• Accueil
  • > Archives pour décembre 2007

Que se refroidissent

Posté par traverse le 31 décembre 2007

Que se refroidissent la terre et les hommes en cette ronde année 2008...

Publié dans carnets | Pas de Commentaire »

Des pneus mouillés couinent dans la rue

Posté par traverse le 31 décembre 2007

i013.jpg

Des pneus mouillés couinent dans la rue, des lumières tombent à la verticale sur des hommes embarrassés de ces présences colorées, des femmes flottent dans leurs voiles, le feu passe au rouge et des talons escamotent les accrocs de ces choses emmêlées. Rien n’a semblé bouger et tout est transformé, les voitures s’en vont, la femme jette un regard dans la vitrine et les hommes relèvent la tête emmitouflés de ces reflets soudains.

Publié dans Textes | 1 Commentaire »

Les boeufs

Posté par traverse le 30 décembre 2007

8902340.jpg 

Il se dit que toute frontière avait du sens. Elle servait à sortir ou à entrer, elle servait plus généralement à marquer l’endroit au-delà duquel plus rien n’était pareil. Il se dit que ces choses semblables qu’il trouvait des deux côtés de la ligne n’étaient pas pareilles puisque la ligne existait. Et que cette ligne créait une certaine beauté dans le paysage. Elle filait à travers le brouillard, les prés et les villages, elle s’enroulait autour d’une enclave pour se redéployer un peu plus loin et c’était cette dispersion qui créait cette beauté.  Rien n’était juste, cohérent, géographique, historique, rien ne sonnait haut et clair dans le cœur des hommes qui peuplaient ces terres, rien n’apparaissait comme un trait de génie mais plutôt comme un repentir, une esquisse mille fois tracée et qui trouve sa netteté peu à peu dans le flou qui la porte. La frontière avait été posée sur les terres comme un collier sur la gorge d’une femme acariâtre mais qui se sait trop aimée.  Les imperfections coulaient dans les plis de l’horizon et chacun y trouvait de la beauté. 

C’est là qu’il grandit. C’est là qu’il apprit à sauter la ligne en rentrant de l’école, d’un seul pied parfois, les yeux fermés pour profiter de cette étrangeté qui le noyait quand il retombait plus loin qu’il ne l’avait imaginé. En grandissant, il s’efforça de sauter la ligne de plus en plus loin. En sautant, en exerçant son corps à cette légèreté, il acquit lentement une autre qualité qui flottait en lui et qu’il ne pouvait nommer. Il ressentait comme une joie, un bonheur sans effusion particulière. Il sautait et dans l’arc qui le portait comme un souffle emporte un noyé d’un coup vers la surface, il voyait cette terre tout en dessous comme une abstraction, des verts accolés à des bruns, des ocres rongeant l’acier pâle des fleuves, des arrondis tranchés par les autoroutes qui irriguaient tout.  Cette sorte de distance avec le ciment ou la glaise lui en apprit sur lui plus que ses professeurs n’avaient pu le faire pendant ses études, plus que ses Maîtres n’auraient espéré … Il volait littéralement, hors de lui, dans la présence des choses mais sans accrocs particuliers avec la matière. Et chaque fois qu’il retombait un peu plus loin que le jour précédent, il percevait plus fort, plus intense cet arrachement à la gravitation. 

Sa vie, en somme, s’éclairait de ces vols enthousiastes dans le ciel peuplé des nuages du Nord. De là-haut, il n’entendait plus que très faiblement les bruit des hommes et ça le ravissait. Une partie de sa vie fut ainsi volatile. Il s’arrachait des horizons de betteraves et de pommes de terre pour gambader dans des azurs cotonneux. Il était bien, séparé de tout, et la ligne tout en bas ne faisait plus aucune trace dans son esprit. Elle n’était qu’un trait parmi les traits, une faille entre les failles, un porche virtuel. Il allait ainsi, sautant et gambadant, heureux de tout, ébloui et distrait. 

Un jour, il ne sait plus exactement si c’était en semaine ou un dimanche, lors d’un saut coutumier il sentit ses poumons avivés d’une puanteur nouvelle, une odeur excrémentielle lui monta au nez et son vol en fut ralenti. Il tomba moins loin que d’habitude et ses membres subirent une secousse inaccoutumée. Il se remit sur pied, vite fait bien fait, mais il fut troublé par cette invisible agression. Il se promena dans la campagne le jour suivant mais ni remarqua rien de particulier si ce n’est une légère brume au sol. La semaine suivante, il s’entraîna à nouveau, muni d’un pince-nez. 

Il prit son élan et sa trajectoire n’atteignit pas la courbure rêvée. Une sorte d’acidité lui piquait les yeux et il retomba plus près de la ligne que jamais. Il s’ébroua, rassembla ses forces, se remit en piste et s’élança. Quelque chose de puant le clouait au sol. Du plomb. De la bouse fraîche, une motte sans halant, voilà ce qu’il devenait. Les entraînements furent repensés. Il savait que les indicateurs d’une réussite n’étaient pas seulement liés aux obstacles visibles, aux contreforts d’un terrain apparemment plat, aux assauts du vent ou aux puissances infiniment changeantes de la lumière. Il savait que le cœur de l’homme était le seul lieu où les batailles se livraient. C’est dans les temples que la guerre se gagne, disait le sage. Et il reconduisit ses décollages avec plus d’attention à l’imperceptible que jamais. 

