisationnelle. Bref, n’importe quoi pour ne pas parler. Et parler, débattre, nommer, c’est transmettre. Cette transmission apparaît à nombre d’acteurs de la vie intellectuelle et sociale comme de plus en plus difficile dans l’espace démocratique. Dans les élites, la transmission est un acte de foi, un acte de base, un réflexe. Dans l’espace démocratique, la transmission apparaît comme un acte traditionaliste, conservateur, presque archaïque alors que nous sommes dans le temps de la superposition du passé, du présent et de l’avenir. Les technologies de l’information et de la communication nous leurrent suffisamment à cet endroit… 

            Transmettre, c’est un acte de foi, un acte politique, un acte qui touche au mystère de la fondation et à la perpétuation de la mémoire, donc du choix…                                                                         

                                                                       1. 

            Qu’en est-il en matière de transmission quand il semble que le présent, déjà, n’est perceptible et compréhensible que par très peu, c’est-à-dire, par une élite, qui est de moins en moins…une élite du peuple ? Car c’est de l’élite qu’il s’agit souvent quand on parle de transmission : la formation, l’apprentissage,…sont le fruit d’une relation d’enseignement appelée anciennement relation du Maître au Disciple et que nous cherchons à définir aujourd’hui avec le maquillage sémantique qui convient à l’époque : écrivant, apprenant, arrivant,…et Formateur, Pédagogue, bref, plus de statuts, rien que des fonctions et des rôles.             La transmission est donc dans une crise banale mais vite repérable : qu’est-ce qui semble le plus important à une petite partie de
la Planète aujourd’hui (très petite en fait, disons les quelques millions de personnes en paix relative, dans une société post-industrielle et suréquipée par les nouvelles technologies de la …transmission) ? La prétendue et éventuelle disparition de notre Planète, justement. Ce n’est pas rien comme information, cela devrait nous arrêter de mener toute action hors celle de la sauver et de nous sauver et justement, cette transmission ne fonctionne pas. Nous sommes convaincus que le spectacle de notre disparition est fascinant, chargé d’émotions, mais nous n’intervenons pas (
la Belgique en la matière peut juste se taire, semble-t-il, quand nous lisons les rapports d’Experts à propos de son laxisme en la matière. Ne parlons pas de la puce, évoquons l’éléphant : les USA, la nouvelle Russie et consorts, une grande partie de l’Asie,…). Bref, on s’en fout littéralement. La transmission est là un vain mot, c’est juste l’occasion d’organiser le spectacle du Titanic, on se met sur le quai, on voit le Navire couler, les victimes appeler à l’aide et on applaudit. Le problème, c’est que dans
la Société du Spectacle, le Quai, c’est le Titanic et il n’y a plus personne alors pour applaudir. 

             La transmission est là en panne, elle participe d’un processus d’alerte, elle se met en scène, elle annonce elle-même ses vertus mais elle est inopérante. 

                                                                      

            Pour la première fois, une génération (ceux que nous appelons « nos enfants », nous les enfants du « baby-boom ») semblent hériter d’un bien-être ou d’un sentiment de bien-être plus bas que celui que nos parents transmettaient de générations en générations. Peut-être que le temps, justement est un facteur de désintégration du phénomène de transmission ? Peut-être que ce qui demeure, est ce qui a résisté à l’écrasement du temps (il n’y a plus suffisamment de temps, justement, pour… l’usure) et convenons que cela est de l’ordre de l’aporie et non de l’excès.             Ce qui est étrange dans ce phénomène de vitesse de l’oubli c’est probablement le sentiment que, au-delà du discours sur la transmission, ce qui se transmet chaque seconde, c’est justement des règles de bon usage, mais pas nécessairement de bien commun ou de morale collective. Ce qui semble se transmettre, ce sont des manières de faire usage mais pas de trouver sens à cet usage. Ce qui semble évident pour moi, comme enseignant, écrivain, praticien dans le champ de la formation c’est la fabuleuse capacité des nouvelles générations d’éviter l’information, d’esquiver le sens de la transmission, d’échapper au circuit des relais. Chacun pour soi sonne avec une réelle évidence pour les moins cyniques. Des pré-requis sont nécessaires pour que la transmission fonctionne : par exemple, l’éducation, la culture, la nécessité de se relier, le sentiment que cette reliance est une bonne chose et non un « fardeau public ». 

            Et que constate-t-on aujourd’hui, dans les débats médiatiques, dans la presse, dans les écoles, dans la vie ? Les nouvelles générations accusent les anciennes de ne rien leur avoir légué, si ce n’est des dettes (la dette publique de
la Belgique par exemple…qui a permis tant de développement industriel, urbanistique, universitaire, …mais au prix d’un endettement public colossal). Et ces dettes, il faudra qu’elles les payent. Avec quoi, disent-elles ? Avec des emplois précaires, une non culture, une non éducation (pauvre post Mai 68 !) et un sentiment très nettement partagé d’un « on y a droit »,  que « sans cela, ce sera très difficile », etc.…. 

                                                                      

            Qui a dit le contraire ? Qui a dit que ce serait facile ? Qui a dit que le bonheur individuel était au sommet de la pyramide individuelle et collective ? Qui a prétendu cela, si ce n’est les « voleurs de temps » ? Ceux que j’appelle les « voleurs de temps » sont ces voleurs de la perception de la durée, ces trafiqueurs des horloges historiques qui ont renvoyé l’histoire au battement de la pendule actualités,  ce sont ceux qui annoncent une société de droits alors qua la définition de cinq de ces droits fondamentaux n’est pas du tout évidente pour la plupart de ceux qui sont dans l’endroit de la paix relative…Les migrations sauvages et accélérées nous montrent à quel point nous ne sommes à peu près d’accord…sur rien à propos de ces cinq droit fondamentaux…   

            Mais ce que ces Voleurs ont détruit c’est le sentiment qu’il fallait travailler en permanence avec deux vitesses : celle de sa propre histoire, faite d’événements, d’expériences…et celle de l’histoire collective qui renvoie nos désirs et croyances au rayon des « cerises sur le gâteau ». On a longtemps, depuis trente ans, confondu la cerise et le gâteau. Si tant est que nous soyons en état d’évoquer le moindre gâteau…             Nous avons longtemps été dans la confusion de ces instances majeures que sont le droit au bonheur et le devoir d’égalité. Nous avons fait comme si les deux valeurs étaient étales, s’harmonisaient, s’égalaient presque. Nous n’avons pas rappelé assez semble-t-il le prix et le poids de ces deux valeurs en matière de transmission. Par exemple que le bonheur est une « idée neuve en Europe » (1) et que ce bonheur, pour qu’il se transmette dans un autre état que celui que nous lèguent la publicité et le marketing des émotions, doit appartenir à un ensemble plus vaste, que condamne toute marchandisation, tout consumérisme (qui se rallient, comme nous le savons chaque jour, uniquement à des pulsions à assouvir ou à des frustrations plus ou moins alambiquées).       

                                                                      

            Cet état général, c’est le bien commun, le sens du bien commun,  fabriqué de ces actes, pensées, sentiments, rumeurs, angélismes, diabolisations, terreurs, utopies nécessaires au lien social et non nécessaires à un éros individuel…La transmission de cette matière (réelle et virtuelle, c’est-à-dire imaginaire) passe par des actes de reconnaissances réciproques. 

            Pour qu’il y ait transmission, il doit y avoir des synapses culturelles, autrement dit, des endroits dans les connexions neurologiques de la civilisation qui décident de s’aboucher pour faire passer des flux. Sans ces synapses, pas de transmission, le flux roule, coule mais ne transmet rien puisqu’il ne s’arrête à rien, qu’il ne s’interrompt pas. Ces synapses sont de plus en plus difficiles à créer en ce sens où le discours mondial médiatique et mondial, médiatique et démocratique mondial est, grossièrement énoncé, comme dans le long et infini ruban cathodique, « ne quittez pas ». C’est-à-dire, restez pour la pub, ne prenez pas distance, n’interrompez rien, restez confondus…             Pour qu’il y ait transmission, il doit y avoir projet d’avenir, utopie, vision, sentiment d’appartenance. Pour qu’il y ait transmission, on pourrait dire qu’il est nécessaire de ne pas confondre le lexique du Dialogue avec les bienséances de la servitude consensuelle. La transmission, ce n’est pas faire passer un message quelconque (pour cela, il y a (vait)
la Poste, diraient certains…), non, i l s’agit de passer le sens de la présence de cette valeur, le pourquoi de sa présence dans un ensemble plus vaste, le comment de son application, et les risques du passage à l’acte. 

                                                                      

            La transmission, aujourd’hui dans la matière du récit de vie, dont je m’occupe plus particulièrement (2) pointe toutes ces questions. De nombreux auteurs de textes de récits de vie veulent transmettre mais ne savent pas très bien à qui (hormis la famille proche qui s’empressera souvent de ne pas lire ou, mieux, de détruire, les actes de transmission…car ils dérogent à la parole collective familiale par exemple…). Alors, il écrivent, enferment leurs écrits (dans un coffre…) et attendent. Ce n’est pas transmettre, cela, c’est espérer, attendre, supposer.             En matière d’écriture de récits de vie, la question s’est donc posée du comment transmettre, du quoi et à qui ? Des initiatives individuelles et institutionnelles ont vu le jour et la recherche dans le champ des écrits de l’intime s’est nettement développée depuis les années 80 (3). Mais les questions de base demeurent. Comment faire en sorte que la transmission, pour atteindre à quelque vertu communicationnelle de base en ces temps multimédia, puisse échapper à la mise en spectacle, à la folklorisation même, et se réhabiliter en affrontant la question du sens de cette transmission. 

