Un peu de la blancheur du ciel
Posté par traverse le 1 janvier 2008
J’y suis presque.
Le reste ?
Je ne sais. Mais encore est-il que je biaise, me voilà déjà en train d’écrire cette première trahison, « je ne sais ».
Bien sûr, je sais très bien qu’il faudra tout raconter, et encore et encore jusqu’à ce que je croie moi-même à ces fadaises qu’il faut bien mettre dans un récit pour qu’il tienne un peu. Faudra-t-il que je trahisse jusqu’au dernier mot de cette aventure qui ne laissera de traces que dans les quelques notes emportées par la neige, le vent ou le sable ? Tout sera vite dispersé dans ce grand contentement qui nous tire les pieds au fond du lac.
Tout.
Et ce sera alors le moment de reprendre ces notes, de les malmener un peu pour qu’elles rejoignent le goût commun et, basta, ça sera reparti, la lumière, les rêves, la vie, les sentiers et les escarpements ; tout sera à nouveauté lancé dans le vide et bienheureux celui qui attrapera une miette de cette épopée mille fois bégayée, qui recueillera entre ses mains un peu de ce grain lancé contre le vent, bienheureux, oui. Je n’ai jamais cru que ce serait un jour la fin, que cette histoire que je pousse du groin devant moi depuis tellement longtemps trouverait sa conclusion, mais cette saloperie dans les poumons, ce trait tiré dans la toile et qui soudain la déchire jusqu’à l’inexorable, ce fichu accroc dans les mailles aura bientôt raison de moi. Tenté par les hauteurs, j’ai eu les alvéoles bouchées par les hauteurs.
C’est bien. Ca replace la bête dans la jungle, ça évite les émotions éperdues de stupidité qui font valser les lieux communs, ça nous prive un peu de ce consentement terrible qui nous prend parfois ; nous sommes ailleurs, morts, dépouillés de notre humanité, écrabouillés dans la purée des songes et des mensonges, livrés au couteau du tailleur, glacés, nus, devenus des choses à pattes, à bras, à têtes et aux grands yeux livides. Et pourtant, il faut aller, aller jusqu’au bout de cette histoire qui aura été passionnante et épuisante, injuste et tellement incertaine, aller, encore aller, jusqu’au final qui ne va plus nulle part.
Certains se sont donnés rendez-vous avec précision au sommet de leur impuissance, délabrés, incontinents, balbutiants dans l’Alzheimer, fricotant avec le silence des idiots, se rendant insupportables à ceux qui tentaient encore de les aimer. Ceux-là ont rejoint la grande matière liquide de la dissolution. Exit.
Mais les autres, ceux qu’il a aimés et tous les autres ? Ils n’ont pas choisi, en général, le lieu des fracassements, des effondrements soudain, des balles perdues, des cœurs frappés entre deux battements, de la pierre noire qui leur est poussée soudain au mitan des organes. Ceux-là n’ont pas choisi la vitesse de la chute. Ils sont tombés, cassés, balayés. Il n’y avait rien qui était dressé entre eux, rien qui eût pu indiquer la différence entre le consentement ou la résistance à la disparition. Rien. Il fallait juste se dire que tout ça nous tomberait dessus alors que le soleil se lèverait une nouvelle fois et que nous espérerions, une nouvelle fois, le voir se coucher avec nous. Mais un des deux a trahi l’autre…Et j’ai peur du noir, je peux l’avouer aujourd’hui, j’ai peur de tout ce noir qui approche depuis si longtemps et qui va bientôt prendre toute la place. Peur et aucun moyen de chasser cette terreur ancienne et si longue à porter, si ce n’est de la rendre un peu moins secrète, de la jeter au ciel…
Alors, quoi ? Si longtemps, jusqu’à ce moment magnifique où, d’un seul coup, plus rien n’est nécessaire, plus rien ne fait poids, plus rien ne tend l’arc ; si longtemps j’ai cru que j’échapperais à cette impitoyable loi de la gravitation, quand le corps lentement, dans l’ombre de lui-même et se remet dans la place du début…
Il se sentait comme si rien n’avait changé. Sa respiration était aussi nette que la veille, ses intestins semblaient distraits, le cœur ne se faisait pas entendre. La journée s’annonçait bonne.
