Comme la plupart de nous ici, probablement submergés de mails à propos du destin de la Belgique, je ne sais plus vraiment que penser. Et c’est de ça qu’il s’agit : de continuer à penser et de ne pas céder à cette pression de plus en plus émotionnelle, celle de la fascination de la disparition.
Une fascination qui (im)mobilise.
Dans la langue latine, le fascinus, d’après Pascal Quignard (1) est le sexe masculin que l’on ne peut regarder, d’où cette fascination qui immobilise le regard sur ce qui ne peut être vu. Mais c’est aussi le fascinare, l’enchantement…Cette fascination, donc, me paraît de plus en plus productrice d’un malaise qui gagne « la nation » sous la forme de fêtes rassembleuses, de marches, de pétitions, de drapeaux, d’autocollants, de chants, bientôt de graphitis fascistes sur les murs du Parlement flamand, de drapeaux en berne, etc.…Bref, La Muette de Portici se joue en coulisses dans l’espoir d’un immense cri d’amour pour un pays qui n’existe que par la volonté des gens qui le composent. Comme si le destin de la Belgique allait se jouer dans une sorte de Chant d’amour qui irait de la Rue vers le Théâtre…Et le Théâtre, c’est la Fête…Celle que la nation se propose de vivre dans cette période d’incertitude. Cette Belgique, fabriquée dans le secret des Cabinets royaux européens au dix-neuvième siècle, tout entière vouée à l’échec tant les coutures du manteau étaient grossières, est devenu une nation, une histoire, une mémoire et même une culture originale. Cela s’est fait, nous le savons dans la violence, la haine, et peu à peu dans la négociation renforcée par la position européenne de ce petit pays qui est comme le noyau dur d’un rêve qui voulait se dresser contre des atavismes de barbarie dont l’Europe a été si généreuse dans son histoire. C’est une chance magnifique, un cadeau de la démocratie que nous devrions protéger : maintenir en vie un territoire, une culture, une histoire, une conscience, un avenir malgré les soubresauts politiciens et communautaires. Mais qu’est-ce que l’on dit en affirmant, comme je le fais, en douce, cette vérité qui avilit chaque jour nos politiques ? Qu’est-ce qui est en train de se tramer ? La haine du politique ?
La Foi contre l’Ignorance ? C’est trop peu dire. Le mépris plutôt, une sorte de condescendance : « ils » n’auraient pas compris ce que les gens ont tellement bien perçu et senti et ressenti et vécu dans leur cœur et leur chair…Ils (elles…) seraient d’abruptes personnages médiatiques roués et calculateurs ignorants des réalités de ce monde : le prix du pétrole, l’économie, le chômage, la question du vieillissement, la recherche, l’enseignement, la justice. Oui, il apparaît que « les gens » pensent et vivent bien différemment la crise actuelle que la façon dont leurs représentants politiques semblent le faire. Justement, il y a ce « semble ». Nous entendons presque chaque jour un discours parallèle aux actes posés par les politiques qui chahute pour le moins la confiance morale et même réaliste que « les gens » mettent dans ses représentants. Il y aurait, dit-on, des accords secrets, des préaccords, etc.…Mais qu’est-ce, si ce n’est justement la politique ? Relisons Le Prince de Machiavel et arrêtons de croire que la Cité doit être dirigée par des représentants sincères et émouvants, transparents et sympathiques. Si c’est le cas, la nation rêve d’un conte de Noël mais le Père Noël est mort, nous le savons et il fait partie de notre bonheur de le ressusciter chaque année à la même date, mais cela, c’est une légende, une tradition, un mouvement de l’âme et du cœur, une émotion collective, de la culture…Tandis que cette histoire de crise, est-ce vraiment du même ordre ?