            C’est-à-dire : quel monde voulons-nous et pourquoi désirer le projeter dans l’avenir ? 

(derniers livres parus, L’échelle de Richter, nouvelles, aux éditions Luce Wilquin et D’un pas léger aux éditions le Taillis Pré) 

(1)   Gracchus Babeuf, Le Cadastre perpétuel, 1789 (2)   Les éditions et
la Revue Je (Collection de récits de vie dirigée par Daniel Simon aux éditions Couleur Livres, Charleroi. www.couleurlivres.be, www.traverse.be

(3)   Le Professeur Philippe Lejeune et son travail sur les Journaux intimes… http://www.autopacte.org/ 

 Questions du magasine Reliures

1. Je sais déjà que vous êtes écrivain, metteur en scène, auteur dramatique, co-directeur de la revue Je où l’on trouve entre autres des récits de vie, que vous animez des ateliers d’écriture et de la parole en Europe, en Afrique… Pourriez-vous, à ce tableau imposant, ajouter quelques traits significatifs de votre caractère ? 

            Tout ce que je fais et ferai encore, s’il m’est donné de continuer, c’est de tenter de dégager dans le bouillon des lieux communs, quelques traces d’authenticité et d’intégrité. Il me semble que nous n’avons jamais autant bavardé des questions les plus lourdes, les plus graves en nous foutant royalement. 

            Je tiens à cette « grossièreté », elle n’est rien en regard du flux d’âneries consensuelles qui mettent en place quelque chose que nous voyons avancer de toutes parts, la grande médiocratie européenne.             J’insiste tant que je le peux sur ce formidable et confortable sentiment de culpabilité qui nous renvoie avec allégresse aux « tous victimes » qui nous permet de ne plus sortir dans le monde mais de nous protéger du monde. Pascal Bruckner en parle très précisément dans son récent livre (1) et je suis, sans cesse, en lutte contre cette sorte de refoulé que l’Européen moyen ( la classe moyenne européenne issue des avancées démocratiques de la culture et de l’enseignement) qui nous interdit aujourd’hui le combat. 

            Quel combat ? Celui pour les valeurs qui sont les nôtres (celles des Lumières, par exemple) et qui sont chaque jour plus fragilisées par manque de détermination de notre part.  Cela permet, cette sorte de mea culpa, de ne pas affronter, de ne pas se projeter, de ne pas imaginer, mais de pardonner, d’aller dormir et de ne plus construire (toujours au risque des tourments de l’Histoire)….             Voilà mon trait de caractère, celui que l’histoire forge en moi. 

            L’autre : une extrême paresse, un goût pour ne rien faire, me promener, flâner, laisser filer les pensées, accueillir des images, vivre en marchant « d’un pas léger » (c’est le titre de mon prochain recueil de poèmes à paraître en décembre au Taillis Pré…).    

2. Pourquoi s’inscrit-on dans un atelier Récits de vie ? Pour y trouver le sens de sa propre vie? Pour transmettre ? Et transmettre quoi ? 

            La participation à un Atelier d’écriture de récits de vie est souvent liée à trois motivations essentielles, différentes et non contradictoires. Ammemarie Trekker (2), qui vient de publier un livre essentiel à ce propos, décrit très précisément motivations et étapes. Je la rejoins sur de nombreux points, et entre autres sur cette croyance que l’écriture de récit de vie participe de la résistance au grand « on » général…             La première, qui me semble la plus généralement partagée : mettre de l’ordre dans le chaos de sa mémoire, réorganiser la perception puis le souvenir du cursus de sa vie. Cette motivation est essentielle puisque nous sommes dans un double mouvement : pour vivre, il est capital d’oublier, c’est notre condition, notre socle commun. Etre homme, c’est oublier. 

            Et par ailleurs, il est essentiel de nous souvenir pour pouvoir projeter, survivre et peut-être vivre. Cette mémoire (mieux qu’un « devoir ») est un travail. Cela ne va pas de soi. C’est souvent embarrassant la mémoire. Surtout dans une époque sans mémoire.             Celle que nous vivons est dans la transe de la mémoire alors que tout nous montre (même les technologies « nouvelles » sont des technologies de l’effritement, de l’effacement, du fragile…) que nous n’en n’avons cure. Juste quelques souvenirs, des incidences, des épisodes perdus dans le flou, bref, de la poudre de mémoire jetée aux yeux des enfants du siècle (pour consommer, accepter la perte, renoncer aux valeurs de base, il faut que nous soyons isolés de la mémoire dans le fatras des souvenirs événementiels et sans consistance…). 

            C’est la société du spectacle, nous le savons, qui l’a emporté, de façon radicale et démocratique (la soirée de commémoration et de fête des 50 ans du JT, par exemple, renforçait encore cette impression. Tout était digne, sobre et les images de la guerre, de
la Serbie,…étaient encadrées des paillettes et du décorum…Bref, cette mort-là ne faisait pas mémoire, seulement événement. Cette guerre d’il y a à peine dix ans en Europe était égale au grand Eddy Merckx ou à Jacques Brédael. Ces morts là, ce soir-là, c’était de l’illustration conviviale.). 
            Donc, la mémoire, c’est essentiel mais pas nécessaire. Nous vivons très bien dans l’oubli et le flottement. Les personnes qui cherchent à faire ce travail sont animées d’une volonté farouche de traverser les opacités, de révéler les éblouissements anciens, de faire trace. Cette écriture, nous le savons, ranime la mémoire, l’organise, revivifie les flux neuronaux et crée de nouvelles synapses. Bref, cette motivation entraîne les auteurs à de nouvelles ouvertures mémorielles et les engage dans un creusement souvent passionnant. Il est entendu que cette démarche n’exclut en rien douleurs et mécomptes, c’est le prix du ticket pour accéder à ce niveau. Mais le bonheur de (re)découvrir est toujours plus fort. 

             La deuxième motivation, c’est la transmission. Sous toutes ses formes. C’est-à-dire que la transmission, comme nous le savons, se fait très souvent à l’aveugle en matière de récit de vie ou de journal intime. C’est le professeur Philippe Lejeune (3) qui rappelle que la famille est un haut lieu de dangerosité pour les écrits intimes et singuliers. 

            En général, la famille liquide cette mémoire singulière, elle ignore la voix privée au profit du consensus familial. La façon de préserver cette mémoire et de faire acte de transmission, c’est justement de rendre public le texte. Cette publicité interdit la liquidation ou le déni aussi facilement. Enfin, la transmission interroges les liens familiaux. Qui suis-je pour prétendre léguer quoi que ce soit. A qui, directement ou indirectement… ?             La solution souvent adoptée par les personnes avec qui je travaille consiste à écrire, souvent à illustrer de documents iconographiques privés, de photocopier ou de matérialiser en livre (petit tirage digital) et/ou de placer dans un coffre le document jusqu’à la disparition de l’auteur. Que de précaution, donc, pour transmettre. 

            C’est le philosophe Walter Benjamin, qui écrit dans le Narrateur que « aujourd’hui, les hommes ne savent plus raconter d’histoires ». Il ne parlait pas de talent, mais de nécessité et de légitimité dans le fait de transmettre en racontant. Je pense que nous sommes nombreux aujourd’hui à prendre conscience de ce flux vers le grand oubli et que nous réagissions de toutes parts.             Cette transmission est essentielle pour nous relier à l’histoire, pour lui donner le visage polymorphe de nos expériences et témoignages, pour résister à la parole commune, pour faire état des liens humains et culturels, pour ne pas nous croire « remplaçables » comme on dit « jetables », ainsi que l’époque le prêche, même si nous sommes fragiles et volatiles… 

            La troisième voie, c’est l’édition, le passage au public, la volonté de faire état d’une création. C’est la voie la plus complexe car elle pose autrement la question du Je et de la responsabilité de l’auteur. Mais ça, c’est une autre histoire, c’est l’histoire de la littérature, alors que précédemment, nous étions strictement dans le champ de l’écriture. 

   3. Vous voyagez dans de nombreux pays. L’idée de la transmission est-elle plus ancrée dans certains pays que dans d’autres ? 

            Bien entendu, nous sommes en cette matière au plus bas. Prenons un exemple, nous ouvrons le tiroir à photos, celui où aboutissent les photos de famille, de vacances, etc (bientôt les films digitaux) et très vite, nous ne connaissions plus la génération…des grands-parents ! 

            Ce n’est pas une outrance que de rappeler cela, les failles décomposées et recomposées connaissent ces trous de liens familiaux. Le texte, le tissu familial a des accrocs, de plus en plus lâches et parfois, la déchirure a lieu. Comme nous ne sommes pas dans un temps de la réparation, mais dans celui du remplacement, on passe à autre chose…             Et il ne s’agit pas de citer uniquement l’Afrique pour nous confronter à cette question. Là aussi, les maladies épidémiques ou endémiques, les guerres les déplacements de population, l’absence très souvent d’une administration fiable et organisée creusent les trous de mémoire. 