Il comprit qu’il lui fallait mieux regarder le sol, s’approcher des êtres qui y couraient égarés depuis toujours, prêts à toutes les catastrophes pour se rassembler et vivre la chaleur des certitudes. Il modifia donc ses données balistiques et envisagea des paramètres nouveaux. Par ouï-dire il avait appris que l’infection retombait toujours sur le sol et que les effluves se dissipaient à l’instant dans la vapeur des altitudes. Son odorat s’était affiné mais sa vue baissait. Il sentait le monde mais n’en voyait plus que de lointains contours. Il lui fallait redescendre et observer le grouillement pour mieux en tenir compte dans ses rêves d’envol. Sauter dans les airs infectés était maintenant son lot. 

La ligne ne bougeait pas. Il avait perdu de son énergie d’antan. Les villes, les champs, les routes étaient si belles de là-haut, sans ceux qui y vivaient, loin  des contingences de ses contemporains. 

En apnée, les yeux fermés, il ne savait comment exactement, mais il devait poursuivre son entraînement, c’était en lui comme une mission, une injonction secrète : sauter la ligne, éternellement, comme si elle n’était plus qu’une invite à un sublime dépassement. En aveugle il se remit à sauter et peu à peu il se dispersa dans les nuages et retomba là où il ne le devait pas. La puanteur l’avait détourné de sa trajectoire. Il atterrit dans des terres étrangères, bien loin de la ligne et il perdit ses marques. 

Il erra tout un temps dans de vagues régions. Personne ne fit attention à lui. La puanteur était semblable mais il avait perdu le goût des sauts et des exercices extravagants. Il trouva d’autres lignes mais le plaisir de sauter s’était éteint. 

Il était devenu une masse trop lourde, un corps sans élégance, il s’encombrait lui-même. Les temps étaient rudes pour les sauteurs ratés.  L’époque réclamait des boeufs. Il l’avait oublié. 

30 novembre 2007

Paru dans Marginales « Le terme, vraiment? » n° 268, hiver 2007.

http://www.wilquin.com/marginales/

Publié dans Textes | Pas de Commentaire »

Le froid a passé dans les rues en bousculant quelques fantômes

Posté par traverse le 23 décembre 2007

Le froid a passé dans les rues en bousculant quelques fantômes accompagnés de chiens et de sacs en plastique, il a rebondi contre les façades en emportant de-ci de-là une fleur, un oisillon trop nu, une ombre dans la lumière des fenêtres, il a fini sa course au pied des hommes et certains se sont mis à marcher. Le froid a frappé de deux doigts le cœur de tous les autres et des nuages clairs ont emporté le tout. 

Publié dans Textes | Pas de Commentaire »

Peut-être un oiseau lointain dans les arbres

Posté par traverse le 20 décembre 2007

gc1441e.jpg

Peut-être un oiseau lointain dans les arbres, des voitures qui partent tôt matin, des hommes qui claquent des portières, des voix qui montent lentement, le son des os qui machinent le temps et l’espace de ce jour, des brèves et des longues dans les SOS des âmes fatiguées, du fer et des chairs assemblées pour un long trajet, des silences soudain où la journée hésite à se remettre en marche, des trains qui passent à l’arrière des jardins, de la vitesse qui se chauffe au soleil qui se lève et tout est à recommencer, comme si de rien n’était. 

Publié dans Textes | Pas de Commentaire »

Ce matin du gel nous a pliés sur notre pas

Posté par traverse le 18 décembre 2007

8902329.jpg

Ce matin du gel nous a pliés sur notre pas, nous étions malhabiles à ne plus être immortels et le givre nous appelait d’une voix douce à mesurer le temps de nos urgences. Déjà nous allions dans des mémoires lointaines et des promesses non tenues nous montaient à la gorge. Toute cette lenteur s’est défaite soudain dans le réchauffement des corps et des cœurs alertés. Nous n’étions pas de marbre et la journée s’est glissée dans de sombres reculs jusqu’à la nuit.

Publié dans Textes | Pas de Commentaire »

Ca bascule lentement la lumière,

Posté par traverse le 12 décembre 2007

hy004.jpg

Ca bascule lentement la lumière, une vie, un mur mal construit et d’un coup c’est de la poussière qui tremble là où tout était en train. Ca flotte un peu encore dans l’air cette pelure de temps si légère et si fine que déjà le monde se donne comme avant et nous allons dans cette allée des disparitions, toujours plus attentifs à la beauté des arbres et des sentiers. Ca bascule lentement, un regard tombe et ne cherche plus où se poser, un souffle se perd dans le vent léger et les jardins sont aussi verts qu’avant. 

