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La maison dans le doigt

Posté par traverse le 22 juillet 2008

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Jacques Izoard est mort. 

Un arrêt cardiaque et il a basculé définitivement dans le bleu profond. Ce bleu qu’il approchait et cernait de mille poèmes depuis des décennies, ce bleu qui m’a illuminé dès la première rencontre avec cet homme hors du commun, avec ce poète discret et ferme dans ses lectures et ses engagements.  Jacques Izoard avait dans la vie de beaucoup une place que ravivait l’intimité que ses textes faisaient naître à l’instant de la lecture. Lire Izoard, c’était accepter d’élargir le monde dès les premiers vers, dans des périphéries laiteuses, charnelles et piquantes, mystérieuse et limpides à la fois. La puissance de ses visions et la maîtrise de la langue ont fasciné ma génération et  les années 70 ont été, sous sa houlette bienveillante et éclairante, des années d’émerveillement et d’enchantement. 

Nous lisions tout, nous dévorions, nous écrivions, tant bien que mal, nous l’imitions à notre insu, d’autres plus consciencieusement (et cela a produit une poésie « izoardienne » qui se piquait d’une sorte de clairvoyance poétique matinée d’un n’importe quoi aléatoire de métaphores. Les clones se sont mis à vivre et Izoard les a conseillés, accompagnés, mais jamais moqués.) Il savait à quel point il avait affronté seul le péril des inventions qui nous paraissaient si limpides et aussi puissantes que des formules mathématiques dont nous reconnaissions d’abord la beauté formelle (EMC2 en était une des plus belles…). Izoard écrivait, éditait les autres (dans la revue Odradek…qui ne se laissait jamais attraper), animait des ateliers d’écriture, des rencontres, des lectures, des événements, des soirées enfumées et trop arrosées.

Il levait en nous des énergies en quelques mots d’une voix à l’accent tonique finement posé et aux accents doux et presque féminins.  Il avait accepté que je l’édite et cela donna Frappé de cécité en sa cité ardente, aux éditions artisanales La Soif étanche qui avait place à Grivegnée dans ces années-là…La couverture porte sa signature…bleue et nous étions nombreux à être à l’affût de tout ce qu’il publiait. Il donnait ses textes à ceux qui les lui demandaient : éditeurs sur la place et revues stencilées avaient autant de grâce à ses yeux. Il écrivait et donnait. Et nous nous régalions… 

Il m’avait confié récemment, lors d’une rencontre chez Moussia Haulot, qu’il était atteint de la septa, que l’octa viendrait bientôt puis la nona enfin …Il se moquait de lui, de moi, de nous en cet instant où le temps pesait sur ses larges épaules et d’un coup, comme on s’ébroue en sortant de l’eau, il se mit à rire et à interroger mes projets. J’étais troublé, moi le quinqua de la génération qu’il avait tant aidée à affronter la solitude des écarts et à se reconnaître dans cette extravagante obligation de soi à soi qui se nomme poésie. 

J’étais troublé et suis triste aujourd’hui de le savoir hors de nous, attablé pour longtemps dans un ailleurs que nous allons rejoindre plus paisiblement un jour car nous savons qu’il avait « une maison dans le doigt » et que longtemps encore nous y trouverons accueil. 

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Le livre noir de la censure

Posté par traverse le 21 juillet 2008

vendredi 18 juillet 2008, 11:32

POUR L’AVOCAT EMMANUEL PIERRAT, la censure est aujourd’hui omniprésente. Et nous sommes nos premiers censeurs.

« IDOMENEE » a été déprogrammée en septembre 2006, par crainte de représailles : on y voyait Mahomet, Jésus, Bouddha et Poséidon se faire décapiter. Elle fut reprogrammée peu après. © EPA.

ENTRETIEN

Dans l’avant-propos de son Livre noir de la censure, Emmanuel Pierrat décrit celle-ci comme « toute mesure visant à limiter la liberté d’expression, que ce soit a priori, ou une fois l’objet du litige entre les mains du public ». Il enchaîne, dans le premier chapitre du livre, intitulé « Les formes de la censure » (le seul qu’il signe, les autres sont confiés à des collaborateurs) par une série d’exemples approfondis qui viennent étayer sa thèse : la censure est omniprésente. À sa suite, dix autres auteurs (avocats, journalistes, philosophes…) l’analysent dans différents domaines : la loi du marché, les mœurs, la jeunesse, la religion… Sans oublier un édifiant chapitre consacré par Magali Lhotel à l’autocensure, qui rappelle qu’elle est « née de la manifestation de la liberté de l’auteur » et que, théorisée par Freud, « elle s’exprimait comme le libre choix à s’autolimiter dans ce qu’il (l’auteur) souhaitait divulguer de sa pensée au monde ». Une notion qui, comme la censure, a fort évolué… Emmanuel Pierrat nous en parle.