             Les pays nouvellement entrés dans l’Europe des vingt-cinq doivent aussi faire ce travail, je pense à
La Pologne et la question juive,
la Roumanie et la collaboration de certaines fractions de la population, …sans oublier le travail de mémoire en regard des exactions et crimes des polices secrètes et politiques,…Bref, c’est aujourd’hui, me semble-t-il le travail de deux ensemble : les écrivains, les artistes et le monde associatif.      
            Les Institutions, les Etats sont très embarrassés dans ce processus. Ce qui compte, c’est la croissance à n’importe quel prix. Pensons au Chili, à l’Argentine, au Brésil, …partout le travail de mémoire a été volontairement gelé, pour aider à l’union nationale économique. 

            Mais les morts, dans le terre remontent, les spectres nous mordent le bout des pieds et d’autres se souviennent à notre place avec opiniâtreté. C’est de cette transmission que nous devons aussi parler me semble-t-il, la transmission de l’horreur, de la commune et banale horreur historique dont nous sommes les acteurs cachés.              Nous sommes donc fortement liés à cette question en matière de qualité des réseaux de transmission et de leur légitimité sociale et culturelle. Et chez nous, en Belgique  plus précisément, nous savons à quel point nous avons fait une formidable économique de l’étude de l’histoire. 

            Le Trou de Mémoire chez nous est un art national. C’est peut-être la condition absurde de la continuité…   

4. Qu’aimeriez-vous personnellement transmettre en priorité ? 

            Quelques questions…             Quel est le prix que chacun d’entre nous paye pour être aimé, comment ne pas trahir le matin ce qui importait le soir, pourquoi la parole éveille en nous, plus que du sens, des échos d’avant, des poèmes, quelques livres, des recettes de cuisine et le sentiment que tout va si vite…Mais ça ne set à rien, et nous le savons. 

             Mais plus concrètement, j’ai décidé d’agir en tant qu’éditeur pour soutenir ce mouvement des écrits du JE…Aux éditions Couleur Livres (4) j’ai créé une collection de livres de récits de vie. Le premier paru, L’usine, de Vincent de Raeve  fait événement parce qu’il participait de cette mise à jour de ce qui semblait confus et presque secret, le travail en usine et le prix humain et familial quotidien à payer.. Cela dans une écriture forte, décantée de tout effet, lapidaire parfois (5). Et aujourd’hui,la Revue Je, la première revue trimestrielle de récits de vie, permet l’accueil de textes, de témoignages, de réflexions et d’informations. Cela participe du travail du Petit Poucet, mais cela existe et excite l’intérêt de plus en plus de lecteurs… (6)…Je m’en réjouis, évidemment. 

            Nous avons plusieurs livres à propos du deuil en préparation et nous venons de faire paraître La dernière fois, de Jean-Claude Legros, écrivain et voyageur alpiniste, qui nous a offert une suite de « dernières fois ». Ce sont des actes de transmission à l’état pur. (7)             C’est cela aussi le paradoxe de la transmission. Nous transmettons souvent des choses que nous ne pouvons reconnaître qu’à l’âge où nous les transmettons, avant, elles semblent invisibles…Et cela est juste. 

(1)    Pascal Bruckner, La tyrannie de la pénitence, Grasset, 2006 

(2)    Annemarie Trekker, Les mots pour s’écrire, éditions L’Harmattan, Paris, 2006. (3)    Philippe Lejeune, site Autopacte, http://www.autopacte.org/ 

(4)    Couleur Livres, Charleroi (www.couleurlivres.be(5)    Vincent de Raeve, L’usine, (préface de François Bon) éditions couleur Livres, collection Je, 2006 

(6)    Je, la revue des récits de vie (le deuxième numéro est consacré à La première fois, le suivant à Ecrire le deuil…). Abonnement : (7)    La dernière fois, Jean-Claude Legros, (préface de Jean-François Salmon) éditions couleur Livres, collection Je, 2006 

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Tout va bien

Posté par traverse le 27 juillet 2007

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1 : J’ai plus pu. 

2 : Qu’est-ce qui t’ a pris ? 

1 : J’ai plus pu. 

2 : Et quand t’en peux plus, tu frappes ?  

1 : J’sais pas, quand je me sens trop mal, alors, c’est la misère, je me sens plus, je sens que ça tremble tout à l’intérieur, je sens que ça vibre jusqu’à craquer et pour pas craquer, j’ai frappé, j’ai bien essayé de ne pas le faire mais c’était comme ça, y avait une barre qui traînait, par hasard, je l’ai vue, par hasard j’lai prise et j’ai frappé, ça c’était pas un hasard, pour pas craquer ou je ne sais pas quoi, pour répondre quand même à ce … qui venait encore avec ses histoires de dialogue et toute la merde qui va avec, j’en ai plus pu de l’entendre celle-là, bla-bla-bla, dialogue, bla-bla-bla et son sourire, sourire d’hypocrite, elle vient avec son sourire et chaque fois j’en peux plus, cette fois, c’était trop, j’ai plus pu j’ai plus pu. Voilà. Ca tremblait trop, fallait que ça cesse, je lui en ai foutu une, pas de chance, j’ai frappée trop fort. Voilà. 

2: Mais ce n’est pas possible ! C’est monstrueux ! 

1 :Monstre, oui, peut-être. C’était pas un couteau, encore heureux. Oui, j’ai d’la chance, là. Monstre ? Si tu veux, oui, si tu veux.  2 : C’est grave ce que tu dis, tu te rends compte de ce que tu dis ?  Excuse-moi, je ne voulais pas dire « monstre », je voulais, je tentais de te dire… 

1 : « Monstre ». Tu l’as dit.  2 : Ne te moque pas, ceux qui t’ aiment… 

1 : Pas grand monde… 2 : Comment ça ? 

1: Ca m’a échappé.  2 : Moi aussi. 

1 : Monstre ?  (Un temps)   Non, le coup de barre – à – mine, tout à l’heure. Ca m’a échappé. 

2: Mais ce n’est pas possible, entendre ça « Ca m’a échappé ! ». Parler…ça te dit rien? 1 : Pas appris. 

2: Et à l’école, les cours, les professeurs ? Ca ne compte pas tout ça ? 

(Un temps) 

Je tente de garder mon calme, je suis calme, je cherche à t’ aider et si ta mère…  1 : Tombée dedans. 

2: Quoi ?

1 : Dans le précipice, ma mère.  2 : Excuse-moi.  1: Image, métaphore, cliché, tristesse, protection, distance, ironie, émotion.Ca te va ? 

2: Ne te moque pas tout le temps. Pense à ta mère. 

1 : C’est pour ça que je cherche la sortie.  J’y pense à ma mère : hydropisie et dépression. Vieille depuis toujours. Ses rides, on dirait du henné tellement elles sont noires. Moi, je cherche la sortie, pas ce parc humain où tu sais plus comment faire pour remonter les clôtures sans qu’elles se voient de l’extérieur. Pas simple ça : enfermer sans pouvoir le dire, alors tu parles de décrochage, de dérive, d’agressivité, de débordement, de manque d’objectif, tout le bazar du mensonge qui sonne bien sur la musique de la fuite. Ca deale, ça échange, ça menace et ça cède, ça promet et ça ne tient pas ses promesses mais ça cherche à sortir de ce bazar maudit. 

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Une rançon, ce n’était que cela

Posté par traverse le 27 juillet 2007

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Une rançon, ce n’était que cela, malgré les typhons de discours sur la compassion de l’Islam…

Quels mots prononcer calmenent à ce propos, en dehors des lieux communs des intérêts particuliers?

La Lybie est aux abois, et nous tout autant.

Belle rançon de la diplomatie…

 

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Traverse – Ateliers et formations 2007- 2008

Posté par traverse le 23 juillet 2007

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Traverse  – Ateliers et formations 2007- 2008 

                    

                      Le Récit de Voyage « Carnets de route »        

    L’époque est aux voyages, aux pérégrinations, aux sauts d’espace et de temps. Partir suppose qu’on se retrouve le plus souvent dans la rencontre et non dans le retrait…     Autour de l’idée de voyage (réel ou imaginaire), deux journées consacrées à l’écriture de notre expérience singulière dans le temps dilaté du voyage. Deux journées pour coudre les fragments de mémoire et les vides du souvenir…Le Récit de voyage comme un Carnet de Route d’un temps traversé d’autres lieux…   (Un recueil de textes poétiques récents à propos du voyage et de la marche, D’un pas léger, aux éditions Le Taillis Pré) 

Les participants recevront un portefeuille de textes de références sur le sujet et une bibliothèque consacrée au voyage sera présente lors de l’Atelier. Atelier d’écriture 1 et 2 septembre de 10h à 17h 

A la Dolce Vita (Rue de la Charité, 37A, 1210 Saint-Josse)  PAF : 60 euros 

En bref et en été…Ecrire des récits, des contes, des nouvelles

  Cinq séances consacrées à l’écriture de récits et de formes courtes…
Ecrire, c’est laisser émerger des souvenirs, des faits, des dates, des émotions et s’employer à accorder ces fragments d’expériences personnelles à l’époque, à notre temps…Aucune expérience préalable n’est requise.
 