Publié dans Textes | Pas de Commentaire »

Achab sur le banc

Posté par traverse le 9 décembre 2007

mariemont001.jpg                    

 Une condensation particulière, le bleu du ciel qui se tend en un câble rose et or, la brume au loin qui noircit, les oiseaux qui montent en flèches et tombent comme des pierres, le vent qui frôle au loin la surface des eaux …    

 Je reviens lentement à moi, trop de bonheur récent a failli me distraire, assis sur le banc froid devant l’appartement flottant dans la lumière sale de l’hiver, je vois que la maison familière que je voulais habiter de mes désordres et des femmes volages que je m’étais refusées jusqu’alors, était cet appartement aux fenêtres circulaires où la pluie glisse sur les vitres trop fines.      Une mince feuille de verre m’abrite du désastre de cet homme assis là, en bas, sur un banc, je le vois cet homme dépouillé, aux larges épaules, froissant lentement une feuille de papier, la pliant soigneusement avant de la chiffonner, de la déplier encore, de la jeter enfin dans la poubelle qui déborde et n’en veut pas de sa feuille, je le vois à l’instant qui la ramasse, enfonce les détritus profondément dans la gorge de treillis, sent entre ses doigts poissés un peu des déjections du monde et d’une main ferme enfin enfourne le papier au cœur des emballages et des canettes.    

 Je pense que cet homme n’est ni heureux ni malheureux, il sait que son temps vacille ; que tout bientôt viendra le submerger et qu’il s’enfoncera en un bref instant dans des tourbillons sans importance. Peu importe alors la trace des souvenirs laissée dans la mémoire de cet homme attentif au mouvement du vent dans les branches, au léger craquement des branches tout au-dessus de lui et qu’il imagine prêtes à se déchirer du tronc et à s’effondrer sur lui ; c’est bien cette idée qu’il n’aurait plus un pas à faire, que sur ce banc de repos, il pourrait attendre qu’une branche, une seule se détache et tombe parfaitement sur le sommet de son crâne, l’assomme définitivement, le tue en somme à son insu, sans qu’un seul mouvement ne soit encore nécessaire pour acheminer sa carcasse à terme ; c’était bien à son image, cet accident stupide, sans effort, l’effaçant soudain du paysage, rendant à ce banc, un après-midi de février, sa fonction d’accueil et de halte où le désespoir et les oiseaux se posent en chipotant du bec quelques croûtons détrempés…     Il rêve, le visage trop blanc dans la froideur du soir qui s’annonce déjà derrière les cimes les plus éloignées du parc, la nuque bizarrement inclinée vers l’arrière comme s’il se reposait et qui le fera passer inaperçu aux yeux des rares passants de l’avenue encore calme à cette heure. Mais les arbres sont solides et les passants attentifs aux irrégularités des corps, on ne meurt que rarement ainsi, se dit-il en pestant contre la littérature qui avive en chaque chose ce qui la détourne de son destin de chose, la déplace lentement à l’extérieur d’elle-même, aux périphéries du nom qui l’enferme, dans ce que le souvenir essaye de retourner, comme une peau de lapin encore chaude et qui livre entièrement, sans chichis l’histoire funeste du lapin, de tous les lapins écorchés et de nous, les mains chaudes devant la dépouille qui nous dit précisément quelque chose du souvenir de notre ancienne mort et qu’il faudra retrouver intacte un soir ou un matin.    

 Il est assis, survivant au grotesque, lesté de toutes ces bizarreries qui font que le monde se donne encore le droit de croire aux loups et à ceux qui les moquent, tout chahuté d’ amour pour une femme qui n’en finit pas de l’épuiser, de l’aimer et de le mâchonner, tout chamboulé de cet amour pour une femme, la dernière, la première, il ne sait plus, elle est ce qui relie en lui la raison à l’incertitude, le désir au calme projet de la quiétude, il la voit livrée, sans retenue, ouvrant son corps de ses propres mains pour qu’il s’y fourre tout entier, et il rit parfois devant tant d’effort pour disparaître, il la voit ramassée comme une loutre dans la chaleur du lit, enroulée tout autour d’elle-même et qui se satisfait de sa propre spirale…      Il devient ce visiteur traquant une ombre dans un jardin, elle tourne entre les haies, glisse derrière les massifs, fait frissonner les buis alors qu’il la croit encore dans la brume des saules. Elle meurt, se détache, volette dans le bruissement des joncs plantés dans la fontaine, flotte sur l’eau calme toute embuée de chaumes et se creuse en tourbillons pointus pour aller se mêler aux noires solutions de la terre. Elle émerge du sommeil toute éberluée et s’éloigne de lui dans cet entre-deux vague qui la protège encore. Elle se réveille et sourit déjà à sa disparition.   

 Le vent pousse le museau dans le feuillage, les enfants rentrent de l’école, les mères allongent le pas, les vieux s’étonnent encore une fois de ce remue-ménage, il hésite, se lève, plonge la main dans la poubelle, détache la boulette de papier qu’il vient d’y jeter, déplie, lisse et lit : « Ramasse des bouts de bois, de la ferraille, des rognures d’ongles, des bavures de bébés, des paroles agonies, ramasse tout ce qui flotte autour de toi et qu’aucun naufrage sauf le tien ne parviendra à justifier, ramasse tout ce temps gâché, perdu au fond des nuits où tu te promets de te lever le lendemain en gardant l’œil fixé sur ce que ton époque revendique, ramasse ce qui traîne et que tu as failli fouler aux pieds, ramasse encore et encore, fourre tout dans les poches de ton manteau, de tes pantalons troués et tachés des salissures du jour, ramasse et ferme-la », voilà ce que je me dis depuis le jour où, convaincu de l’indifférence du monde à la morale des enfants j’ai décidé de ne plus grandir mais d’écrire pour tenter d’arrêter le « grandissement » comme on dit « vieillissement » quand le dos commence à raidir et les chairs à tomber, voilà ce que je me  suis dit, à peine sorti du temps officiel de mon enfance, le cœur rompu d’abandons et de tristesses.      Je me suis dit alors qu’il serait bon de changer de route, je me suis dit « cette route tu n’arriveras pas à la parcourir sans te mettre à y croire toi aussi, je me suis dit cela et bien d’autres bêtises quand on trouille devant le revolver ou le couteau qu’on pourrait si facilement retourner contre soi et hop, c’est terminé, la grande terrine est prête, attendez, j’arrive, je serai la part du pauvre, l’alouette dans le pâté, celui qui a choisi de voir et de voir encore tout ce qui simplement lui passe devant les yeux, oui, gamin, tu useras toutes tes forces à ce pari-là, tu vas rater ta vie pour mieux pouvoir l’écrire… »    