Une Belgique plus blanc que blanc ? Nous avons voté. Nous avons exercé un droit très chichement distribué dans le monde et soudain, nous voudrions, comme dans ces pays malmenés par la violence et le déni de citoyenneté, nous voudrions user de la rue pour contester notre vote. ? Non, me direz-vous, jamais nous n’avons demandé cela. Est-ce vraiment le cas ? Du Nord au Sud, dans le même pays, nous avons voté majoritairement pour un changement de politique qui impliquait ces questions territoriales et communautaires. Nous le savions, Et si ce n’était pas le cas, nous n’avons qu’à nous en mordre les doigts…en manifestant. Un référendum ? C’est un outil politique légitime qui n’est pas prévu dans la Constitution. Nous voudrions donc, au-dessus des partis, au-delà de nos votes, faire un coup d’état populaire qui renverserait le résultat des urnes ? Je ne le pense pas. Mais de quoi s’agit-il alors ? D’une sorte de Marche blanche pour la Belgique ? Même si elle est en tricolore ou en berne ? S’agirait-il encore d’un rassemblement devant la disparition, la perte, le deuil à faire, le tragique, le néant ? Je le pense. La dimension festive de ces manifestations ne peut faire oublier le discours rassembleur autour de l’idée centrale « nous aimons la Belgique ensemble » et eux, « ils, elles » ne l’aimeraient pas suffisamment puisqu’il, elles la mettent en péril. Pas si simple. Les politiques, avec un manque de professionnalisme élémentaire face au caméras, face aux journalistes, ironisent, s’emportent, font des jeux de mots, vont bras dessus, bras dessous au stade, jouent la pièce dans le registre d’un sinistre vaudeville. Les portes claquent mais pas d’amant dans le placard. La farce est vide. La preuve, elle s’est jouée pour BHV dans un système d’entourloupe qui fait braire les uns et hurler les autres. Que pensent les gens ? Je n’en sais rien. Ce que je sais c’est qu’ils constatent le manque de culture politique de la plupart des acteurs de cette pièce. Je veux dire que lorsqu’on joue dans le consensus et le compromis, il s’agit de ne pas lever un mur de fausse indignation de part et d’autre pour mieux camoufler un manque de vision, une incertitude politique majeure, des propos incohérents et surtout, s’ils se mettaient réellement à ce niveau, une sorte d’insensibilité que je n’espère pas rédhibitoire à l’angoisse d’une partie de la nation. L’angoisse n’est pas loin du délire et le délire dans les histoires nationales se termine toujours mal.
Psycho-citoyenneté… La nation serait-elle au-dessus de ses représentants ? C’est une question cruciale dans le processus démocratique. Comment peut-elle contrôler les actes que posent ceux et celles qui ont été élus ? Comment contester ces choix ? A-t-on la possibilité hors la Politique et la Rue de les contester ? Il semble qu’aujourd’hui, de plus en plus, cela passe par une sorte de psychodrame où chacun raconte sa version devant un animateur télé (genre Jean-Luc Delarue l’Obscène) qui serait le Citoyen. Il organise et administre lui-même la représentation toujours à l’aune d’une sincérité et d’une émotion qui agglomérerait dans le même mouvement la vérité (nous avons raison puisque nous souffrons) et la dignité (ou l’honneur aurait-on dit du temps de Racine jusqu’à la moitié du 20ème siècle), puisque nous disons ce que nous sentons et souffrons vraiment. Et il va sans dire que nous souffrances sont les seules légitimes… Maintenant, que les Flamands souhaitent redécouper le paysage de la Belgique, je n’en doute pas, qu’ils veulent mieux « gérer », comme ils disent l’entreprise Belgique, je n’en doute pas, ils se sont assez exprimés, de tous les bords, à ce propos. Mais qu’ils veulent la disparition de la Belgique, je n’en n’ai ni la preuve, ni la conviction quand on lit la presse flamande par exemple. Ces positions de “soldes Fin de séries” s’expriment du côté des extrêmes qui sont entendues avec la même extrême surdité…de notre côté. La politique, encore et toujours la politique même avec des représentants sans panache, sans culture de notre politique nationale, sans vision, sans énergie enthousiasmante (enthousiasme, du grec, “être porté par l’énergie des dieux”).
Emouvant, toujours émouvant. Alors, comment faire pour réagir, s’exprimer (ce qui ne sert plus vraiment à grand-chose aujourd’hui puisque tout est fait pour que l’on puisse s’exprimer sans aucune conséquence. L’expression pour l’expression, dans une sorte de jeu infini) ? Chacun trouvera sa voix, et je l’espère, aussi, les politiques, non dans une soudaine sensibilité nouvelle, mais dans une conscience et une intelligence nouvelle, loin de la pression de « l’Emocratie », qui serait la tyrannie de l’émotion. Et pour que cette voix soit démocratique, elle doit pouvoir affronter aussi la frustration de certains ou la violence verbale des autres, autrement dit, résister, au nom d’une réalité majeure, celle du vivre ensemble dans la Loi et la Culture.
Le blanc ou les Lumières ? Récemment, j’animais un atelier littéraire autour du dernier livre du Prix Nobel de littérature portugaise, José Saramago. Il s’agissait de La Lucidité (2). L’auteur imagine une fable où les Citoyens soudain se mettent à voter blanc. Pourquoi ? Sans raison apparente, juste pour exercer un droit, manifester un choix. Et la Cité s’organise avec les uns et les autres tant bien que mal, mais assez bien finalement. Et les Politiques ? Ils sont gelés d’angoisse, là-haut, sans reconnaissance, sans liens avec la Cité blanche, abandonnés à leurs illusions mais aussi les mains libres, délivrés du contrôle, abandonnés à une possible hubris, disaient les grecs, c’est-à-dire à la démesure…Est-ce de cela que nous rêvons dans cette nouvelle crise de la fusion apolitique ? J’espère que non.
Daniel Simon,
11 novembre 2007
(1) Le sexe et l’effroi, Pascal Quignard, Gallimard, 1999, Paris.
(2) La lucidité, José Saramago, éditions du Seuil, Paris, 2006. Egalement en folio.