
« Le projet de toute vie est de trouver une forme »
Hölderlin.
« Comment écrire un texte long? » Souvent cette question m’est posée dans l’Atelier d’écriture. Ou encore: « Je parviens à écrire des textes courts et pas des longs, comment faire pour gagner de l’ampleur? »…
En souriant, on pourrait répondre qu’en mettant bout à bout des textes courts, cela en fait un long. Comme la vie, jour après jour, empile lentement le temps, puis soudain, la forme se dessine : vague ou nette, en suspens ou rectiligne, en à-coups ou circulaire,…Le dessein et le dessin se confondent enfin. Mais il faut attendre assez longtemps avant de s’en apercevoir…C’est le seul inconvénient du système: attendre et voir, cela prend du temps. Pourtant, cela me semble être la vraie réponse. Arrêtons de rebondir, de courir derrière la bonne idée, de cumuler les bonnes idées (ce qui aujourd’hui après plus d’un siècle d’Instruction publique ne semble pas un inconvénient majeur…) mais laisser venir la bonne situation, celle qui s’impose d’elle-même, sans en référer aux discours généralistes, bénis-oui-oui qui tirent vers les bonnes intentions ou les sentiments d’agrément. Surtout ne pas aller dans des endroits râpeux, difficiles, voire ignobles, surtout ne pas aller vers ses souvenirs singuliers !
Nous sommes régis par l’universalité, et donc, l’individu, quoiqu’on dise a mauvaise presse. Je ne suis pas sans savoir que les récits de l’intime, ceux du moi, (journaux, récits de vie,…) passent aussi par cette machine à réguler: chacun son cancer, sa détresse, sa violence, ses abandons et ses amours mortes. Et le bonheur est chose rare et difficile à écrire hors les niaiseries des « petits moments »…Ce bonheur, probablement aussi passe par des gorges difficiles, des embûches violentes. De plaisir nous pouvons parler puisqu’il est passé sur la place publique, mais de bonheur ou de ce manque de bonheur, de ce rêve de bonheur, comment en évoquer l’obsédante présence ? Donc, consentement au contentement.
Comment donc écrire un texte long et pourquoi ce désir répété? La plupart des participants aux ateliers d’écriture ne fondent pas de grands espoirs littéraires ou d’éternité. Ils ne sombrent pas non plus dans la niaise croyance de ceux qui ne connaissent pas le mouvement interne d’un Atelier d’écriture (je ne peux parler que de ceux que j’ai fréquentés et de ceux que j’anime, bien sûr. Bien que j’aie une idée relativement précise sur les stratégies générales des Ateliers) qui est de croire en une quelconque génération d’écrivains issus des « écrivants » (quel terme étrange, comme celui d’ « apprenant »…Travaillant régulièrement avec des personnes âgées, je leur ai soufflé récemment que c’était probablement des « oubliants » et ils ont ri de ces néologismes qui ne sont pas éloignés de l’écho des « méprisants »…).
Non, ils savent qu’ils viennent en Ateliers pour avancer au coude à coude, épaule contre épaule, le désir ranimé par les échéances et les fusées de l’Atelier. Ils viennent pour ne pas céder au lent glissement de la procrastination : demain, j‘écrirai, ma vie est un roman, etc.…Ils écrivent pour mettre de l’ordre dans leur chaos qui est celui de tout être et ils écrivent aussi pour y créer la joie (je n’ai pas encore céder ici au mot « plaisir ») de se constituer une colonne vertébrale plus solide, plus consciente, plus responsable. Certains viennent aussi avec le désir de se mettre à jour avec eux-mêmes et ne prennent pas leur besoin d’écrire pour une hypothétique thérapie ou un quelconque rendez-vous masturbatoire. Elles et ils écrivent pour renoncer pour s’éloigner, pour se retirer dans des endroits difficilement accessibles à la paresse de l’âme (ou de ce que vous voudrez bien entendre ici : estime de soi (pour le développement personnel), spiritualité, conscience, « être au monde »,…)
Les auteurs participants aux Ateliers (on est auteur d’un crime, pourquoi pas d’un texte, même si malhabile, ou rare, ou unique ?) sont livrés à eux-mêmes si ce n’est qu’ils sont accompagnés par l’animatrice ou l’animateur et surtout par les autres auteurs participants au même rendez-vous. Alors, pourquoi veulent-ils écrire un texte long si souvent ? Je me suis souvent interrogé sur la difficulté à clôturer un texte, à le déployer dans son espace nécessaire, à le disposer dans un temps qui convienne autant à l’auteur qu’au texte, qu’au lecteur. Et ce temps probablement est un temps indissociable de l’histoire intime de l’auteur, de sa capacité à imaginer la fin d’une histoire (la fin de son histoire ?), de ceinturer le temps et de le projeter, transformé par l’écriture, dans l’espace d’un texte.