 Mais ce n’est pas ce qu’il voudrait lui dire, des poèmes tout enchantés d’espoirs, voilà ce qui lui conviendrait mais il ne sait plus écrire ces machins-là, ces broutilles bonnes à vanter sa boutique, il ne sait plus écrire ces petites misères du cœur amoureux, il dit la forme d’un visage, le parfum d’un cheveu, la chaleur d’un ventre en pensant aussitôt à la féroce investiture du temps qui passe, il dit l’épouvantable crainte d’être bientôt confondu avec le vent mais toujours l’habite le faste des retrouvailles, l’épuisante bataille de l’orgueil contre la tristesse des départs, la résistance des cœurs à se laisser bercer, voilà ce qu’il dit pour ne pas entonner des chants d’amour, des litanies d’amour, des berceuses et des comptines d’amour.       Elle attend qu’il souffle dans ses os, dans ses flûtes d’enchantement, qu’il soit la baleine, Achab et Jonas tout à la fois, qu’il patiente dans l’écume en reniflant le large mais les harpons menacent, ils volent déjà vers lui, il les voit chavirer dans le ciel, hésiter, tournoyer sans jamais se méprendre sur la cible qu’ils visent, il les sait impitoyables de précision, jamais ils ne coupent le fil mais le scient lentement ; et l’océan est là qui le porte et l’attend, Moby Dick va sur les vagues en se moquant de lui, elle chante et fixe en souriant ses yeux capitonnés sur lui, elle est où il la voit et déjà elle n’est plus mais la vague est puissante, elle hisse la chair jusqu’aux sommets d’écume et se retire soudain le laissant étonné au milieu d’un grand vide, barbouillé de nuages et de frissons, il retombe lentement, enfin, au creux d’un noir liquide, étonné de cette légèreté qui l’abrite un instant au cœur du chaos.    

 Tout, autour, laiteux, visqueux, lisse et odorant, tout, autour, souple et enveloppant, gras et glissant tout le long, long des bras, des jambes, des fesses, du sexe et de la nuque, tout, autour, des grumeaux broyés, des couches mêlées, des ivoires réduits en poudre,  tout, autour, des choses tombées dans la matière du gras, tout, autour, encrassés et déchirés, les nuages enfoncés dans la gorge des abîmes, le ciel retourné dans des rizières de plomb et le silence, le silence enfin, cette bizarre interruption des langages salaces, cette apnée gigantesque avant la grande irruption du brouillage final, la vague arrive, dressée comme une forteresse aux marches de l’Empire, le liquide reprend sa place, initiale et terrible, il soulève une fois encore le monde et la rue et le banc et l’appartement aux fenêtres circulaires, le calme des enfants, l’agitation des mères et la vertu hypocrite des vieillards… 

Publié dans Textes | Pas de Commentaire »

Bacahlau en cataplana

Posté par traverse le 7 décembre 2007

att00236.jpg

J’avais raté le train rapide, il me restait la nuit.          

Lisbonne a de beaux arguments pour les maladresses de l’esprit, elle déploie des ruses de ville de province pour les âmes chiffonnées. Le tout est de ne pas se laisser atteindre par les mirages de la mélancolie qui sont autant de chausse-trape de la vulgarité quand le vide et le Tage sont à portée de mains. J’avais passé une soirée au bras du bonheur et le temps frappait régulièrement du doigt ma tempe en me rappelant la fugacité de la douceur.  Je devais remonter vers le Nord, vers Aveiro, la ville du sel où j’occupais une petite maison de bois à Costa Nova entre lagune et Océan. J’y étais bien, accompagné des chiens des environs qui traînaient la patte jusqu’à ma porte. J’avais fait une rencontre, une chienne au poil clairsemé, qui ne me quittait plus. Elle trottait dans le brouillard à côté de ma voiture quand je filais vers la ville acheter le nécessaire, c’est-à-dire très peu, journaux et café de première qualité.         

C’était l’automne, la brume ne désemplissait pas les terres basses et la marée abandonnait les algues et les épaves dans des écumes sales et glacées. La morue, la bacahlau, le poisson ancestral, le bison d’Atlantique, la fortune des simples, la bête cabossée, le cochon des abysses, l’animal au regard délabré, la chimère océane avait tout façonné : le temps, les paysages, les bateaux, les hommes et les maisons. Chacun vivait entre glaces et sel, de pêches et de conserverie. Je me résolus à payer ma place dans le premier train annoncé, ce fut un tortillard de banlieue qui annonçait cinq heures pour remonter l’épine dorsale d’un pays habitué aux lenteurs et à l’aléa des transports. La modernité est fugace au Portugal, elle passe avec grâce, le temps qu’on admire ses atouts de pays conquérant et très vite, elle retourne en coulisses, l’œil sur le rétroviseur d’un passé inatteignable. Les portugais sont entre deux temps, le cul entre deux chaises, une fesse sur la gloire ancienne, l’autre sur une modestie qui touche souvent au cœur du quotidien.         