Les  27, 28, 29, 30 et 31 août de 14 h à 17 h  PAF : 110 euros/personne 

En long et en hiver…Atelier d’écriture de récits, contes et nouvelles     Dix séances consacrées à l’écriture de « formes brèves »: nouvelles, contes, récits de vie…pour tenter de témoigner de notre expérience d’être au monde…    Raconter une histoire, c’est aussi prendre pied dans l’espace et le temps autrement, avec une certaine légèreté qui nous permet de regarder les êtres et les choses d’une autre façon.    Ecrire un récit, c’est laisser émerger des souvenirs, des faits, des dates, des émotions et s’employer à accorder ces fragments d’expérience à la représentation de notre « histoire » personnelle et collective…    Dix séances pour écrire mais pour lire aussi les textes produits et bénéficier d’un accompagnement de manuscrits…  Tous les mercredis, à partir du 26 septembre, 10 séances de 2h30 de 18h30 à 21h. PAF : 135 euros. 

A la Bibliothèques Mille et une pages  Place dela Reine 1030 Schaerbeek   

Atelier d’accompagnement de textes en cours 

Le projet n’est pas d’animer un atelier pour aider à l’émergence de textes mais bien de renforcer et d’interroger le processus de création et d’écriture de chaque participant (e) à travers les manuscrits en chantier. Un suivi individuel se fera à la carte, en fonction des besoins. Comment ?    Six demi-journées de 3h pour des états des lieux collectifs des travaux et des suivis individuels, pour confronter les questionnements, les pratiques, les solutions de chacun. Une seule condition : témoigner d’un travail en cours.    Si vous êtes intéressé(e) par cette proposition, faites-vous connaître et livrez-nous vos suggestions, vos questionnements, vos demandes par écrit… Les dimanches 18 octobre, 9 décembre, 10 février, 13 avril, 15 juin de 14h à 17h.
Lieu à déterminer. 
PAF : 130 euros 

Entendre sa voix et la parole relationnelle 

   Six séances autour de la voix et de la parole relationnelle, du souffle, de la respiration, de la gestuelle,…
    Six séances pour (re)trouver sa voix, en douceur, dans son propre déploiement, sans modèle, à « sa place»…
   Travail par exercices individualisés et de groupe, gestion du stress et du trac, équilibre émotionnel et parole relationnelle… Un atelier de travail sur la parole, la relation, la gestuelle, la lecture publique, le souffle, la relaxation…
   Un atelier où la pratique d’exercices collectifs alterne avec de nombreux exercices individuels…Un atelier ouvert à toute personne, quels que soient âge, culture, pratique professionnelle…
   Un atelier basé sur une longue et multiple expérience du formateur qui s’adresse autant aux étudiants qu’aux personnes qui utilisent professionnellement la parole quotidiennement… 
6 séances de 3 heures au Centre culturel de Schaerbeek les samedis 20 octobre, 3, 10 et 17 novembre, les 1er et 15 décembre de 14h à 17h PAF : 130 euros 

 Possibilité de paiements échelonnés pour toutes les formations. Les formations sont données par Daniel Simon (écrivain, éditeur, formateur en prise de parole et animateur d’atelier d’écriture) Compte 068-2144376-24 de Traverse asbl    

Une soirée à la bibliothèque Mille et une pages 

Le 19 septembre à 19h30, autour de l’auteur et éditeur Daniel Simon 

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   Depuis près d’une dizaine d’années, Daniel Simon, écrivain et éditeur développe des ateliers d’écriture à Schaerbeek. Il a publié récemment des nouvelles (L’échelle de Richter, chez Luce Wilquin), des poèmes (D’un pas léger, au Taillis Pré), des récits de vie, des articles,…  

   Il anime également une collection et une Revue de Récits de vie, JE aux éditions Couleur Livres où il donne la parole à des auteurs qui témoignent d’une expérience particulièrement forte en ce début de 21ème siècle.    Plusieurs titres déjà : L’usine, La dernière fois, Parle-moi de ton absence, le Bureau, …     Cette soirée s’articulera aussi autour du denier numéro de
la Revue trimestrielle JE qui accueille des textes d’auteurs n’ayant jamais publié… 
Daniel Simon s’entretiendra avec les auteurs de sa collection : Vincent de Raeve, Jean-Claude Legros, Saber Assal, Thierry Ongenaed, Claire Ruwet,…  Lectures performances des auteurs                                                                       Le Bureau des Manuscrits    Le Bureau des Manuscrits offre un service de lecture-diagnostic pour les textes littéraires, les écrits universitaires et les ouvrages professionnels. La lecture-diagnostic comprend une rencontre ou un entretien avec l’auteur. Les lectures-diagnostics peuvent être prolongées par un accompagnement personnalisé. Coût :• 250 € jusqu’à 100 feuillets d’environ 2000 signes + 3 € par feuillet supplémentaire, pour la lecture-diagnostic et un entretien de 2 heures.  35 € l’heure (particuliers) Institutions : 50 €  Aide à la conception, réécriture, … coût déterminé suite à un premier entretien gratuit. Des auteurs, écrivains, éditeurs constituent l’équipe du Bureau des Manuscrits de Traverse asbl
 
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Avec le soutien de l’Echevinat de la Culture et des Bibliothèques de Schaerbeek, Georges Verzin ainsi que du Centre culturel de Schaerbeek 

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L’école à brûler (extraits)

Posté par traverse le 23 juillet 2007

                                                             Vive les vacances, 

plus de pénitences, 

                                                              les cahiers au feu 

et les profs au milieu… 

     Ca c’était pour rire, pour chahuter, pour le bazar, un rien de provocation dans nos têtes bien rasées. Quand les pions passaient près de nous, on chantait à tue-tête, puis on la fermait. Et l’année reprenait, les cours, l’ennui, la violence, l’humiliation, la médiocrité, les injustices qu’on avalait en douce et qui nous pourrissaient la vie, les filles qu’on apercevait de l’autre côté du mur, les gifles parfois, mais pas souvent, les rangs, toujours et le temps qui se traînait.      

On y arrivait ou pas. Certains nous quittaient à peine passé l’âge des culottes courtes, apprentis, manœuvres, coursiers, il y avait toujours moyen de s’en sortir. L’école, pour beaucoup, c’était un parc où on regardait le monde à travers les barreaux. Mais un parc sombre et dangereux où la plupart apprenaient consciencieusement à devenir les salauds d’aujourd’hui. Pas bêtes, drôles souvent, amicaux à cracher par terre comme un seul pote, mais des salauds qui se promettaient de leur en faire baver.      

Le temps a passé, la chanson est morte et l’école a brûlé.     

Vous ne savez plus ce que vous êtes aujourd’hui, un peu perdu, un peu trompé, probablement des choses à faire encore plein les mains. Vous ne savez pas ce qui a raté exactement, peut-être tout ce qui aurait dû réussir. A l’inverse. Ce qui devait être un lieu d’apprentissage et de patience est devenu un enclos hystérique et racoleur.  Mais l’école a brûlé et cette veille chanson de gamins fabriqués dans l’ennui des devoirs de toutes sortes a disparu des cours de récréation.     

Une fois encore le feu a remis le compteur à zéro dans ce minuscule état de papiers et de chaises brisées et des fantômes piétinent  brouillons et essais de bonheur, des enfants sont passés et repassés sous les fourches de la colère, ils soufflent dans les masques lisses des enfants sans avenir sur les flammes qui leur lèchent les pieds et s’enfuient dans la nuit en riant de ce crime facile. 

1.        La région est traversée de vagues frissons de renouveau. Des usines ferment et d’autres tentent de s’accrocher aux flancs des subventions toutes plus florissantes les unes que les autres. Le fleuve découpe en deux les prairies souvent inondées. De la chaux en poussière sur tout ce qui est dressé dans le paysage, de la fumée provenant de la centrale nucléaire toute proche, ou peut-être de la sidérurgie fatiguée des environs. Des voitures, des gens, des chiens parfois, des affiches, des murs, des fenêtres, du temps qui se hâte. Des hommes et des femmes peuplés de désirs sans moyens en arrivent souvent à une avidité étrange. Ils vivent en marchant sur les traces d’un autre siècle. Ils parlent, ils chantent, ils proclament des choses un peu désuètes mais toutes leur tirent des larmes.      

C’est la vie, comme ils disent, mais rien n’arrive vraiment à les faire croire à ce qu’ils racontent jusque dans leur sommeil. Les enfants se débrouillent avec cette vie-là, ils font parfois des merveilles, des coups, des projets sublimes et alors ils s’en vont, le plus loin possible, loin de cette ville qui engloutit tout. Certains reviennent parfois, fortune faite et on les traite comme des anges bienveillants, comme s’ils avaient décroché la lune.     

