Je ne sais pas dessiner mais je dessine
Posté par traverse le 16 décembre 2008
Les stages les plus longs durent 5 jours, très intensifs. Parfois 2 jours, parfois 1 jour. Ou une heure et demie dans son atelier. Maximum 5 personnes à la fois. Certains reviennent régulièrement. Ou ils vont chercher d’autres choses, ailleurs. Il leur dit « Prenez un carnet avec vous dans le tram, laissez-vous aller, vous progresserez, par tâtonnement, vous ne pouvez faire que progresser ». Ils n’apprennent pas à dessiner ; ils dessinent.
Celui qui a eu l’idée, c’est Daniel Simon. Ecrivain. Et animateur d’ateliers d’écriture, pratique qui flirte avec l’une de ses passions, le récit de vie. Chez Couleurs Livres, dans la collection et la revue qu’il a si joliment appelées « Je », il a publié quelques livres qui sont des récits de vie remarquables tant par le récit que par l’écriture, comme L’Usine de Vincent De Raeve ou Parle-moi de ton absence de Saber Assal. Et voici, un soir, à bavarder autour de cette idée qu’au fond tout le monde a une vie à raconter, qu’il dit à son ami peintre (on ne peut plus dire ça, je sais, il faut dire plasticien, mais je ne m’y fais pas) : Pourquoi pas un récit de vie dessiné ? Pourquoi parlerait-on de soi seulement par l’écriture ? Pourquoi pas par le dessin ?
Un bic et des petits points
L’ami s’appelle Serge Goldwitch. Peintre mais aussi philosophe. De lui, Jacques Sojcher publia en 1980 déjà, dans son célèbre numéro spécial de la revue de l’ULB si bien nommé La Belgique malgré tout, un article prémonitoire puisque c’était un récit de vie. Goldwitch y relatait ses premières amours de dessinateur avec le papier de soie que son père utilisait pour donner des formes pleines aux vêtements qu’il vendait dans sa boutique de Nivelles. Le père peignait à ses heures tandis que la mère préparait la carpe farcie traditionnelle du Yiddishland. Sous la plume de Serge naissaient déjà des monstres. Il y a dans sa peinture la mémoire d’un Jérôme Bosch, libérée de la croyance aux enfers. Même prolifération, mêmes cauchemars mais au second degré. Pointes d’humour et de légèreté dans un monde dont on sait quand même qu’in fine, on sera dévoré mort ou vif par d’antipathiques bactéries. Depuis longtemps, Goldwitch, homme postmoderne, mariait volontiers son art tantôt avec le design, tantôt avec la communication. Alors des ateliers de dessin comme récit de vie, il n’a pas dit non. Mais comment déclencher l’acte spontané du dessin ? Goldwitch trouve la solution dans ses propres difficultés : « Quand j’ai une baisse de régime, je commence à faire des petits points sans idée préconçue, qui me mettent au bout d’un moment dans un état de conscience altérée. Fort de cette expérience personnelle, j’ai testé cette démarche. C’est l’exercice de base. Au bout d’un quart d’heure, n’importe quel adulte qui n’a jamais dessiné, qui a toujours cru qu’il ne savait pas dessiner, se met à dessiner. Et pas des stéréotypes. Les filles ne font pas des cœurs, les garçons ne font pas des voitures. Et plus ils pratiquent, plus ça sort. » Magie ? Non, plutôt une sorte de brutalité bonhomme. -Qu’est-ce que je dois amener ? On travaille avec quoi ?
-Un stylo bille.
-Un stylo bille ? Mais, ce n’est pas de l’art !
-C’est très intéressant, vous verrez. Pas cher. Et on ne peut pas effacer (c’est un de ses trucs : ne jamais effacer les traces de ce qu’on fait. Les ratures ça donne souvent des dessins très intéressants).
-On fait des petits points. Un seul objectif : remplir toute la feuille.
-Toute la feuille ! Mais ça fait mal au bras ! Et d’ailleurs, mon bic ne marche pas.
Il rigole : « Effectivement, ils se débrouillent pour que ça ne marche pas. Mais évidemment ça marche. Les hommes ne regardent même pas ce qu’ils font. Je leur dis : Il faut regarder. Vous allez chercher à l’intérieur, un visage. Puis ce visage, on va le compliquer, le préciser. Puis des corps, les renforcer. Peut-être deux visages, ça fait penser à quelque chose, et au bout d’une heure et demie, on a quelque chose. »
Mais non, c’est pas du Picasso !