Selon vous, la censure, sous ses nouvelles formes, est plus pernicieuse qu’auparavant ?

Très nettement. Avant, il était plus facile de déterminer l’ennemi. On savait, en écrivant ou en publiant quelque chose, qu’on s’attirerait les foudres spécifiques de telle institution, de l’Église ou de l’État. Cette censure était dangereuse mais on savait où était le problème, on pouvait imaginer comment le contourner ; des systèmes de clandestinité se mettaient en place. Attention, je ne regrette pas la censure officielle ! Simplement, elle était plus claire.

Dans votre propre livre, il y a des moments où vous ne citez pas le nom des personnes que vous prenez en exemple, mais vous donnez assez d’éléments pour que le lecteur les identifie…

Oui, je m’autocensure un peu moi-même. Je n’ai pas envie de me ramasser un procès inutile. Même quand on gagne, c’est du temps, de l’énergie et de l’argent dépensés. Ici, je ne les cite pas car ça n’apporte rien à la démonstration. C’est l’exemple qui compte. Mon livre est un constat, un cri d’alarme. Attention, nous ne sommes pas dans les pires régimes qui soient. Mais nous sommes nos propres censeurs. On a peur de notre ombre, d’évènements qui n’auront pas lieu. À Berlin, par exemple, on a déprogrammé brutalement Idoménée, par peur des réactions, car on y voyait Bouddha, Mahomet, Poséidon et Jésus décapités. Il n’y a eu ni manifestation ni procès, alors l’opéra a été reprogrammé et il n’y a pas eu le moindre début d’accident. Cela montre qu’il ne faut pas trop s’autocensurer, sauf à bon escient, si c’est pour qu’un message passe sans être interdit totalement.

La législation évolue-t-elle avec les nouvelles formes de censure ?

La législation est compliquée. On est tenté de revendiquer la liberté d’expression, mais il y a certains messages dont on se dit qu’ils ne doivent pas être libres. Comment appréhender le négationnisme, par exemple ? Doit-on laisser de tels propos être mis sur la place publique pour être combattus ? Mais c’est courir le risque qu’ils soient pris au premier degré. Faut-il alors museler les négationnistes et les laisser s’épanouir dans une sorte de martyrologie ? Que faire de l’homophobie, du racisme ? C’est une vraie problématique.

Vous écrivez « L’utopie serait de tout publier ».

Oui, mais c’est un rêve. Il ne serait possible que dans un monde d’intelligence et de réflexion. Il y aurait une sorte de droit de réponse automatique. Mais ce serait contraindre le lecteur à tout lire.

Pour vous, la clause liée à la libération de Bertrand Cantat (l’interdiction de diffuser tout ouvrage ou œuvre dont il serait l’auteur qui porterait sur l’infraction commise et d’intervenir publiquement en rapport avec cette infraction) est une aberration ?

Une monstruosité. Interdire aux gens d’écrire en raison de ce qu’ils sont, c’est un recul absolu. Même les Etats-Unis, qui ont dû négocier les cas de serial killers qui écrivaient leurs mémoires, s’en sont sortis autrement. Le problème est que si on publie les livres de ces personnes, il faut leur verser des droits d’auteurs. C’est embêtant qu’ils s’enrichissent là-dessus. Pour Cantat, on est allé un cran plus loin. Qu’est-ce qui dit qu’il n’aurait pas fait un mea culpa ? Je n’aime pas qu’on l’empêche d’écrire quoi que ce soit. Le priver de paroles, ça va trop loin.

L’arrivée d’internet n’a pas permis la mise en place de nouveaux réseaux clandestins ?