Monsieur marche dans la rue en pensant à son abonnement ADSL qu’il doit renouveler avant qu’ils ne coupent sa connexion. Sans ça, il est perdu, renvoyé à des infinités de solitude, alors il hâte le pas pour arriver à temps au bureau avant la fermeture. Il sait que ses explications seront écoutées d’une oreille distraite, que seule comptera la somme qu’il déposera sur le compte du groupe. Cela fait partie de son fond de colère, cette façon d’être traité par ceux que l’on paye mais il ne peut rien changer alors il hâte le pas et rumine des excuses qui s’apparentent à des insultes renfrognées. Mais Monsieur a quelque chose dans le cœur qui le tire un rien hors de lui aujourd’hui, il soupçonne en regardant le ciel que ce sont ces beaux nuages blancs qui le rendent si heureux, il soupçonne que ce bleu incertain qui tente d’éclairer la ville arrive enfin au-dessus de lui parce que c’est son jour, parce que c’est normal, à un moment donné d’avoir ce morceau de bleu au-dessus de la tête. Monsieur a ralenti le pas et ne pense plus à sa dette, au fournisseur, à son abonnement de haut débit, il traine un peu la tête dans cet élargissement du monde qui le précède et sent quelque chose qu’il prend pour du bonheur. Le vent prend en chasse un troupeau tout encombré de flocons et de trainées, il le pousse devant lui comme une éléphante avec son éléphanteau et les écarts du bleu se déchirent peu à peu.       Le Centre culturel est coincé entre deux commerces, un cinéma et une échoppe de poètes qui inonde de ses discours un monde qui n’a besoin depuis longtemps que de parole. Le courant passe entre les interstices des croyances et des certitudes. Personne ne semble s’en apercevoir et chacun joue sa vie en douce. Mieux ça que la rue pensent certains. Mieux ça que rien proclament les optimistes. Mieux rien que ça objectent les solitaires et chacun rentre chez soi, l’oreille et le cœur assouvis de savoirs sans importance.      Madame court dans la rue principale, elle a été prévenue sur son portable de l’accident que son mari vient d’avoir en roulant sur l’autoroute du retour. Le plus dur c’est la traversée de la ville, les chicanes de détournement, les ronds-points inopportuns, les feux rouges à répétition qui durent des éternités, les piétons qui ne font attention à rien, qui traversent n’importe comment et se plaignent de l’existence des voitures avec une moue de dégoût. Madame court vers l’hôpital, son portable tombe, il s’ouvre, elle se penche pour le ramasser, se fait siffler par des jeunes qui la frôlent en moto, elle peste, remboîte le téléphone, relève ses cheveux et reprend sa course en vacillant sur ses escarpins qui la tirent déjà vers des douleurs tournoyantes. Madame arrive à l’hôpital et apprend que son mari a sombré dans le coma. Elle entend soudain le sifflement des jeunes de tout-à-l’heure et elle pleure.      

Les vacances scolaires approchent et l’ennui traîne déjà la patte. Le ciel est sombre, la pluie menace mais ça, c’est le lot de chaque jour, cette normalité de la laideur. Les fours à chaux de la région ferment les uns après les autres et les bistrots suivent. Monsieur se prépare à une séance de whist à la taverne de la place où il se rend chaque samedi. La bière est bonne et les copains sans ambitions particulières, ils jouent comme on respire, sans en demander plus. Le temps passe doucement dans des ambiances bon-enfant genre majorettes et militance fatiguée. Monsieur ne raterait pas un samedi car c’est le dimanche qui en pâtit alors, il est tout déréglé, tout avachi, tout replié dans ses circonvolutions de fin de semaine interminable. Il lui faut un whist depuis qu’il regarde les femmes avec une légère distance qu’il prend pour de la sagesse. Il est trop tard, se dit-il souvent. Trop tard pour se réembarquer dans des vies d’illusion. Alors il joue au whist et vient de s’abonner à un bouquet d’émissions satellites. Billard, chasse, poker, sport, cul, politique, loisirs, tout est segmenté et il peut choisir sa vie. Il est heureux, presque chaque jour, jusqu’à l’heure du coucher.     

 Le Boucher vient de Tanger qu’il adore comme on aime une femme trop belle qu’on n’ose pas montrer de peur de se la faire piquer. Il parle de sa ville blanche, de la liberté, des étrangers célèbres, des facilités avec l’Europe et aussi de la colère de Hassan II qui avait abandonné la ville à son destin. Le Roi avait gelé tous les travaux dans la ville océane et longtemps les habitants se sont sentis méprisés. Le Boucher est triste devant les amalgames. Il répète cette phrase sans bien la comprendre mais il sait qu’on lui reproche de ne pas être du coin, comme les italiens et les polonais d’avant. Faut être du coin pour bien comprendre. Il cherche à comprendre mais ne voit pas ce qu’il y a à comprendre de différent qu’à Tanger ou Meknès. Alors il parle de merguez, de menthe et de coriandre qui sont des mots de passe si faciles. Mais le Boucher est amoureux et ça lui gâche un peu l’amour ces phrases toutes faites qu’il balance avec sa viande. Il aimerait parler de ce bien si précieux qui est en lui et qui sursaute à chaque coup de hachoir. Il rit souvent comme s’il vous connaissait depuis le bled et son rire vous emporte un instant dans les ruelles qu’il épèle en claquant la langue de contentement. Le plus important c’est surtout le prix de sa viande, de haute qualité et qu’il accompagne toujours d’un zeste de quelque chose. C’est un Saint-Nicolas de grandes personnes qui emballe la marchandise en vous fourrant une tranche de saucisson rose dans la main.     

La Petite Fille joue dans la rue et la rue est vide. C’est l’heure de la classe mais la Petite Fille est trop petite que pour aller en classe,  alors elle apprend les gammes de l’ennui qui la conduisent lentement vers le mystère des découvertes. Elle aime surtout regarder les gens passer, elle ne sait pas ce qu’ils disent mais elle sait ce qu’ils pensent, elle croit déjà avoir compris tous ces gestes, ces drôles de choses qu’ils font parfois. Elle s’assied sur les marches de sa maison et les regarde passer.       L’Eglise est en restauration, des ouvriers ont dressé un filet devant le porche mais des jeunes s’y sont accrochés samedi passé, ils avaient trop bu, on peut boire rude dans la région, et bien d’autres choses qui font qu’on grimpe allègrement au premier filet venu. La semaine dernière, une jeune de 17 ans est tombée du pont dans le fleuve, elle s’est sentie légère et vacillante. On la repêchée quelques kilomètres plus loin coincée dans l’ancre d’une péniche. Le marinier a d’abord tiré les jambes et a laissé tomber, c’était trop lourd et il avait pas le cœur à ça, alors il appelé les pompiers.      

Le supermarché fait la promotion des fraises de la région, grosses et juteuses mais sans véritable goût, comme un leurre qui se prendrait pour le réel. Mais la tradition exige qu’on en dise le plus grand bien et c’est la saison de la tradition justement. Alors le Manager promotionne, ambitionne et relationne. Il fait ce qu’il doit faire, il dit ce qu’il doit dire et les gens répondent ce qu’ils doivent répondre, c’est ça une tradition dans le commerce des traditions. Quelque chose qui n’a de sens que lorsqu’on l’agite, comme ces boules de verre emplie d’eau et de neige qui tombe sur des paysages kitchs. Les fraises emplissent la ville de leurs senteurs fades et sucrées et donnent aux trottoirs des airs de lampions à hauteur de genoux.       

Je sais pas comment faire. Je sais pas quoi dire. Je sais pas comment leur dire. Je sais pas ce que je sais pas dire. Je sais pas ce que je peux dire. Je sais pas ce que je peux faire. Je sais pas ce qu’ils veulent bien que je dise. Je sais pas ce qu’ils veulent que je fasse. Je sais pas ce qu’ils veulent que je fasse pas. Je sais pas ce qu’ils veulent que je dise pour qu’ils soient contents. Je sais pas ce qu’ils veulent que je ne dise pas. Je sais pas. Je sais pas comment ça marche ce qu’il faut dire ou pas, je sais pas comment ça marche ce qu’il faut faire ou pas. Je sais pas. Je sais ce que je veux pas faire et pas dire, ça je le sais. Je sens pas ce qu’ils veulent parce qu’ils le savent pas ou le disent pas. Je sais pas ce qu’ils sentent, parce qu’ils le font pas. Et disent le contraire ou autre chose un autre jour. Je sais pas si tout ça, ce qu’ils vivent j’ai envie de faire la même chose. Non, ça je crois que je le sais déjà mais je sais pas comment dire ça. Je respire pas bien dans tout cet air-là, je sais pas comment me consoler de ce chagrin-là. Je sais pas comment voir quand c’est faux ou quand c’est vrai. Je sais pas comment dire ce qui est faux quand on me dit que c’est vrai. Je sais pas comment dire après que c’est faux quand c’est faux et qu’ils le disent pas. Je sais pas me faire entendre dans tout ça et je respire mal. Avec tout ce chagrin qui est aussi souvent comme le début d’une colère que je connais pas bien mais que je sens en moi. Je sais pas comment faire attention à ce qui est important quand c’est faux ou pas important pour moi. Je sais qu’ils disent que je peux le dire mais quand je le dis ils me disent que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas comme ça que les choses marchent. Je sais que si ma sœur ou mon frère vivent ça. Mais moi c’est comme ça. Je respire pas bien dans cette famille-là, et c’est de la colère souvent qui nous unit. Du chagrin aussi mais ça ils le disent pas. Du chagrin d’être ensemble dans ce qui se dit pas. Et de rien faire contre ce qui se dit pas.Je sais pas si je veux grandir comme ça dans tout ce qui se dit pas et que j’ai envie de dire. Alors, si je peux pas le dire, je vais le faire.  C’est ça, je vais le faire comme je le dis.     

Le Directeur de l’Ecole s’est assis au milieu des décombres. Les photographies prisent par la police ne lui disent pas grand-chose de ce qui s’est passé là. Des traces noires sur les murs, des bancs renversés, des chaises éparpillées dans les couloirs, des papiers calcinés qui traînent dans la classe. Cela aurait pu être un accident, un vestige d’émeute, un lieu abandonné par les occupants avant une razzia, quelque chose de naturel en somme, comme une preuve de la violence du feu et de l’acharnement des pompiers à l’éteindre.       Ce que les photos ne racontent pas, ce sont les corps qui se sont insinués dans ces lieux, les intentions, la rapidité des faits, l’âge et le sexe des incendiaires éventuels. Ce que la photographie recèle c’est cette absence d’informations sur l’essentiel.      

