
J’ai dix ou douze ans. Je sais maintenant très précisément que le monde existe autour de moi, qu’il n’est pas là pour me porter mais plutôt que je dois faire quelque chose pour qu’il reste le monde. Je sais que c’est ce sentiment qui marque le plus l’enfance mais que dans l’école ce sal commerce des hommes n’a pas officiellement place. Je sais qu’il y a des salauds dans l’école, des profs d’une médiocrité à faire peur, j’en ai toujours rencontrés mais je sais aussi que l’école est aussi une arche de réparation magnifique. Chaque jour, j’entends autour de moi des choses inquiétantes que je raconte aux copains. Chacun en remet. On joue encore beaucoup à la guerre dans les cours. Les Allemands, les Boches, contre les Américains, les Alliés. On arrête pas de sa battre et je me souviens que nous avions un sens aigu du tragique en répétant ce que nos parents ou grands-parents nous racontaient. Nous jouions nos vies en blanc mais nous les jouions très sérieusement. Nous mourrions ou nous étions vainqueurs. Et cela nous laissait en sueur, comme si nous avions échappés au pire. Nous regagnions les classes où nous apprenions les règles de base de la vie alors que c’est la mort qui occupait nos esprits en permanence. Ce n’était pas une mort inquiétante ou triste, mais une mort terrible, théâtrale, infinie.
Je lis coup sur coup Le testament de Villon, Le Prince de Machiavel et Sexus, Nexus, Plexus de Henry Miller. Les lectures parmi les plus fondatrices de ma vie. La lutte est dure contre la lourde bêtise du temps. Un soir, la gendarmerie fouille ma chambre d’interne, confisque les livres, les transmets au Préfet. Je suis convoqué et confronté aux parents qui tentent de me culpabiliser. Peine perdue. Le mal est trop profond. Je suis renvoyé, puis « Réintégrez notre camarade ! », et je reviens. Mais l’affaire est mal emmanchée, je suis le pornographe, certains profs complètement alcooliques me disent leur désespoir et me demandent de tenir bon pour eux, d’autres me méprisent et me condamnent systématiquement au dernier rang en classe. Un viol a lieu dans la région, je suis convoqué, mes lectures me rendent suspects. J’ai un dossier, pas de casier. Je suis sonné. Je découvre alors que l’école est ce lieu où la guerre sociale se répète comme dans un palais à volonté. Je tiens bon. Je sais que j’ai raison de tenir bon, que ça commence à bien faire, qu’il faut que ça change. Nous sommes en mai 68. Pas de barricades, pas de manifs, rien, mais des lectures, des découvertes et des profs qui soutiennent en nous l’intelligence, la bonne foi, le sentiment de justice, la curiosité. Ces professeurs existent naturellement pour nous, ils sont issus de la même classe sociale que celle de nos parents, cette classe moyenne qui se hisse jusqu’au savoir en rêvant de pouvoir. Parents et professeurs se parlent dans un langage commun, ils visent la même chose. Il faudra trente à quarante ans pour que ce pacte se délite et qu’un jour un père, une mère portent plainte contre le professeur de leur enfant avant d’avoir tenté un autre mode, celui de la parole, de la négociation, que sais-je ? D’amblée, l’école est suspecte alors qu’elle est chargée de tout. De quoi devenir fous. Et lâches.
