Discontinu et distance dans le récit de vie
Posté par traverse le 25 avril 2008
La laïcité du récit de vie…
(entre le flou de la mémoire des émotions et la matière du souvenir dans le récit)
Le récit de vie n’est pas une invention du monde, une sorte de récapitulation de notre relation au monde ni une description de ce monde que nous traversons bon gré mal gré, non, le récit de vie, c’est une histoire, un récit dont la matière première est la tentative de souvenir, le travail de mémoire à propos de notre relation à nous-mêmes, aux autres, aux proches, aux intimes, à ceux aussi que nous n’avons jamais rencontré mais dont l’influence a été déterminante…Le récit de vie est une céphéide, une étoile disparue dont la lumière nous éclaire encore. L’événement de l’origine ne cesse de faire son travail en nous. Le récit de vie tente de rapporter ce que nous pensons avoir vécu et qui ne demeure en nous que provisoirement, se délitant lentement pour glisser imperceptiblement dans l’oubli. C’est de ce passage en douce vers le néant que le récit de vie s’occupe.
Mais que se passe-t-il quand il s’agit d’écrire ?
Le petit chat dort sur le paillasson, cette courte phrase, pour le philosophe L. Wittgenstein, nécessitait tous les savoirs du monde…Qu’est-ce que pour un « martien » un petit chat ? Un félin, oui, mais c’est quoi un félin ? Et un paillasson, en quoi est-il lié à la Santé publique, à l’histoire de la tuberculose, à l’urbanisme, et quelle ellipse pour supposer que le lecteur comprendra que ce paillasson, comme métonymie, nous permet de faire l’ellipse de l’immeuble qui devrait être là ? Tout cela semble aller de soi. Tout semble clair. Quoique… Le récit de vie se fonde aussi sur des connivences de lecture, mais quand ces connivences sont ténues, en quoi le récit de vie ne devient-il pas un documentaire ou un reportage ? Dans le fait que le sujet du documentaire, c’est l’événement, le phénomène à faire découvrir, à expliquer, à recontextualiser,…et le récit de vie, lui s’intéresse principalement à la relation, à la présence de l’auteur (du Récit de vie) dans ce phénomène. Il écrira alors sur cet événement mais en pesant finement ce qui est nécessaire au lecteur que pour se faire entendre, tout en développant les liens qui nous tiennent debout ou nous on fait basculer dans un autre univers, les relations quoi nous ont faits ou que nous avons tissées, les incidences de toutes ces liaisons factuelles ou imaginaires, perceptuelles qui nous ont construits. Le Récit de vie, c’est une façon de prendre distance aussi avec l’hystérie émotionnelle qui est le propre de notre époque : tout est bon au nom de l’émotion. Tout est bon, pourvu qu’on « sente »…Tout est bon pourvu qu’on ressente… Loin de nous le fait de distraire l’émotion de son véritable sens : nous faire pressentir ce qui nous relie radicalement et archaïquement aux autres, nous donner à sentir ce que nous percevions vaguement en nous, nous faire entendre ce qui flottait encore dans notre oreille…Mais cette émotion est aussi corruptrice, elle dévie le sens du lieu commun émotionnel…Il est facile de parodier ces « moments d’émotion » comme les média nous le serinent à longueur d’antennes. Facile et dramatiquement juste. On sait que l’accolement de quelques termes, des raccourcis, des ellipses bien senties font tout de suite leur effet émotionnel. Et après ? Rien. Cette émotion se mêle à toutes les autres de façon indifférenciée, sans aucune pensée qui les recontacte, qui tente de les rejoindre, qui essaye de les faire apparaître plus distinctement afin que nous quittions notre état de stupeur émotionnelle pour atteindre une conscience des sentiments…
C’est de cet après aussi que se préoccupe le Récit de vie… Il tente de ramener au présent de l’écrit l’absence vague des souvenirs intenses ou ténus. Parce que tout cela, cette émotion sacralisée (peut-être parce que c’est la seule chose que nous pensions encore avoir en commun, comme des mammifères au sang chaud, stricto sensu) ne nous dit qu’une chose : ça a vibré, le choc a été réel, la révélation de cette puissance émotionnelle nous a conduits à une autre conscience de nous-mêmes…Bien sûr mais tout cela, à nouveau, se disperse dans la croyance des émotions, dans la soumission au révélé soudain, dans la haine démocratique de la pensée…qui est à nouveau, au centre de notre époque…Car, soulignons-le, que ce soit à propos de la politique, de l’éducation de la notion de bien commun, pour la première fois, nous le sentons, nous l’entendons, nous le voyons, la culture n’est plus au centre de l’éducation ni de notre société. Ce qui a pris le relais, c’est l’émotion justement. Avec ça, rien à craindre, la grande Babel des muets en a encore pour longtemps…Et cette culture (quelle qu’elle soit…) ne se fait pas que dans le plaisir et l’émotion et le chacun pour soi hédoniste mais aussi dans