Mais la merde, dans un coin d’une image, bien dessinée, un étron sur un dessin d’enfant fait basculer le tout dans la vengeance. Des gens sont passés et ont chié. Ils ont déféqué à l’endroit précis où un soleil se lève sur la feuille chiffonnée. Il ne sait pas ce qui a pu conduire ces visiteurs à un tel abandon. Etaient-ils en colère ? Mais le choix du dessin arraché du mur prouve que c’est d’autre chose qu’il s’agit, la colère n’aurait pas suffi à cette précision.     

Il regarde plus précisément cette photographie et il se dit que la carte de visite renoue avec un désir de relation. C’est d’un dialogue de merde qu’il s’agit, entre eux et lui. Il ne comprend pas tout ce que dit l’image mais il a perçu l’essentiel : ceux qui sont passé ici  haïssent et méprisent ce que l’endroit, son école, représente.      

Le Directeur est devenu son propre fantôme.  Plus rien ne l’étonne mais ça, quand même. Il a fini par croire aux choses plus qu’aux idées ou aux hommes. Les choses sont mortes mais éveillent toujours du désir. Par contre, les hommes sont vivants et les idées parfois ne servent à rien. Et c’est là qu’il a peur, un peu, de ce qu’il est devenu. Il lit encore un peu, très peu, cela l’ennuie assez vite mais il n’ose se l’avouer, alors il continue à acheter des livres qu’il ne lit pas mais qu’il change de piles et de places régulièrement dans son appartement.  A les feuilleter régulièrement, il s’y habitue et peu à peu il peut en parler. Mais ile ne parle que de ce que les autres connaissent.           

Certains soirs, il est désespéré, alors il regarde la télévision jusque tard dans la nuit, cela l’autorise à penser à moitié, à regarder en apnée ces morceaux d’histoires qui le salissent lentement.      

Il est au bord du changement, de la fin de votre monde, la terre est soudain plate et il a peur de tomber dans le trou. Ce que font ses enfants aujourd’hui, dans l’école, avec les collègues, il ne le comprend plus, il ne les comprend plus, il essaye de les supporter certains jours, d’autres, il les aime plus que de raison, il ne sait pas vraiment que faire de ces êtres si vivants qui tombent un jour comme certains s’écroulent rongés de malaria.      Chaque chose l’étonne alors il pense à l’avenir tout autant qu’au passé, comme si le présent n’était qu’un temps de réparation des deux autres. Il est à l’endroit précis qu’il ne pensait jamais atteindre enfant. Il n’est plus immortel et ça le chiffonne mais ses enfants, les enfants de ses classes l’intéressent depuis peu comme on s’intéresse à des êtres d’un autre monde. Il sait qu’il ne les comprend plus et qu’il n’ose pas dire et faire avec eux ce qu’il ressent. Alors, il tourne autour du pot, il multiplie les journées de sensibilisation, les rencontres citoyennes, les débats au sein de l’école mais ça ne sert pas à grand-chose, juste à rassurer les parents. Ca, il l’a compris depuis longtemps.       Monsieur va mieux. Il sort d’une mauvaise passe. Il ne sait plus ce qu’il peut dire ou non, au travail, chez lui, avec les copains, il ne sait plus. Il a le cœur très prudent, il se souvient des choses principales, les détails lui échappent lentement dans une mémoire à trous. Il sait que ces trous un jour prendront toute la place, que ces lignes brisées que sera bientôt sa vie vont produire une histoire à laquelle il ne s’est pas habitué et qu’il lui faudra affronter. Mais ce rendez-vous s’éloigne de lui à chaque fois qu’il relance sa vie le matin. Il fait un musée imaginaire de ces faisceaux de lignes dans lesquelles il cherche à s’y reconnaître parfois. Mais la vie continue et il se raconte des histoires. Il aime Madame. Un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout, il ne sait. En tout cas, ils s’entendent bien et les enfants sont encore aux études.      

L’Enfant a quatre ans, cinq maximum, sa mère l’a placé dans une école catholique de campagne, il porte des cache-poussières contre la saleté de la relative pauvreté dans laquelle ses parents se démènent mais la crise leur a appris l’avenir, les projets, l’ambition et l’abstinence. Sa mère est croyante, elle pratique très peu, elle s’est mariée à un rustre qui ne croit lui ni en dieu ni au diable et qui aime se proclamer mécréant. L’Enfant apprend peu à peu que cette incroyance n’est en fait qu’une paresse, que le mystère n’a pas plus de place dans le cœur sec du père que la tendresse pour son prochain. Il vit seul accompagné de la mère et lui apprend une solitude effroyable qui l’habite la plupart des moment de sa vie mais c’est son père et il a, pour un temps, une relative importance.       L’école est vaste, la cour de récréation est plantée de larges chênes entourés de grilles. Les rangs sont impeccables, les classes, immenses et surchauffées, les bancs trop haut pour les petites jambes.      Il est au cours de religion, un grand christ de bois est accroché au mur de la classe toute en largeur. Le christ trône, tenant le mur droit dans cet enfer de petits enfants à l’âme flottante et fragile. Un jour, il ne sait pourquoi, la sœur désigne une petite fille, il se souvient très précisément que c’est une petite fille, à ses yeux peut-être, à sa voix, elle porte le même tablier que lui, elle a les jambes nues comme lui, mais sa voix est douce et la sœur lui offre une image pieuse pour avoir regardé longuement le christ en croix sans que personne ne l’y invite. Il fixera la croix des semaines entières sans jamais recevoir d’image et il en concevra un sentiment de grande injustice. La sœur passe devant lui sans le voir et lentement, au long des semaines, son regard s’éteint, le christ est immobile, la classe indifférente et les images absentes.      

J’ai presque rien entendu aujourd’hui, presque rien entendu que j’ai pas entendu déjà. Ils m’ennuient avec tous ces mots que j’ai déjà si souvent entendus, presque toujours les mêmes même quand ils disent qu’ils m’aiment, toujours les mêmes que ceux quand ils m’aiment pas. A la gym le prof a pas été juste, j’avais sauté le plus loin mais il a dit que j’avais mal pris mon élan, que j’avais dépassé la ligne alors que c’est moi qui ai sauté le plus loin, qu’est-ce que j’en ai à faire de sa ligne si j’ai sauté le plus loin. C’est lui qui est pas juste, c’est vrai, c’est moi qui ai gagné finalement, malgré sa ligne.       Monsieur a décidé d’aller se promener aujourd’hui en rentrant du travail, au Parc, il faut bien s’aérer. Il allonge le pas en sentant déjà des odeurs d’herbe coupée. Il aime ça, cette odeur d’herbe, ça lui fait penser aux vacances chez son oncle, à la campagne. Il jouait à Robinson Crusoë, tout seul, il avait fait son camp dans une cabane dans le fond du jardin. Il l’avait équipée pour tenir longtemps. De l’eau, des biscuits, du chocolat. Même une lampe tempête pour éclairer la plage la nuit par où viendraient les sauvages. Il relisait sans cesse le livre à la couverture cartonnée de bleu, aux belles gravures usées d’avoir été souvent touchées. Un talisman. Un fétiche de vieux papier. Des images qui allaient s’ouvrir d’un coup et l’engloutir dans les tourments de son héros. Il pointait son long fusil à amorces dans le soir qui tombait et son oncle le laissait souvent dans les premiers craquements de la nuit jusqu’à ce qu’il replie bagage et rentre précipitamment dans la maison en proclamant qu’il mourrait de faim et que demain, ils n’auraient qu’à faire attention car il serait sans pitié et tirerait à la moindre alerte. Son oncle dressait son long fusil contre le mur et le regardait avec envie.      

Monsieur aime surtout la promenade sud, celle qui le mène vers l’étang et le pont torsadé. Mais des gens, de toutes sortes, sont étendus sur l’herbe, certains roulent à vélo à travers cet enchevêtrement de laisser-aller. Il les comprend mais ça le gène, toute cette intimité d’abandon répandue sur le gazon. Il trouve que les bancs sont faits pour ça, pour profiter du cadre et que cadre n’est plus le cadre si les gens font ce qu’ils veulent, comme ça, parce qu’ils se sentent bien. Ca l’énerve un peu de sentir toute cette répugnance en lui mais il a beau réfléchir et tourner la question sous toutes ses coutures, il ne comprend toujours pas pourquoi tous ces gens ne respectent pas les règles élémentaires de l’usage de ce Parc qui fut un joyau il y a cent ans. Il prend finalement par le Nord. Là, pas de gazon mais le calme revient en lui et il en sent déjà les bienfaits.     