Mon prof ce matin, connard de connard, m’en a retourné une, pas forte, rien, c’est le geste qui compte, je le tiens, papa m’a prévenu, si on te touche, je porte plainte, ils le disent à la télé, on a des droits, le droit des enfants, c’est comme ça aujourd’hui, c’était pas son droit au connard et il va morfler, j’te jure ! Plus tard, nous avons rejoué une autre guerre, en une semaine, celle des Six Jours. C’était les Arabes contre Israël. Les Egyptiens n’existaient pas pour nous, c’était des Arabes tout simplement contre les Juifs. Ca a été une semaine étrange, à l’internat, sans autorisation de sortie, nous allions à la chasse aux nouvelles et le reste, nous l’inventions. Ca a été une guerre éclair avec des morts inexistants. Nous ne voyions pas les corps. Nous entendions des noms étranges, nous comptions les divisions, nous fêtions des victoires mais nous avions aussi le sentiment d’un combat triste et sauvage. Nous étions encore en dehors des bombardements d’informations et de nouvelles, nous pouvions traverser notre temps en ignorant à peu près tout de ce qui s’y passait. Plus tard, nous avions vu les corps, des centaines de milles, un désastre, une désolation que nous vivons au jour le jour aujourd’hui…Cette guerre a précédé celle du Viet Nam où nous avons laissé une partie de nos crédulités et de nos parti pris. Kennedy est assassiné, et Martin Luther King et Kennedy Deuxième et Malcolm X, et…Nous savons que la mort violente sera le grand instrument du présent. Nous savons que notre innocence s’est perdue dans les dédales des idéologies contrastées. Nous savons qu’il va nous falloir mentir pour tenir le pot droit. Que c’est cela que l’on attend de nous. Du moins, c’est l’impression que nous laisse l’école et elle nous y entraîne. Mais cela se fait avec le consentement de chacun car les résultats parlent. L’école nous hisse hors de nous –mêmes et nous y prenons goût, sans nous l’avouer encore… Nous parlons sans arrêt, nous déplions le monde à notre façon et le déposons comme la carte routière d’un pays étranger à nos pieds.
Des grands noirs, des Congolais, sont mes amis depuis qu’ils m’ont fait goûter le terrible piment qu’ils reçoivent en poudre du pays. Ce sont les fils de Moïse Tshombe (Président du Katanga sécessionniste du Congo en août 1960 et mort en exil en prison en Algérie en 1969). Ils parlent peu de ce qui se passe là-bas, au pays, mais nous apprenons à nous connaître à travers des missions de pensionnaires, que nous mettons sur pied pour pouvoir nous enfuir une heure ou deux dans la petite ville toute proche. Nous faisons le mur et on revient avec des histoires plein la bouche, des élucubrations que chacun est prêt à croire tant l’ennui est notre pain quotidien dans cet internat du bout du monde. Un jour, un jeu un peu violent se passe mal, un de mes copains congolais se rue sur moi et me fait très mal, je lui crie « sauvage » ! Ca le met hors de lui, il est en fureur et me traite de sale blanc. Je cherche les mots pour lui faire comprendre la nuance, pour lui dire et quoi, et qui. Mais rien n’y fait. Notre amitié s’est brisée sur le mot sauvage. Je n’ai jamais oublié cet événement. Je n’ai ressenti aucune honte, aucun malaise, rien du genre que l’on aurait attendu de moi dans la bienséance de la Belgique raciste, sauf une grande tristesse devant cette confusion qui allait historiquement faire tant de dégâts… Récemment j’ai appris que mes anciens amis étaient morts empoisonnés, assassinés. C’est peut-être depuis ce quiproquo tragique que je me sens intimement lié à l’Afrique noire, au Congo bien sûr mais aussi à la langue française que l’on y parle. Elle est comme amidonnée dans un savoir-vivre des années soixante, dans une politesse rhétorique qui me rappelle mes deux amis perdus. Et pendant ce temps, à la maison, on se prépare à la Troisième Guerre mondiale. Dans la cave, des dizaines de bouteilles d’huile, des paquets d’allumettes pour mettre le feu à une forêt pendant dix générations et du sucre, des kilos de sucres en morceaux dans les paquets rose de Tirlemont. Des pâtes, du riz aussi, des sardines, ces horribles pilchards à la sauce tomate, de quoi tenir pendant une guerre nucléaire. C’est Cuba, Fidel, le Che héroïque alors et salaud aujourd’hui, les missiles russes stationnés sur le sol cubain et les téléphones rouges qui chauffent entre Washington et Moscou. La guerre froide gèle le temps, James Bond nous fait rêver et nous nous réveillons entre la catastrophe du Bois du Cazier et l’incendie de l’Innovation, dans les tragédies du « grand bond en avant ». Les choses nous appartiennent encore un peu mais le prix des êtres baisse singulièrement au cours du dollar.
