
Il n’y a pas de lecture sans prise de positions…Des positions que prend le lecteur pour prendre possession du texte qu’il lit et qui le possède à son tour un court instant. Le plaisir est une machine au travail.
Et la lecture, ce vice impuni, ne s’organise vraiment que dans des accomplissements physiques que l’on imaginerait mal sans que tout le corps soudain passe littéralement dans le texte. « Lector in fabula » comme dit Umberto Eco, le lecteur dans la fable, dans le texte, dans le livre.
Les positions se construisent au gré des instants de la journée ou toute une journée tient pour cette position que le lecteur va enfin prendre, comme un amant sait qu’il va se plier aux exigences du corps et du désir de son amante.
La journée, ou la nuit, tient à cette position, elle tient grâce à cette position attendue.
Le lecteur lit dans un corps qui lui échappe, qui glisse vers l’absence momentanée. Le lecteur s’enfouit dans sa position pour mieux accueillir le texte qu’il lit.
Positions fortes, hautes, basses, faibles, douloureuses, exigeantes, reposantes, toutes positions que le corps administre pour mieux se hisser jusqu’au plaisir du texte. Le corps est un lecteur plastique. Le corps est un lecteur mobile. Le corps est un lecteur versatile.
Debout
dialogue
A : C’est le livre qui tient tout seul, dans ma main, comme ça, posé, délicatement, comme ça, ou saisi en son centre, comme ça. C’est toute une histoire, tenir un livre comme ça ou comme ça. Le texte est bien ouvert, le corps droit, la hanche tire un peu, la nuque est légèrement cassée, les doigts souples ou serrés et je lis.
B : Qu’est-ce que tu lis ?
A : Un livre interdit.
B : Comme ça, en pleine rue ?
A : Il n’est pas interdit de lire en pleine rue.
B : Oui, mais un livre interdit ?
A : Il faudrait que quelqu’un lise avec moi pour qu’il s’aperçoive alors que ce livre est interdit.
B : Et s’il le faisait ? Si un passant se mettait à lire ce livre interdit avec toi ?
A : Il se rendrait compte alors que ce livre est interdit et il cesserait de lire à l’instant.
B : Et si ce n’était pas le cas ?
A : S’il continuait à lire, avec moi, ce livre interdit ?
B : Oui.
A : La lecture deviendrait alors un complot. Lui et moi serions soudain devenus des complices, des malfaiteurs en somme.
B : Un rassemblement de malfaiteurs, les lecteurs ?
A : Oui.
B : Et s’il cessait de lire à l’instant ce livre interdit ?
A : Il partirait et je continuerais alors à lire seul.
B : Et s’il te dénonçait ? S’il criait partout : « Ce livre est interdit et cette personne le lit ! »
A : Il deviendrait un dénonciateur, ce ne serait plus un lecteur, mais un dénonciateur.
B : Oui.
A : Et je fermerais le livre, je le rangerais dans ma poche et je passerais mon chemin, pour continuer à le lire un peu plus loin.
B : Qu’est-ce que tu comptes faire ?
A : Attendre un lecteur qui passe.
B : Et si c’est un dénonciateur ?
A : Je resterai un lecteur, le livre restera un livre et lui ne sera jamais un lecteur mais un dénonciateur.
B : C’est tout ?
A : Oui, c’est tout.
B : C’est simple en somme de trouver un lecteur, il suffit d’attendre qu’il vienne vers vous ?
A : Oui, dans la rue, il suffit d’attendre.
B : Qu’est-ce que tu attends ?
A : Toi.
B : Ah, bon.
A : Je n’en suis qu’au début, tu peux prendre la lecture en cours.
B : C’est bien ?
A : Drôlement! C’est interdit !