Je me calai sur une banquette en lattis dure comme un pain de poule, un livre de Miguel Torga et un thermos de café fort à portée de mains. L’amie avec qui j’avais passé l’après-midi et la soirée à croiser les confidences et les souvenirs sous les palmiers du Jardin de Belhem était prévoyante, sandwiches et fruits gonflaient mon sac. J’étais paré pour la nuit déjà froide et je m’allongeai en profitant de cette dilation du temps que je vais chercher dans le Sud où la durée est le luxe de chacun.       Avec mes anxiétés d’Ulysse ramolli, je connais peu la paix des abandons. Quelque chose d’impossible à arracher plombe mon cœur, que la mort seule délivrera, ce sentiment de n’être nulle part chez moi. Comme si une porte à peine franchie, je voulais m’enfuir par la fenêtre, ne jamais rester en place car je n’en connais aucune qui me satisfasse et je sais que toute sont bonnes à prendre au prix d’un désir en deuil. Le train se mit en route, je préférai dans un premier temps les poèmes aux sandwiches et la nuit s’éteignit.         

Les gares se succèdent et le wagon se vide. Les premiers à s’endormir sont les jeunes militaires qui rentrent chez eux, les enfants suivent, ne restent que les vieux à garder l’œil vif dans la fraicheur du voyage. Une femme entre deux âges se lève et traverse la compartiment avec une hardiesse que je prends pour de la mauvaise humeur. Elle se campe devant une plus jeune qui l’écoute sans broncher.          Les deux mains appuyées fermement sur le dos de la banquette de bois, elle parle avec cette intonation toujours en suspens qui fait de la langue portugaise une chanson sans fin. Un de mes plaisirs est de me confronter aux langues que je parle peu, comme pour m’abriter d’un français que je reconnais de moins en moins au pays. La bêtise est universelle mais personne n’est obligé d’en subir les plus subtiles variations tout au long de l’année. Les vacances sont probablement faites aussi pour se désengluer d’un parler trop encrassé du présent…          

- D’abord, tu l’as fait dessaler vingt-quatre heures avant, tu sais, l’eau courante, c’est le mieux, mais le lait aussi, quand tu veux adoucir la chair est parfait. Le sel se dissout et la bacahlau fleurit…C’est ça, c’est comme une fleur d’hiver qui profite d’un peu de chaleur et qui pointe le nez entre deux gels. La bacahlau alors est prête à tous les accommodements… 

La jeune opinait mais n’osait rien dire. Un enfant se mit à pleurer, une gare filait dans notre dos, les poèmes n’avaient plus d’intérêt, la femme fit mine de regagner sa place.         

- Ce sont les palourdes qui sont le secret, fraiches et grasses ! Tu les fais dégorger deux heures le lendemain, tu les passes sous l’eau froide et tu les laisses tremper dans l’eau dans laquelle tu auras mélangé d’abord gros sel et farine… - Puis j’égoutte la morue comme d’habitude, je la défais en grosses lamelles et j’enlève les arêtes, je sais. Ma mère frotte la peau avant de l’enlever, pour ramollir la chair…         

-  Oui…oui, mais la bacahlau doit rester ferme, n’oublie pas, ferme comme le cul et tendre comme le ventre !  Elles rient, j’ouvre mon sac et choisis un sandwich au fromage piqué de moutarde trop sucrée. La femme s’est assise, les fesses à peine posées, comme si elle était dans un tremblement d’avant l’effort. Je m’enfonce dans la banquette, je fais mine de n’y rien comprendre et regarde le paysage sous la lune. Tout est sombre, un peu triste, beau comme un film muet, je m’abandonne au sentiment de solitude que je connais si bien et qui me tient lieu souvent de famille.         

Soudain, elle se relève, franchit les quelques mètres qui les séparent, relève une mèche un peu grasse et se dresse devant la jeune une main sur la hanche. - L’ail, toujours l’ail ! Tu le haches, pas le couper finement, le hacher. Puis, les pommes de terre, épluchées, coupées en rondelles, comme les tomates, les oignons et tout ce qui se coupe en rondelles…         

Elles rient de cette grivoiserie la main devant la bouche. 

 - Tu haches encore persil et coriandre, tu laves et coupes en deux les poivrons…Tu auras retiré les graines et les parties blanches…         

-  Comme le ventre… -  …et le cul, oui c’est ça, bien éplucher le cul avant de le cuire… 

Elles rient de bon cœur et le plus jeune s’essuie les yeux en vérifiant que personne n’écoute leurs divagations érotico-gastronomiques, je lâche mon sandwiche et fais mine de retrouver la poésie de Torga. Ca me donne l’air d’un touriste absorbé et des lueurs d’aube commencent à s’accrocher au faîte des acacias.  