Non, c’est une illusion. En Chine, de grandes compagnies occidentales ont déjà pactisé pour censurer certains contenus. La Toile n’est pas libre. En Chine, au Yémen et dans beaucoup de pays d’Afrique noire, il y a déjà des systèmes de contrôle. Internet est un outil technologique qui, malgré tout, nécessite des matériaux fixes : un satellite, une infrastructure, des fournisseurs… La censure s’exerce sur ces tuyaux. Florent Latrive aborde les cas de Google et de Yahoo, on a assisté à un autre exemple en Birmanie. Des images de la répression ont circulé sur la toile, alors qu’aucun reporter occidental n’avait été autorisé à Rangoon. D’un coup, elles ont été retirées. Et essayez d’envoyer des images du Tibet au départ d’un ordinateur à Pékin ! On a l’illusion ici qu’Internet permet une plus grande liberté. Mais des tribunaux lui ont déjà appliqué les mêmes législations qu’à des écrits…

Votre livre s’appellerait bien « Le livre noir de l’autocensure ».

C’est le visage le plus moderne de la censure. Aujourd’hui, en France comme en Belgique, il y a 1001 sujets qu’on évite d’office pour s’épargner les ennuis. Sarkozy ou votre palais royal, par exemple. Sarkozy a la main mise sur le triangle argent, pouvoir et média, notamment sur les médias d’état. Sur le net, on peut trouver une vidéo où on le voit, 20 minutes avant que la France prenne la présidence de l’Union européenne. Il pense qu’il n’est pas filmé, il donne des ordres. Le cameraman ne le salue pas, il dit « Ça va changer d’ici peu » ! Ces menaces permanentes suscitent l’autocensure.

ADRIENNE NIZET

sources: www.lesoir.be

 

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Double vie

Posté par traverse le 19 juillet 2008

         Quelques semaines avant de mourir, mon papa me demanda de lui pardonner bien des choses que je ne m’imaginais pas être si graves ou importantes, il parlait de cet amour si fort qu’il ressentait pour moi, si intense que parfois, il avait l’impression qu’il allait me réduire en cendres. 

         Mais mon papa exagère toujours, c’est bien connu, mon papa est un florentin et les florentins sont de sacrés lascars en matière d’exagération, il suffit de regarder leur ville et le premier venu découvre à l’instant qu’ils ne savent rien faire comme les autres, tout est ornement, splendeur, décor et sculptures à chaque détour. 

         C’est là que mon papa à commencer à penser à moi, à me porter, à me glisser chaque matin dans les plis un peu rudes de son cœur. Cela dura deux longues années. Deux années pendant lesquelles il composa ce qui allait être ma vie, les détours de mon âme et les surprises de mon esprit. Quand j’ai grandi, quelque chose en lui a diminué, il est devenu moins agile, moins drôle, il avait perdu une partie de cette élégance qui avait été la sienne au cours de ma jeunesse, comme s’il m’avait tout donné. 

         Je n’oublierai jamais ce moment où il m’a fait comprendre que j’étais libre de vivre ma vie, de courir le monde comme je le voulais, je savais que c’était difficile pour tous les parents mais pour lui, ce fut pire que tout, il pensait que j’étais un oiseau pour le chat, comme il se plaisait à le répéter, qu’on allait faire feu de tout bois avec moi, que je ne pourrais porter le regard où mon nez m’entrainerait et que le monde était peuplé de bien de faux amis et que je ni verrais goutte. 

         Il a dit encore bien des choses à propos de mes qualités et de mes défauts, mais il a répété que mes qualités feraient souvent ma perte et que mes défauts feraient rire l’assemblée quelle qu’elle soit. C’était mes défauts qu’il aimait et qu’il confondait souvent avec mes qualités mais ça, c’est normal, c’est mon papa. Et il est florentin… 

         Quand mon papa est mort, il pleuvait mais il y avait tant et tant de gens à son enterrement qu’on aurait cru à un mariage princier. La pluie crépitait sur la croupe des chevaux qui tiraient le corbillard et chacun marchait au pas, l’œil vif, presque heureux comme si l’instant n’était pas triste. Quelqu’un a dit que c’était toujours les meilleurs qui partaient mais ça, je l’avais déjà entendu à propos du charpentier qui s’était fendu le crâne en tombant du faîte de l’église qu’il réparait. 

         Non, c’était comme une joie d’accompagner un des siens vers le bonheur, je n’ai pas tout compris mais j’ai ressenti cette fierté des gens qui cheminaient à ses côtés, j’ai perçu leur attention à ne rien perdre de ce moment presque magique. Puis il y a eu le soleil et il a disparu définitivement. 

         Les mois ont passé, les années se sont bousculées et j’entends encore certains parler de lui comme d’un proche. Attention, pas que des vieux, des jeunes aussi, des enfants de mon âge, quoi. 