La Petite Fille qui regardait passer les gens est rentrée chez elle, elle passe d’une pièce à l’autre en appelant Maman, Maman ! Mais Maman n’entend pas, Maman est branchée sur l’Internet, elle surfe et ouvre ses emails en craignant le pire. Elle ne  sait pas pourquoi mais elle craint toujours le pire avec ses courriers mêlés de pubs, de spams, de virus, de toutes sortes de choses qui sont nécessaires semble-t-il à la bonne marche des affaires et du monde. Maman n’entend pas sa Petite Fille qui l’appelle Maman, Maman car en ce moment elle lit des choses tristes et pas belles, des choses qui l’a font mourir là, assise devant son écran où elle se retient de sangloter, en apnée presque devant le malheur qu’elle imagine, qui la renvoie à cette enfant qu’elle était et qui appelait Maman, Maman sans que Maman l’entende jamais vraiment, elle est là sans respirer en lisant ces lignes de celui qu’elle aime, elle ne sait plus, de celui qu’elle aimait et avec qui elle s’est fait des souvenirs, des habitudes, des façons de remplir sa mémoire, des histoires qu’elle se raconte comme pour se prouver qu’elle a vécu un grand amour mais elle sait que ce n’est pas tout-à-fait vrai et sa Petite Fille qui l’appelle et qu’elle n’entend pas tant elle est perdue maintenant dans cette savane de solitude où elle va nue et toute déchirée de ronces, la tête déjà tombée dans l’ombre d’elle-même, elle va aussi loin que ses jambes la portent et sa Petite Fille crie de plus en plus fort mais plus rien ne l’atteint plus maintenant.  2.      

Il se met à pleuvoir cette nuit-la sur la ville et le couple vieillissant dort dans le crépitement ténu. Ils ont travaillé comme ils devaient, s’étaient fait un peu insulter, avaient le cœur gros car ils croyaient encore que demain les choses allaient s’arranger, que le monde gagnerait en politesse et en douceur. Ils n’avaient pas voyagé, les hommes sont partout semblables, disaient-ils, la mémoire s’était effilochée, les désirs émoussés, le sommeil allégé.     

C’est pendant cette nuit que deux jeunes garçons, très jeunes encore pour ce qui va suivre, décident de cogner à poings fermes sur la paix relative de cette maison. Aucun bruit, la ville et les voitures disparaissent dans le brouillard. Une allumette, une bouteille d’essence, un geste ample comme les lanceurs de poids et la voiture garée devant leur porte a des hoquets dans les flammes.      

La colère sera jugulée, la déception avalée, l’humiliation oubliée, plus tard, quelques mois plus tard, après, sans qu’ils s’en aperçoivent, ils souhaitent plus de rigueur, de contrôle et de sécurité. Pendant quelque temps, les nuits sont plus difficiles, ils guettent, tout et rien, mais finissent par retrouver un semblant de sommeil, emportés dans des rêves de justice…  3.         Je veux pas que ça dure comme ça tout le temps, je veux pas de ce temps foutu à attendre d’être grand, je veux pas de ce temps de merde où je peux pas faire ce que je veux, comme mon père, pas comme ma mère, pour ça que je suis content d’être un garçon, comme mon père, ils comprennent rien à la maison, cette façon qu’ils sont de toujours dire ce qu’ils veulent comme si j’étais pas là et puis, comme ça, ils se foutent que je sois là ou pas, ils s’engueulent comme des tarés, ils crachent, ils jurent, ils se frappent parfois, je veux pas de cette merde qu’ils trouvent bonne pour moi, je veux pas, ça je le sais, je veux pas.      

4.

Il en avait fini avec elle.  Il allait perdre une secrétaire hors pair, une maîtresse habile et probablement le peu de respect qu’il avait encore pour lui-même.      

Mais il était temps que ça finisse, que toutes ces heures, ces semaines, ces mois et ces années trouvent enfin un terme honorable.            Une fin honorable, c’était le mot « Et ça ne veut rien dire. Toujours, l’honorabilité envahira la tranchée des vaincus…Elle masque les basses besognes de la nécessité. Qu’on en finisse, qu’on tranche, qu’on coupe, qu’on fusille, mais qu’on ne cherche pas d’honorabilité là-dedans…Un coup de couteau reste un coup de couteau quelle que soit la politesse de l’assassin », se dit-il et il décida donc d’opérer à vif.      

Il se répétait depuis plusieurs nuits déjà les circonstances qu’il allait mettre en scène pour clôturer cette désolante relation. Désolante et épuisante, certes mais surtout dépourvue de cette légère inquiétude qui rend les jeux du coeur et du sexe à peu près supportables. « Tout, avec elle est si atterrant d’ennui », pensa-t-il mais il feignait d’oublier à l’instant que l’ennui était le nom qu’il donnait au soufflet sec de son coeur. Il ne découvrirait que plus tard que cet ennui sans embarras s’approchait au plus près de ce que les hommes tentent de nommer comme le bonheur.      

Il articulait donc sa semonce en s’exerçant à tous les registres. C’était l’obséquiosité qui le tentait, une obséquiosité distante, détachée, qui se donnerait à entendre comme il le désirait : avec détachement.  Il avait bien essayé de la surprendre, de souligner çà et là quelques fautes grossières, de relever quelque erreur subtile, rien n’y faisait.  Elle était parfaite et s’était incrustée, accrochée à pleines dents, attentive à ses lubies de chef de service comme à ses états d’âme de vieux mâle dans les premières paniques de la dissolution .  Elle lui avait encore manifesté, il s’en souvenait parfaitement, un intérêt qui dépassait les exigences de l’emploi pour lequel elle avait été engagée.     C’était en été, un été lourd et humide qui avait engourdi  l’Europe. Elle était arrivée au bureau vêtue d’une jupe trop étroite et d’un chemisier qui baillait avec discrétion. Il avait remarqué qu’elle se penchait trop fréquemment pour saisir entre ses doigts fins les feuilles de papier pelure qu’elle avait rangées dans le tiroir du bas de son bureau.  Ou bien, et ce n’était qu’aujourd’hui qu’il y prêtait attention, avait-il tout organisé pour qu’elle soit contrainte à ses distorsions qu’il constatait en souriant. Mais elle avait traversé les embûches avec brio. L’élégance l’habitait et c’était lui qui s’était mué peu à peu en voyeur stupide.     Et son bureau …  C’était une belle idée de lui avoir proposé de l’installer près du sien, « pour éviter les déplacements inutiles et épuisants, à force … ». Il avait donc assisté durant trois longs mois aux approches subtiles qui ajoutaient encore à l’énervement que la moiteur de l’air excitait.  « Et si encore elle avait choisi un parfum moins sucré,  je résisterais…Mais non, les effluves bon marché s’insinuent partout, se mêlent à la fumée des cigarettes qu’elle laisse se consumer dans le cendrier de verre qui lui sert de presse-papiers. Elle sait y faire, c’est sûr… »  Il en avait vite conçu une répulsion à l’égal du trouble qui lui nouait le ventre et qu’il ne pouvait nier.  Ces provocations lui étaient apparues bien plus perverses qu’il n’avait osé l’imaginer : il n’avait aucune prise contre elles, il ne pouvait leur résister sans avouer qu’il y était sensible.  Car enfin, il aurait eu bonne mine de se plaindre : ses collègues le croisaient souvent en souriant lorsqu’il revenait de la cafétéria.  Ils l’enviaient, c’était sûr.   Et il imaginait ce qu’ils pouvaient se dire devant leur bière du soir, dans l’attente du train  qui les ramènerait au bercail des navetteurs.  Cette idée seule suffisait à l’enfoncer un peu plus dans le malaise qui le faisait se tourner et se retourner entre ses draps, fulminant, échafaudant des stratégies grotesques et lamentables pour pouvoir l’évincer, la transférer à l’étage supérieur, près de ses chers collègues.  Il s’était piégé lui-même. Il se croyait très fort en jouant  less petits chefs séducteurs et distants mais chaque matin le retrouvait pantelant, vaseux, nauséeux …  Il lui faudrait à nouveau retrouver ses sourires entendus, ses nonchalances « gracieuses », cet ensemble de gestes amènes qui tissaient une toile de plus en plus serrée autour de ce qu’il était : un employé sans envergure, sans grande ambition et surtout sans ce cynisme qui fait les vrais salauds, ceux qu’on aime sincèrement.    

Certes, il avait vécu.  Quelques liaisons excitantes, c’est-à-dire sans aucune honorabilité mais jamais il n’avait ressenti de trouble : sa sécurité était en jeu.  Au plus fort des ébats saisonniers, la tête et le sexe demeuraient suffisamment froids.     

Mais aujourd’hui, il était pris, elle était devant lui dans l’enchevêtrement des draps.  Du plat de la main il chassa son fantôme et  rétablit machinalement le drapé triste du tissu.  Il craignait le nouveau rendez-vous du matin comme si elle avait pu percevoir que ses orgasmes avaient encore fait long feu dans un ahanement  malhabile et sans conviction.      

Il arriva au bureau avant l’heure et la trouva rayonnante et disponible. Elle semblait avoir parfaitement dormi, son parfum s’était fait plus discret, son élégance s’en trouvait encore renforcée et il se dit que la journée était décidément mal emmanchée. Entre la dictée du courrier et les premiers rendez-vous il lui tendait des pièges, mêlant un dossier à un autre ou, plus grave, subtilisant quelque page importante.  C’est avec délicatesse qu’elle décelait la substitution et elle lui en faisait part avec un sourire à peine perceptible, si ce n’est que ses yeux semblaient plus brillants. Il avait fini par afficher à son endroit une attitude polie et économe, sans parole gratuite.  Il faisait le compte des « merci » qu’il avait dû lui consentir et des compliments qu’elle lui arrachait avec malignité.  Ses comptes s’alignaient dans un petit carnet recouvert de cuir fauve qu’il gardait toujours sur lui.  Il se promettait à chaque nouvelle consignation de ses vertus que « demain » il s’en libérerait enfin, espérant, appelant la faute fatale.   