- Dans l’un des côtés du plat, tu disposes une couche de tomates puis successivement d’oignons, d’ail, de poivrons, de pommes de terres, de persil…            

- …et de coriandre, puis la morue, je sais… - Non, tu ne sais pas vraiment, sais-tu qu’ici tu dois resaler ? Le sais-tu ?            

-  Mon cholestérol, souvent j’évite…  -  Alors mange de l’herbe ma vielle, ou du sable, mais pas de la bacahlau…Il faut resaler et poivrer, ensuite l’huile d’olive et le vin. Tu fermes le plat, la cataplana que tu tiens de ta mère et tu cuits à feu doux pendant dix minutes.              

-  …je retire la cataplana du feu, j’ouvre, j’ajoute les palourdes… - …tu refermes et cuits encore cinq minutes à feu doux…         

Aveiro est annoncée, je sais que mon ami José m’attend à la gare du Sud, que l’Océan jette ses vagues avec lourdeur contre les rochers, que ma maison est froide, que les cafés de la gare sont délicieux, que l’amitié va m’arracher à la torpeur de cette nuit de cataplana, que le travail va reprendre quelques heures plus tard, que les sandwiches de mon amie feront l’affaire bientôt, que la poésie n’a pas dit son dernier mot, que la langue portugaise est toujours aussi douce à mon oreille mais que je ne sais si j’ai bien compris toutes les étapes de la recette en cours. Je boucle mon sac, je me lève, j’attends l’arrêt.  -  Tu sers bien chaud dans le plat de cuisson, n’oublie pas, dans le plat de cuisson ! Surtout ne cède pas à la mode des fioritures de table, sers comme le cul et le ventre, ma belle, chaud et ferme, tendre et gonflé de jus, sers et tu me diras la suite la semaine prochaine… 

Publié dans Textes | Pas de Commentaire »

Zéro mort

Posté par traverse le 1 décembre 2007

ter01.jpg

La voiture s’arrête au milieu de la rue bien éclairée. Pas un chat. Sauf un night shop encore ouvert. Le moteur tourne, la musique bourdonne, les phares sont allumés. On se croirait plein jour. Des jeunes dans une super bagnole. Comment ils font ? Chaque fois qu’il croise ces voitures dans son quartier, il se pose toujours cette question en ressentant un coup de colère. Comment ils font ? Pourquoi ils sont si jeunes avec des bagnoles si chères ? Il fait comme s’il ne connaissait pas en partie la réponse, lui, le médiocre, le prof.

La nuit est calme. Et la voiture prend ses aises, portières ouvertes. Il est là qui attend. Il les entend parler fort. Un de leurs copains a surgi du mur, les rejoint et se penche à l’intérieur de l‘habitacle. Qu’est-ce qui s’échange là : herbe ou chocolat ? Fumette ou haschisch plus ou moins trafiqué ? Ils se tournent vers lui en le montrant du doigt. Ils reprennent leur conversation.

Une heure du matin et il n’existe plus. Patience, ils vont redémarrer qu’il se dit, patience, ils vont partir et tout continuera comme avant, patience. Ca dure, ils rient, patience. Il se dit, si je klaxonne je fais ce que je dois faire, c’est simple, je suis bloqué au milieu de la rue à trois cents mètres de chez moi par une voiture de luxe et je me sens bizarre, mal foutu, tout coincé, je bloque les sécurités, pourront pas entrer. Ca fait clac, trop fort, vont l’entendre, ils bougent, ils vont partir, c’est fini, pas à s’en faire, vont disparaître et je rentre chez moi.

Il veut allumer une cigarette, l’air de dire qu’il est à l’aise, non c’est de la provocation, ça va les énerver, rester calme, simplement attendre qu’ils partent, patience, merde. Ne pas fumer. Il se dit je suis un con, j’ai pas passé autant de temps devant des milliers d’étudiants à défendre les règles élémentaires du dialogue et de la négociation pour me retrouver comme deux ronds de flan en face de petits merdeux qui me narguent. Tout est calme, trop calme, ils sont chez eux et lui, un étranger planté dans une bagnole muette, les mains moites. Si je leur fais signe gentiment, peut-être qu’ils vont comprendre que je ne suis pas agressif, que je veux simplement passer, je leur ferai un signe pouce en l’air, comme pour dire qu’ils sont sympas, que je ne leur en veux pas de bloquer le passage comme des salopards, je sourirai même négligemment, faut pas qu’ils voient que j’ai peur, peur de voir ces sales gueules en face, peur de n’avoir rien à répondre s’ils me provoquent, peur que les mots soient de la fiente de prof et qu’ils ne servent à rien encore une fois, peur de me défaire de peur.

Faut rester calme, faire marche arrière, oui, rebrousser chemin, c’est plus malin, fuir l’affrontement. Mais alors qu’est-ce que je suis, moi, pédagogue de mes deux ? Un médiocre, une lope, un raté du vocabulaire qui n’a rien dans le pantalon ? Qu’est-ce que je suis, moi, un looser planté sur la route par une bagnole de petits dealers ? Qu’est-ce que je vaux en pleine nuit, seul, sans le secours des aboyeurs démocrates qui la ferment dès qu’un péquenot leur marche sur les pieds dans la file au supermarché ? Ils détournent les yeux, s’excusent d’avoir des pieds, regardent en l’air, fouillent dans leur porte-monnaie, la ferment obligeamment en attendant que l’enfoiré ait daigné dégager.