         Je savais que j’avais un bon papa mais je n’imaginais pas quel père il était pour tant et tant de personnes. J’étais heureux de ça, un peu jaloux aussi bien sûr, mais convaincu qu’un papa comme ça avait le cœur assez large que pour aimer tous ceux qui comme moi ne savaient pas toujours quoi dire ou faire dans un monde qui ne pose pas de questions et attend toujours des réponses… 

         Ce n’est que récemment que j’ai appris qu’il était écrivain, mon papa écrivain ! Il écrivait des histoires, des contes, des articles, il était toujours au travail, il écrivait sans cesse, je ne l’aurais pas cru. Ca devait être sa double vie comme on dit. 

         Moi qui l’avais tours connu menuisier, reniflant ses copeaux comme on hume l’air, profitant de n’importe quel morceau de bois perdu pour en tirer une forme, …Ecrivain ! C’est le comble ! 

         Une double vie, je vous dis et il paraît que c’est moi le menteur ? 

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Ne trouves-tu pas que le temps change?

Posté par traverse le 15 juillet 2008

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« Ne trouves-tu pas que le temps change ? Des nuages encombrent le ciel et nous nous croyions dans une lumière parfaite il y a encore un instant…Elle nous tombe sur le dos parfois encore comme quand nous étions enfants. Elle nous réchauffait pour nous donner l’envie de grandir…Tiens, l’eau est plus chaude. J’ai les doigts de pied qui frétillent. Cette eau qui coule entre nos jambes et qui file en emportant un rien de nous, une minuscule parcelle de notre présence me donne envie de me coucher et de me laisser aller, comme ça, sans rien faire, sur le dos et aller lentement vers la mer… ». Les deux amis avancent dans la rivière, une cane à pèche en balancier devant eux. Ils marchent comme de vieux hérons fatigués en levant lentement leurs jambes nues avant de les replonger dans les flots verts. Ils se dandinent en devisant sans rien n’attendre de précis, même pas cette truite qu’ils rejetteront à l’eau s’ils l’hameçonnent. 

« Elle viendra ou pas la truite, et ce sera bien d’une façon ou d’une autre. Tu sais mon vieux, elles nagent ici depuis des milliers d’années et nous, nous rentrerons bientôt chez nous, dans notre appartement face au parc, d’où nous apercevrons des vols d’oiseaux de plus en plus tard dans la saison. Tu m’écoutes ? » Ils sont si semblables aujourd’hui. L’un était taillé comme un colosse, l’autre trop ventru mais d’année en année, leurs corps se sont mis à se ressembler. Dégraissés de l’inutile : un tronc, des jambes, des bras, une tête cendrée plantée sur des épaules encore droites mais plus rien dans le regard et dans l’allure qui les ferait prendre pour de vieux taureaux de combat. Ils ont rompu le pas, ils vont au gré du temps, dans le sens du vent, en se laissant porter. 

Celui qui vient de parler se penche dans le courant et laisse sa main aller au fil de l’eau. C’est frais et pétillant comme l’enfance et il se dit qu’il aimerait bien s’y plonger tout de suite, comme ça, rien que pour vérifier si le rire vient aussi vite qu’avant, quand le cul est de plomb et que les jambes battent l’air comme des bras malhabiles qui appellent à l’aide. Mais il se tait. Son ami parle trop mais c’est son ami. Alors, il ne dit rien, il se dit qu’il fabrique assez de paroles pour deux. Que ça a toujours été comme ça, et qu’il n’y a pas de raison que ça finisse ici. Il se dit aussi que cet après-midi dans la rivière ne lui rappelle rien d’autre que des après-midis dans la rivière mais que ça suffit, que toute une vie peut se résumer à un après-midi dans la rivière, si on veut. Et il le voulait. Il se dit aussi qu’il n’a jamais beaucoup réfléchi à toutes ces choses qui lui viennent maintenant qu’il marche dans la rivière et que son ami parle pour deux. Il se dit qu’il devrait réfléchir plus souvent à ces choses, ou venir plus souvent à la rivière et déjà, il ne sait plus exactement ce qu’il veut. Ce qu’il aime, ce sont ces sensations qui lui passent entre les chevilles, les mollets, les doigts de pied, toutes ces sensations qu’il ne parviendrait pas à expliquer si on le lui demandait. Mais il sait que de penser à ça lui suffit et il relève la tête. 