Ces escarmouches de la vengeance l’avaient occupé bien plus longtemps qu’il ne l’avait escompté.  L’âge maintenant avait fait de son ventre une rondeur dont il ne se préoccupait plus vraiment et ses cheveux coupés courts donnaient à son visage une forme de bébé vieilli.  Il s’épaississait et sa hargne également. Il lui faudrait se décider enfin à l’action.  Il  devait, après tant d’années de complicités meurtrières, frapper un grand coup.  Elle n’avait que trop longtemps envahi son domaine, piétiné son jardin, foulé au pied son drapeau.  Elle méritait la peine la plus grave. Son heure allait venir,  il en était convaincu.  Elle sonnerait comme un claquement, une décharge de chevrotine.    

Elle arriva au bureau un peu en retard ce matin-là, s’excusant d’avoir été prisonnière d’embouteillages dont elle n’était évidemment pas responsable. Il la regarda un bref instant et nota sa mine un peu défaite, les joues rosies par l’essoufflement.  Elle ouvrait déjà le premier courrier quand il lança, bref, lapidaire: « Vous êtes parfaite mademoiselle, absolument parfaite… mais ces émotions ne sont plus de votre âge…  Nous n’avons plus vingt ans, que diable! Il faudra vous ménager ». Elle fondit en larmes alors qu’il composait le numéro de son premier correspondant. Il se surprit à lui tendre un kleenex, elle le saisit avec lenteur, se tamponna les yeux, se moucha et le jeta dans la corbeille. Ils restèrent tous les deux silencieux devant le panier métallique comme s’il recelait un cadavre dérisoire, une dépouille inattendue. Elle brisa leur contemplation muette en lui rappelant les rendez-vous de la journée mais il ne parvenait pas à se départir d’une étrange tristesse. La corbeille était là, à ses pieds, et elle contenait un peu des traces de la douleur de sa secrétaire. Il ne comprenait pas en quoi cette corbeille avait soudain pris tant d’importance. Pourquoi était-elle si pesante tout à coup sur le plancher du bureau, pourquoi voyait-il tout le plateau lentement basculer dans le vide, pourquoi ce vide était-il si proche, si familier et  pourquoi ressentit-il pour elle à l’instant une infinie pitié ? Il ne comprenait pas ce qui lui pesait sur la poitrine, il s’y entendait mal en sentiments et  l’idée d’un malaise lui traversa l’esprit. Quelques minutes plus tard, alors qu’il constatait que son rythme cardiaque était parfait et son souffle régulier comme à l’habitude, il comprit que la pitié qu’il pensait ressentir pour sa secrétaire était de l’inquiétude, ou du remords, ou quelque chose de cet ordre. Il ne savait pas. Il n’avait aucune expérience en ce domaine. Il prit la corbeille, la transporta dans le couloir, referma la porte et le vide s’engouffra dans le bureau. Il se leva, ouvrit la porte du couloir et le monde reprit peu à peu équilibre.    Quand il rentra chez lui ce soir-là, il crut comprendre qu’il l’aimait. 

5.

     Aujourd’hui c’est super, réunion pédagogique, vont encore se la couler douce pendant qu’on doit les croire, les profs ils sont des demi-cons, demi parce qu’ils sont payés pour leur conneries, j’en connais des éducateurs, des bénévoles dans le quartier qui font ça gratos, eux c’est des cons parfaits, ils croient qu’ils nous amusent avec leur théâtre et les gentilles chansons qu’ils nous obligent à écouter et à parler ensuite dessus, ils croient que ça nous intéressent, nous prennent pour des gosses débiles, croient qu’on croit toujours au Père Noël et à toutes leurs foutaises, croient qu’on a la patience qu’ils ont devant ces bazars de gamins, croient qu’on les croit mais on se marre en douce.   

L’entrée se fait par une encoignure sombre coincée entre deux pilastres où battent les enseignes métalliques, grossièrement peintes, de petits commerces du centre-ville.  Il suffit de suivre la lumière qui plonge dans le gouffre.       

Au fond, passé le couloir encombré, s’ouvre le jardin.  Et les tilleuls et les lilas.  Assise dans un fauteuil d’osier délavé, elle fait glisser légèrement son avant-bras gauche sur la crête des menthes sauvages poussées dans l’ombre humide de l’arbre qui s’incurve au-dessus d’elle.    

Monsieur ne peut voir, d’où il me trouve, les mouvements de ses mains sur ses jambes nues.  Il sait qu’elle les caresse de bas en haut, en pressant un peu, qu’elle relève ses paumes lentement pour distinguer les poils clairs qui commencent à repousser et à se redresser spasmodiquement, comme de fines sculptures blondes de Pol Bury.      

Elle doit dormir maintenant, probablement, se dit-il.  A moins qu’elle ne suive encore, yeux mi-clos, dans une sorte d’ennui confortable, le redressement et les sursauts de son duvet électrisé.  Qu’elle attende sans impatience la fin de cet après-midi coulé dans un soleil sans surprise.      

Elle aura laissé la porte du jardin ouverte pour que Monsieur puisse la rejoindre sans l’éveiller.  La lumière qui s’engouffre et plonge jusqu’à l’entrée interdit toute indiscrétion.      Ses cheveux noirs, coupés courts, composent avec la blancheur froide du fauteuil comme un repère, une cible extravagante.  Sa gorge est fine et ses veines marbrent sa peau trop blanche.  Elle doit avaler lentement, le tumulte que provoque le glissement de la salive dans sa gorge éclate en chapelets secs dans ses tympans et cela la gêne un peu. Elle articule quelques syllabes silencieuses pour équilibrer la pression interne.  Dans cette image surexposée, on distingue à peine ses seins.  Une robe légère bleue s’y accroche. Des plis furtifs doivent allumer sa peau d’îlots clairs.  Sa respiration ne froisse aucunement le drapé.    

Monsieur tout excité pourrait continuer l’inévitable description du ventre et des cuisses si la vision qu’il en a ne lui était trop imprécise. Il me semble que sa nuque bouge à peine.  Il note dans l’espace sombre de sa chevelure un scintillement bref : le jour s’épuise dans ses derniers clairs-obscurs.     Le couloir, à l’instant,  le fige dans l’immobilité de l’embuscade.  L’effleurement qu’il tente depuis plusieurs jours, les caresses hésitantes qu’il croit enfin pouvoir donner, ces gestes suspendus dans la tension se raidissent. Peut-être est-ce trop tard pour aujourd’hui ?    

Il lui revient des images, quelques phrases lancées avec négligence par ses compagnons nocturnes, à la sortie du livre de P…  L’alcool, l’excitation provoquée par cette gloire locale, émaillée d’illusions lui donnaient des allures ringardes de héros de série B.  P… se prenait pour Humphrey Bogart, séduisant la jeune libraire (qui pourtant avait vu défiler quelques carrures désinvoltes dans l’habitacle de sa célèbre boutique) : les mêmes regards en biais, la cigarette accrochée aux lèvres.  Les invités se pressaient autour de lui et recueillaient ses moindres propos comme il convient : dans une fausse admiration à peine feinte que la presse régionale s’empresserait, dès le lendemain, de traduire en sentences définitives.  Monsieur l’attendait en feuilletant quelques livres.    Tout cela durait depuis trop longtemps pour Monsieur et il allait proposer à P…de s’éclipser discrètement quand il s’aperçut de sa disparition.  De celle de la libraire également, d’ailleurs. Une demi-heure plus tard, P… descendait, le  regard dur : « Viens, on y va ?  Ma soirée est bien partie… Quelle santé, cette fille ! », et il gratifia Monsieur d’une bourrade amicale.  

  -         Tu sais, je ne connais encore rien de mieux pour les accrocher : quelques pages sur tes états d’âme, quelques phrases sur la misère du monde et elles tombent, mon vieux, elles tombent toutes.  C’est pas sorcier pourtant !      L’assurance de cette superbe anthropophagie écœurait Monsieur tout en le laissant rêveur.  L’une et l’autre activité exigeaient de lui tellement d’énergie…     L’ombre gagne ses jambes à nouveau, elle bouge, elle a froid.  Monsieur la distingue parfaitement maintenant.  Elle se lève, frictionne ses bras nus, allume une cigarette, regarde sa montre.  Il est tard.  Monsieur pourrait franchir cette distance, l’annuler d’un pas, l’inviter à passer la soirée avec lui au cinéma, au théâtre, au restaurant …  Enfin, n’importe quoi.  L’inviter, lui parler, lui dire.    Elle écrase sa cigarette, repousse son fauteuil, quitte le jardin, referme la porte.  Elle marche dans ce couloir trop sombre et passe devant Monsieur sans le voir.  Elle plonge dans la lumière qui déchire l’entrée. Blanc. Elle s’éloigne et Monsieur entend maintenant ses pas résonner sur le pavé du trottoir.       Mais qu’ils nous lâchent avec leur planète et leur sentiments de honte, qu’ils nous lâchent avec leurs paroles vides, sans qu’ils nous disent vraiment ce qu’ils vont faire, ils ont peur et nous foutent la trouille pour se consoler d’avoir peur, se tapent sur la gueule, se séparent et disent que c’est pour notre bien, marre de ces emmerdeurs paniqués qui nous disent une chose et font une autre, z’ont toujours des raisons de faire autre chose que ce qu’ils devraient, c’est pour mon bien qu’ils disent, comme ils disent autour d’eux mais ils se croient même pas, ils racontent des histoires pour pas devoir voir qu’on est là vraiment et qu’on s’emmerdent comme des rats.    (à suivre)

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