Puis ça cause et ça refait la file, ça paye et ça fait de la conversation et des exemples, du vécu héroïque pour des étudiants qui s’en fichent. Non, ne pas abandonner le terrain, j’aurais dû foncer en les insultant, doigt en l’air ou les coincer puis les attraper par les couilles et leur en foutre une sur la tronche. C’est ça que j’aurais dû faire, c’est ce que je voudrais faire maintenant, leur faire comprendre qu’il y a des lois, que la nuit, c’est pas le territoire des bandes, qu’ils feraient mieux de la faire discrète, que c’est pas comme ça qu’ils vont nous intimider, que ça fait deux bons siècles que ça a changé, que ce n’est plus la loi du plus fort, qu’il s’agit de jouer le jeu un minimum si on veut gagner la partie, que tout le blabla des assemblées citoyennes ça vaut pas un clou devant la mauvaise foi de tous ces gosses biberonnés à la connerie généralisée de la culture de l’abandon, que ça va mal finir un jour de nous prendre pour des veaux à qui on essaye de faire comprendre le contraire de ce qu’on voit tous les jours, que c’est marre ces tronches de travers qui ricanent en nous voyant trimer à répéter des lieux communs auxquels personne ne croit. Ils devraient se réjouir, ils ont presque réussi à nous faire douter de l’intérêt de quoi que ce soit d’autre que le cul formaté ou les bonheurs marchandisés.

C’est décidé, je fonce, tant pis pour la casse, j’ai pas l’intention de me laisser intimider plus longtemps, fallait pas qu’ils exagèrent, ça fait trop longtemps qu’ils sont là, si je bouge pas ils me marcheront sur le corps la prochaine fois. Dans le train la semaine dernière j’ai essayé de discuter, de calmer le jeu, ils agressaient la contrôleuse, pute, salope, pour qui tu nous prends pour nous contrôler, femme de merde en uniforme, dégage.

La femme avait tenu bon, un mec s’était levé, personne n’avait bronché, il avait craché devant ses pieds, consciencieusement, pas de réaction, j’attendais que quelqu’un bouge, j’attendais comme tout le monde, ils osent frapper eux, ils ont pas peur des lunettes cassées, des nez et des lèvres éclatés, de la morve et des saloperies de la violence, nous on nous a appris à avoir peur de tout ce qui échappe au contrôle, à la loi, aux bonnes manières de ceux qui vivent entre eux en chipotant le détournement, l’esquive et le retrait. Finalement la femme avait pleuré, de honte je me suis levé, la voix mal placée, ils m’ont renvoyé d’une main sur ma banquette, silence total, connu, reconnu par chacun, silence de la défaite devant une moelle épinière plus droite que la nôtre.

Dans la boîte à gants, rien qui puisse servir à me défendre au cas où. Rien que du papier. Va falloir que je pense à revoir mon psy un de ces jours. J’avais arrêté après quelques mois, il me disait que des stupidités que je répétais à mes étudiants en simulant la découverte de situations intéressante du point de vue de la pédagogie. Eux, ils rigolaient doucement, ils savaient que la plupart des profs vont chez un psy, qu’ils tiennent pas longtemps sans, que leur discours, c’est du vent dès qu’un balèze se lève et vous dit d’aller vous faire foutre.

Vous discutez, ils se marrent, on gagne plus en un week-end que toi avec ton salaire de prof, lui a lancé un gosse un jour, vous finissez par appeler la direction qui vous explique que ça ou rien, c’est du pareil au même, qu’après ils seront dans la rue, chez eux, que ce sera alors le tour des flics de se faire pisser à la raie, qu’ils feront ce qu’ils peuvent les flics, comme vous, qu’ils emmèneront les gosses aux juges qui feront ce qu’ils peuvent les juges, qu’il les enverront chez les éducateurs qui feront ce qu’ils peuvent les éducs et puis, après un ou deux tours gratuits, ce sera les tours payants et ça rentrera dans l’ordre un moment mais que ça ne sert à rien cette roue qui tourne à vide, que tout le monde est épuisé à courir les fantômes, qu’il vaudrait mieux être logique et tirer toute de suite les conclusions que tout le monde attend, que c’est de l’embrouille cette chasse au renard où chacun se refile le soin de tirer le coup de grâce, qu’il va falloir arrêter de parler comme eux ou de parloter comme en temps de paix, que c’est la guerre totale, une guerre civile, celle de ceux qui ont quelque chose à se mettre dans la tête, des rêves, des projets, de l’égoïsme, ; de l’avenir contre ceux qui n’ont rien, que les bavures vont pas arrêter, dans les deux sens, qu’on cogne un jour trop fort et c’est toute la ville qui est sonnée, et que chacun alors se retire un peu plus dans son camp, que les paroles sont fortes quand elles disent la vérité et mortifères quand elles produisent un brouillard tellement épais que plus personne s’y retrouve , que ça commence à bien faire ces enculades de mouches au nom du grand péril, de la peste ou de je ne sais quoi d’abominable que nous fabriquons chaque jour avec un consentement proche du contentement.