Goldwitch découvre vite que la plupart des gens ont peur de dessiner. « Ils disent tout de suite : Je ne sais pas dessiner. Ou Ce n’est pas beau. Dès l’âge de cinq ans, les enfants ont une idée de ce qui est beau et de ce qui ne l’est pas. De ce qui est du gribouillage et de ce qui n’en est pas ». Ouvrons le Robert : gribouillage signifie « Dessin confus, informe ». Gribouiller égale mal dessiner. « Et bien dessiner, ajoute Goldwitch, c’est représenter, au sens des académies du 19e siècle. Or la représentation varie. Une main, ce n’est pas forcément Dürher ou Da Vinci. C’est aussi Reiser. À chacun de trouver sa manière. Freinet disait ça très bien : laisser faire les enfants. Il faut s’adresser aux parents. Leur dire : donnez des outils à vos enfants et n’intervenez pas. Ne dites pas : C’est beau, ce n’est pas beau. Ne dites pas : Ce n’est pas comme ça qu’on fait. Ne dites pas : Ça ne ressemble à rien. Ne dites pas : C’est du Picasso. Aujourd’hui, on enseigne aux enfants comment faire du Miro. On ne les fait pas dessiner. Un petit triangle rouge, un carré bleu. Regardez, c’est du Miro. Et tout le monde de s’extasier. Mais l’enfant n’a rien donné. Rien ne n’est passé en lui. Ou alors, pire encore, on les fait colorier des photocopies. Les parents et l’école castrent leur spontanéité. Donc il faut apprendre à desserrer ces freins. A prendre le temps. À lever les angoisses. À mettre de côté tous ces stéréotypes ».
L’univers du rêve
L’expérience montre que même quand ils se sont lancés, c’est pas encore gagné. Au moment où ils dessinent, ça leur fait un bien fou. C’est puissant. Mais après les parents ou les maris les descendent (évidemment, à 99% ce sont des femmes qui s’inscrivent aux stages), genre : ça ne ressemble à rien et en plus tu paies pour ça ! Elles reviennent penaudes. Ou des enfants qui font un dessin super fort mais ne veulent pas qu’on le montre : Que vont dire les autres ? Faudrait pas qu’on se moque et qu’on leur dise : C’est du Picasso ! Alors en route pour l’exercice suivant. Par exemple un dessin que chacun doit poursuivre comme des cadavres exquis. Ou des visages en ligne ; ne pas penser, aller très vite. Ou dessiner des petites pierres, mais toutes différentes. Au début c’est horriblement difficile : la majorité des gens dessinent des pavés. Goldwitch termine un « Manuel du non savoir dessiner » où il décrit tous ces exercices et leurs objectifs : éducation du regard. Voir de très près. De très loin. Développer l’intuition. Activer d’autres zones du cerveau. Même que ça excite certains responsables de ressources humaines. Goldwitch est invité dans les entreprises. Le premier quart d’heure est difficile, puis viennent les rires, la détente et les dessins. Dans les écoles, c’est la même chose. Pour dessiner, un enfant et un adulte sont sur pied d’égalité. Les adultes ont un stock d’images plus important. Mais sinon, il s’agit de la même démarche : entrer dans l’univers du rêve. Goldwitch n’est jamais dans l’interprétation de ces rêves. « Je n’interdis pas de commenter, ce qui est raconter, mais d’interpréter psychologiquement ». Il n’y a pas de docteur Goldwitch. Même si la plupart de ses stagiaires se donnent le bonheur d’explorer leur imaginaire, le but du dessin spontané n’est pas thérapeutique mais autobiographique. Il s’agit bien de se raconter à soi-même et aux autres. Très joliment, Goldwitch a appelé sa méthode l’autopictographie. Et il avoue volontiers que l’expérience, menée depuis trois ans maintenant, a aussi profondément modifié son propre travail de … plasticien.
Michel Gheude
Le blog de Michel Gheude
Le site de Serge Goldwicht
http://www.dessinspontane.be/serge-goldwicht.html
Article paru dans Le Ligueur N°40 de 3 décembre 2008
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