Il pensa à sa mère et se souvint qu’elle était encore plus infecte que d’habitude et sa femme plus douce et aimante qu’il ne l’avait jamais imaginé. L’été avançait en se frottant les mains et il se dit que ce n’était pas le moment de se laisser aller à cette sale manie de la mélancolie.
Il se souvint qu’il aimait se promener, flâner des heures entières, se laisser envahir par le froissement des arbres dans les hauts vents et s’asseoir enfin pour boire un café en pensant aux abominations qu’il emportait avec lui dans la tiédeur des promenades. Mais il était sans illusion sur le temps qui le rattrapait et poussait le mufle au plus près de ses pas.
Il marchait pour dénouer la colère de ses épaules. Il avait appris à se taire et à ne s’exprimer que lorsqu’on lui demandait, ce qui revenait au même. Il avait appris ce qui fonde le bien et le mal. Il avait compris comment dire ce qu’il convenait de dire alors que tout alentour le contredisait. Il savait comment faire, il était habile dans la façon de clouer les imbéciles aux portes de leurs maisons, il se servait plus souvent du devoir que du droit ; lentement il avait compris ce qui usait le sens de toute parole, il savait que le vide avait un nom, plein, facile à prononcer et à articuler, sonnant et trébuchant comme une fausse monnaie, rutilant comme une promesse jamais tenue. Ce vide s’ouvrait chaque jour davantage en lui, des mains aimantes s’employaient à entrouvrir les lèvres de cette chose creuse qu’il l’alourdissait mais qu’il ne savait encore nommer. Il avait cru, il avait eu tort, tout lui disait qu’il avait eu tort, et cependant il ne s’était pas encore livré. Il pensait à des histoires anciennes de souffle, d’épopée, de vertu et de paix ; il pensait à des hommes et des femmes qu’il avait aimés et qu’il avait respectés, il pensait que quelque chose existait, quelque chose qui n’était pas la trace d’un dieu égaré, quelque chose qui n’était pas la dépouille d’un temps ancien, plus bête, plus cruel, plus éloigné et plus réjouissant, non, il pensait que tout ici était fait pour le calme, le vague et l’indéfini.
Ces arbres qui flottaient dans les nuages sales s’en accommodaient bien et il était obligé de reconnaître qu’il prenait plaisir lui aussi à flotter dans cette incertitude. Le soleil tremblait dans la rivière, il le regardait s’emmêler dans des bouillons d’oxygène. L’air était âcre, comme si la terre exhalait depuis les profondeurs. Il frissonna en ce disant que là en dessous, beaucoup de ceux qu’il avait aimés s’étaient déjà dissous dans les vapeurs d’étés. Il connaissait bien cet endroit: le même flottement de lumière entre deux eaux, l’impression que c’était dans cette tache de fête et de bonheur qu’il regardait le monde sombrer. Il aimait s’asseoir sur la pierre plate qui surplombait le coude que la rivière faisait en rebondissant sur les escarpements de grès qui plongeaient dans l’eau sombre.
Il savait que la mort c’était cela, cette roche impassible dans les flots. Il la regardait longuement, presqu’en apnée; les insectes s’entortillaient dans les racines et les méandres du ciel . Il revenait à la rivière chaque fois que le froid tombait dans son cœur. Il s’asseyait devant l’eau bruissante, enfermait ses jambes dans ses bras et attendait que le pilon fasse son œuvre, le battement de l’eau réduisait ce lourd caillou de glace qui incendiait sa poitrine. Il se sentait alors plus vide encore mais comme ouvert au monde qui tentait de se reconstruire en lui. Et maintenant, il avait vieilli, la lumière s’était lentement éteinte en lui et tout, autour, demeurait lumineux. Le brouillard, parfois, sciait les arbres à hauteur d’homme. On aurait dit des ramures en suspension dans l’air. La terre et le ciel se confondaient dans une ligne de partage floue comme un trait de gomme géante.
Il regarde la beauté tout autour de lui, les choses qui mettront tant de temps avant de disparaître, il regarde le bleu, le vert, le jaune et la blancheur du ciel, il regarde et pénètre déjà dans la disparition.
paru dans www.wilquin.com/marginales
Merci, Daniel, de nous faire rever et voler aussi pour 2008.
E.