Son ami sourit en le regardant et lui fait un petit signe de la main. Il agite les doigts comme si il lui lançait un au revoir amical. Et ses pieds à l’instant se saisissent, s’immobilisent comme s’il était surpris au plus profond de son intimité, là, au milieu de la rivière ; devant son ami qui lui fait un signe en souriant et lui, d’un coup, se crispe, arrête ses idées, suspend son étonnement et lui répond d’une main amicale. La rivière ne coule plus aussi légèrement, elle le frôle à peine et d’un coup, elle a disparu, il n’y a plus que cette gène en lui, comme un sentiment surexposé et que le livrerait comme jamais il ne se l’est permis. Ce geste de son ami imitant ses doigts de pieds frétillant dans la vase le met mal à l’aise. Il perçoit plus intensément encore le fourmillement sous sa voûte plantaire, qui grouille et déborde autour des chevilles, qui remonte le long des poils des jambes et qui se perd dans ce frisson qui le rend triste alors que toutes ces idées qui le tenaient penché sur le cours de la rivière viennent de s’évanouir. 

Ils se regardent un moment en silence pendant que des flottes cendrées leur passent loin au-dessus de la tête. Mais ils ne disent rien. Ca a été une de leurs plus importantes décisions : vieillir dans un consentement sans failles, jusqu’au désastre probable qui les envahira un matin, quand le ciel est si clair que les arbres s’effacent lentement jusqu’à la cime… Alors, quand des sensations bizarres les saisissent à la gorge, ils se taisent, ils sont polis, ils savent que cela ne sert à rien de parler de ce temps qui les environne comme la rivière. Où qu’ils aillent, elle ne cesse de couler et quand ils sont loin dans l’arrière-pays, elle est toujours là. 

Un vent léger passe sur l’eau et repousse des libellules vers la berge. Ils s’arrêtent de pêcher et suivent les libellules des yeux jusque dans l’ombre des branches qui effleurent l’eau qui vire au noir. « Qu’est-ce que nous ferons demain ? demande l’homme encore penché sur sa ligne qui s’emmêle dans les algues. Qu’est-ce que nous ferons quand nous ne pourrons plus pêcher ? 

- Nous parlerons de la pêche, probablement. - Ouais. » 

Et ils se continuent à avancer dans la rivière qui s’évase sur des galets bruns. Il se fait tard, des bruissements s’éteignent, la lumière s’émiette, ils se redressent et ramènent leurs lignes lentement. « Je ne sais ce que j’ai mais c’est comme un élancement dans le côté, comme une piqûre profonde… » dit l’homme qui enroulait sa ligne en regardant loin au-delà de la berge, comme ceux qui savent que leurs gestes sont précis et n’ont besoin d’aucun simulacre d’attention. 

« Rhumatisme ou l’humidité…dit l’autre. Un bain chaud ce soir et demain, tu verras, les truites n’auront qu’à bien se tenir… » Ils rient en secouant leurs épaules nouées. Ils rient avant le soir qui vient et qui les emmènera bientôt au seuil d’un chagrin sans limites. Ils rient et chassent les moustiques qui se font plus pressants. Ils rient de leur encombrement, de leur difficulté à dire ce qui les tient encore debout à cette heure au milieu de la rivière. 

Le soir est venu un peu plus tôt que la veille et rien ne semble changé mais ils savent que le temps, comme la rivière, les encercle définitivement. Alors, ils rangent leur matériel dans le coffre de la voiture et rentrent vers la ville. Tout est tiède et calme, l’été vient de vider les lieux comme chaque année et ils se retrouvent à la terrasse de leur brasserie favorite face à l’entrée du parc, à deux pas de leurs appartements. Ils boivent et mangent lentement en regardant les clients avec contentement. 

Des voitures dérapent dans le lointain, les clients tournent la tête un instant et reprennent leurs conversations. Les garçons passent et repassent, les plateaux vacillent, la nuit est venue.  Les deux amis sentent que l’heure approche, qu’ils vont devoir se séparer. Ils se regardent en souriant, ils ont épuisé tous les sujets et savent qu’ils recommenceront demain avec ou sans les truites. Du parc s’envolent des nuées d’oiseaux, ça leur rappelle la rivière et d’un coup leur corps est plus lourd, plus difficile à arracher des sièges. Ils se chamaillent un peu pour savoir qui invitera l’autre et finalement partagent les consommations. Le pourboire est toujours généreux. C’est leur façon de dire qu’ils sont encore présents. Que le monde n’en n’a pas encore fini avec eux et qu’ils reviendront. Ils rentrent en bavardant jusqu’au croisement qui les sépare, s’étreignent un court instant et un peu plus lentement qu’ils ne le voudraient, rentrent chez eux. 

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