l’ apprentissage de règles, de codes, par l’imitation la répétition, l’appropriation. Mais tout ce temps invisible n’est pas un temps médiatique ou mondialiste… Par contre, des émotions, des pures, des vraies, des entières émotions occupent le devant de la scène mais comment écrire les nouvelles Médée en disant autre chose que « terrible, insoutenable, extrême,… » ? Le Récit de vie, s’il veut travailler cette culture du sentiment et non cette dictature des émotions se doit d’être attentif justement à ce qui fait empathie avec le lecteur,il doit être proche, suffisamment identifiable et reconnaissable mais en gardant la distance qui crée l’étrangeté de la découverte, la tension de la re-connaissance. N’abusons pas de l’effet brechtien de distanciation, il ne s’agit pas de cela, simplement, il importe de construire le Récit de vie de telle manière que ce dont l’auteur veut nous entretenir mérite le combat avec les frères ennemis que sont la sincérité et la vérité…
Enfin, la structure du récit est aussi un moyen de briser la flux confusionnel, c’est une manière de mettre de l’ordre dans le chaos des émotions et sentiments mêlés ou abusés…Et cette structure bénéficie souvent de chapitres courts, centrés sur un phénomène, oublieux de la parole du conteur qui s’inscrit justement dans le flux et le mêlement des genres, des temps et des espaces…Même si ce mêlement est tenu, maîtrisé, il est le centre de la matière contée : des raccourcis improbables, des liaisons culturelles et presque subliminales à l’intérieur du texte, des intrusions dans le contexte de l’auditeur ou du lecteur pour mieux le relier, justement à cette matière infinie qu’est le récit épique, le conte, la parole conteuse… Le Récit de vie est un texte qui choisit de se clore, d’être fini, de s’inscrire dans un champ de mémoire et expérientiel défini et de travailler sur le discontinu de cette relation du monde et au monde…
De quoi s’agit-il quand j’écris ce que je pense avoir vécu dans tel endroit à tel moment ? De quoi s’agit-il quand je vais tenter de rapporter cet événement que j’ai vécu et que je vais devoir mettre en scène pour le cadre, le rendre commun presque, en faire une expérience dans laquelle je pourrais encore le retrouver aujourd’hui ? De quelle mise en scène s’agit-il quand je fixe tel détail et pas tel autre ou que j’oublie littéralement de décrire le contexte dans lequel cette expérience a eu lieu? Dans quelle narration vais-je loger cette expérience ? Dans quelle forme ? Dans quelles références esthétiques ? De quelles histoires apparemment étrangères à mon expérience vais-je m’inspirer un tantinet pour conduire le fil de mon récit ? Suis-je à ce point naïf pour croire que la sincérité suffit à faire entendre … la sincérité ? Suis-je à ce point crédule pour penser que la vérité, pas celle de la différence des points de vue, non, celle que nous reconnaissons en nous avec acuité et en deçà ou au-delà de laquelle nous nous savons tricheurs…Donc de quelle stratégie, de quel projet narratif vais-je user pour faire entendre des émotions, des sentiments et des pensées issues de la relation d’une expérience ancienne ? En quoi vais-je la réinventer pour pouvoir m’en souvenir et la transmettre ? C’est de cela que le récit de vie se préoccupe, dans son continuel engagement à tenter de restituer un effet de réel afin de faire entendre les échos de cette expérience ancienne et soudain, par l’écriture, réanimer et littéralement reconstruite…
C’est de ce travail d’écriture que nous voulons faire relation ici.
C’est de cette alternance entre la lecture de l’expérience ancienne et l’écriture de l’expérience rapportée, réinventée donc que nous tentons de rendre compte à travers les multiples activités de l’ équipe de la Revue Je. Peut-être, en osant ce mot dans une époque de hautes croyances, est-ce d’une laïcité de l’écriture que nous parlons. Comme si une sorte de séparation consentie entre la conscience de la reconstruction et l’immersion dans le sentiment et l’émotion ranimées étaient les deux parois sur lesquelles nous allons régulièrement cogner des résidus de mémoires pour en faire un souvenir, donc un récit.
(paru dans La Revue des Récits de vie, Je, n°2)
Je trouve qu’il y a quelque chose de l’ordre d’un manifeste pour le récit de vie, sans la violence. J’apprécie surtout sur ce que vous dites sur cette connivence entre lecteur et la voix de celui qui transmet grâce à la littérature une part de vie?
Samo da se ne pokefaju za to ko će
Thanks for your patience and sorry for the inconvenience!
This information is very interesting! Thanks!
Loin de nous le fait de distraire l’émotion de son véritable sens : nous faire pressentir ce qui nous relie radicalement et archaïquement aux autres, nous donner à sentir ce que nous percevions vaguement en nous, nous faire entendre ce qui flottait encore dans notre oreille