Quoi ? Pourquoi je ferais ça ? Quoi ? Ce qui faut faire. Quoi ? Ce que vous voulez que je fasse et que je fais pas. Quoi ? Ces choses qui valent pas la peine qu’on les fasse sauf pour vous et vous c’est pas moi. Dans cette école, vous faites comme si vous saviez pas ce que vous faites et que vous croyiez qu’on sait pas que vous savez pas. Quoi ? Tout ça qui sert plus à rien et qui remplit vos blablas des écoles. Un gamin qui écoute se remplit vite des horreurs du monde sans tout comprendre mais en n’oubliant pas que ce sont des horreurs. Il en veut aux adultes qui changent si vite de sujet. Lui, il est encore et toujours dans ces choses sérieuses qu’on apprend si vite dans l’enfance. Il a appris avec les Hongrois de 56 qu’on pouvait perdre sa maison et son pays, comme ça, d’un coup, même après la guerre. Il découvre des convois, des familles d’accueil, des bonnes intentions, une compassion qui lui fait un peu peur tellement elle évoque les grands départs et les déchirures définitives. Il est inquiet mais on lui dit que ce n’est rien, qu’il n’est pas en danger, que c’est de l’autre côté du mur, que les Russes sont des barbares. Ca l’effraie encore plus mais ces terreurs secrètes, il ne pourra les dire que vingt ans plus tard quand il ira, pour la première fois, là-bas, de l’autre côté. Il verra que c’est plus terne, puant et sinistre qu’il ne l’imaginait. C’est là aussi qu’il découvrira le prix véritable de la culture, des livres essentiels, des ruses et de l’humour quotidien. La Bombe n’a pas éclaté et le sucre, l’huile et les allumettes ont duré des décennies. Je ne peux manipuler des allumettes aujourd’hui sans penser aux Titans et au feu qu’ils vont déchaîner.
J’ai presque rien entendu aujourd’hui, presque rien entendu que j’ai pas entendu déjà. Ils m’ennuient avec tous ces mots que j’ai déjà si souvent entendus, presque toujours les mêmes même quand ils disent qu’ils m’aiment, toujours les mêmes que ceux quand ils m’aiment pas. A la gym le prof a pas été juste, j’avais sauté le plus loin mais il a dit que j’avais mal pris mon élan, que j’avais dépassé la ligne alors que c’est moi qui ai sauté le plus loin, qu’est-ce que j’en ai à faire de sa ligne si j’ai sauté le plus loin. C’est lui qui est pas juste, c’est vrai, c’est moi qui ai gagné finalement, malgré sa ligne.
Et dans la cour de récréation, c’était toujours la même histoire, des alliances d’un jour, d’une heure, d’une minute, des corps jetés au sol, des pions qui regardent sans trop s’en faire et ils ont raison. Ce n’est que plus tard que l’hystérie de la prévention de la violence des enfants va faire des ravages. Je suis un grand parmi les petits. Mais je n’ose pas frapper. J’ai peur de faire mal. Il y a toujours quelqu’un qui a moins peur et qui frappe. Et gagne. Et parfois, un pion, un instit, un prof, quelqu’un de cet endroit d’enfermement arrête le jeu et écoute vraiment, console et punit si nécessaire. Soudain la justice prend pied, le bonheur n’est pas encore là, mais c’est comme un contentement, une gratitude, quelque chose qui renforce ce fort sentiment d’appartenance au monde des hommes délivré de cette sale maladie de la guerre…
(extrait de L’école à brûler, à paraître en mars 2008 pour la Foire du Livre, rendez-vous sur le stand www.couleurlivres.be le 5 mars à 17h (les auteurs de la collection de Récits de vie Je (et Revue Je)seront présents, ainsi que Pierre Bertrand, directeur des éditions)
Couverture et dessins de Serge Goldwicht