Qu’ils le savent, là en face, dans la bagnole et qu’ils se marrent doucement. Il se demande maintenant ce qu’il va faire. Reculer, avancer ? Il aimerait disparaître ou les voir se fondre doucement dans la nuit, l’air de rien, en riant, comme des jeunes sympas qui font une petite virée, que ce n’est pas très important tout ça, juste une voiture arrêtée au milieu de la route. Il ne sait pas pourquoi soudain il pense à Moby Dick, à la baleine blanche, qu’il chasse depuis si longtemps, lui le capitaine Achab des banlieues, parce que c’est un prof probablement, un prof qui se sert de toute sa sacrée culture pour trouver des explication, des raisons, des prétextes à s’interroger et à expliquer le monde, le bien et le mal, le vice et la vertu, la lutte ou la fuite.

Il a tellement de mots et de citations en réserve qu’il peut faire face à toutes les situations, il est le partisan du zéro mort, de ce superbe zéro mort, de cet insupportable zéro mort qui fait que chacun se planque dans des débats inaudibles au nom de la transparence, où chacun s’interrompt au nom de la clarté, du dialogue, où chacun protège sa graisse et sa frilosité. Zéro mort. C’est ça l’objectif, le résultat à atteindre. Zéro mort et si possible, rien que des blessures d’amour propre, les plus difficiles à effacer paraît-il mais ce sont des mots, des boutades, des phrases, des rodomontades d’obèse, de légers sinistres dans lesquels ils se complaisent en jouant les martyrs de la vérité.

Il sait cela, ça le met mal à l’aise en permanence, il a un surmoi très développé, un sens de la justice et du droit que personne n’a jamais pris en défaut, il est puissant et ferme dans ses interventions mais il ne sait plus que faire en ce moment. Il va falloir qu’il décide, qu’il fasse un geste, un seul, quelque chose de signifiant, un harpon à lancer, rien qu’un et sa vie va changer, il en est sûr, il va l’atteindre cette putain de baleine vicieuse, il va la frapper à mort et lui, au risque d’être emporté par cette île de graisse maléfique, il sera sauvé, il s’aimera enfin. Un coup de klaxon, rien qu’un, le plus discret possible, comme une invite, surtout pas un ordre, un appel au civisme, un dialogue de générations, un geste sympa lancé dans la nuit.

Mais il ne sait comment faire. Il se sert si peu de son klaxon, il trouve cela barbare, violent, comme un ordre lancé à un chien, il ne parle pas cette langue-là. Alors il a peur et il attend. Ceux d’en face le savent et ils prennent tout leur temps, c’est sûr. Il faut qu’il réagisse d’une façon ou d’une autre, il effleure le cœur de son volant en retenant son souffle, il retient ses doigts comme sur l’arête d’une gâchette sensible, si il les provoque, ils sortiront un flingue, c’est déjà arrivé ou ils mettront sa voiture en pièces, c’est fréquent, ou le feu, c’est facile et lui dedans comme un rat, la main tremblante.

Il en a assez, c’est Alamo, il va falloir tenir jusqu’au bout, jusqu’à l’ultime sacrifice, zéro mort, c’est fini, la baleine revient le narguer, elle remonte, il le sait, il est face à elle, il cherche son harpon, il voit son petit œil méchant, la lumière du diable qui l’éclaire, son heure est venue, c’est son dernier combat enfin, plus de plastronnades, fini de gamberger, sa main se crispe sur l’arme décisive, il retient son souffle, vise cet œil de malheur et lance son trait au centre du mal. Le klaxon explose, pire que tout, il hurle et c’est l’effroi qui le saisit, la baleine vient de plonger et il est seul maintenant face à l’océan glauque enroulé au filin, attendant quelques secondes encore d’être emporté vers les abysses. Rien, pas un mouvement, pas un geste, rien. Silence de mort.

La voiture n’a pas bougé, ils rient maintenant, il entend très nettement les jeunes rires qui le narguent, ses forces l’abandonnent, il ne pourra pas répéter son geste, les harpons manquent, c’est l’heure de payer l’addition, le moment de passer à la caisse. Soudain, un geste, un des leurs lui fait signe d’avancer, sans ambages il l’invite à passer à côté comme un flic qui vous dit circulez y a rien à voir et il tremble maintenant, il sue, il sent ses boyaux se relâcher, il appuie lentement sur l’accélérateur, la voiture frissonne, elle avance de quelques centimètres, en face personne ne bouge, ils se sont remis à discuter, quelques centimètres de plus et c’est un mètre de gagné, il se rapproche, il les frôle, eux ne lèvent pas la tête, il les dépasse lentement, il est passé, cette fois encore il s’en est sorti, il remonte la rue en retenant son souffle, peut-être qu’ils vont le poursuivre, il n’est pas bon à la course, toujours peur de l’affrontement, il est bientôt chez lui, il va se garer devant son immeuble et il pense, peut-être qu’ils vont me suivre, qu’ils saccageront ma voiture dès que je serai rentré chez moi, alors il roule encore un peu, il cherche un endroit sous les arbres de l’allée, un peu sombre, il arrête le moteur, respire lentement, sort, le signal de fermeture automatique le rassure, il marche un peu hagard vers son appartement, cette fois, ça s’est bien passé.

 

Publié dans Textes | Pas de Commentaire »

 

maloë blog |
Lucienne Deschamps - Comedi... |
HEMATOME |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Ballades en images
| back
| petits bricolages et autres...