Alors pourquoi des textes courts ? Par paresse ? Je ne pense pas, trop d’exemples de courts textes prouvent le contraire. Par manque d’imagination ? Qui prétend encore qu’il faille de l’imagination pour écrire ? Par manque de cette puissance de chacune et de chacun qui nous assaille si souvent, cette puissance d’être au monde et de voir et de regarder, et d’entendre et d’écouter le monde en nous et autour de nous ? Peut-être, par à-coups, par vagues, sommes-nous tantôt absents, tantôt présents ? Et ces Ateliers forcent la reconnaissance de cette obligation de présence…
Et si les textes courts n’étaient pas tout simplement issus d’un souffle court, d’un sentiment de temps court, de longues absences au monde, de trop longues et lourdes « vaisselles » ? De la peur, simplement à descendre dans la langue qui est toujours, quoiqu’on dise ou pense, une des formes de la Chambre de Barbe-Bleue ? Peut-être.
Mais sûrement que des traces de toutes ces contingences existent en nous et nous animent ou nous agissent, contre le texte, pour le vide, pour l’absence, contre l’écrit, pour le vague et l’innomé…
Les textes longs (« Ecrire un roman ? Un travail de bœuf », Flaubert) supposent que l’auteur puisse accomplir un travail à long terme sur son propre temps. Qu’il le scrute sans se laisser séduire par le temps des autres, qu’il cesse de rebondir et qu’il s’immobilise, ou flotte dans le temps du texte, qu’il s’immerge dans le récit plus qu’il ne voudra se déployer dans les accidents de la vie. Vivre en apnée, littéralement, dans le temps du texte, tout en continuant sa course (ralentie) dans le temps de la vie. C’est ici que ça semble coincer : la vie et le texte seraient en opposition ? Je ne le pense évidemment pas. La vie doit entrer dans le texte et non être séparée du texte. Je pense plutôt que pour écrire un texte long, en tout cas, c’est ce que j’observe dans le mouvement des littératures et des oralités, il s’agit de faire entrer l’état de la vie dans le projet du texte.
Nous connaissons le corps du texte, le corps dans le texte, le texte dans le corps avec assez d’évidence aujourd’hui (Rimbaud, Artaud, Blanchot,…mais aussi les poètes comme Izoard, Verheggen, Maulpoix,…nous y conduisent sans cesse avec Barthes en ombre tutélaire). Dans cette avancée accélérée vers le micro-temps (Paul Virilio), il nous faut de plus en plus durement arracher du temps au flux de la vitesse et de l’inachèvement. L’écriture participe de cet arrachement et de cette avancée dans un temps plus dilaté qui est le temps de l’intime et du récit.
Ecrire un texte long, c’est donc aussi accepter de vivre une longue histoire, comme on vivrait une longue histoire d’amour, sans guetter le marché du désir tout autour de soi, et ainsi renoncer à ce plaisir mille fois répétable qui est de tomber amoureux, de vivre le saisissement de l’état amoureux, de se laisser envahir par la surprise d’un texte nouveau, et donc, court.
Les textes longs obéissent probablement à des lois internes qui ont plus à voir avec « l’être ici » de chacune et chacun qu’avec sa capacité à raconter de longues histoires, techniquement s’entend. Cette présence de l’auteur dans le texte long a à voir, me semble-t-il, avec la mort qui rôde dans chaque texte et qui nous renvoie à sa conscience répétée, ravivée. Cette mort qui traîne n’est pas sidérante ou invalidante, au contraire, elle donne un nom à cette angoisse, qui, par le passage au concret du texte
fait plaisir chez tant et tant sans que le bonheur d’avoir franchi une fois encore la ligne soit nommé. Etrange. Etrange cette obsession de la sémantique amoureuse dans les textes sur l’écriture : plaisir, désir, jouir,…Je ne nie pas ce surgissement inouï qui vient en nous soudain, mais je pense que cette marche lente dans le sens que le texte nous indique peu à, peu, avec ou non notre accord, fait la matière première d’un texte long et renvoie à la question du bonheur contenu plus que du plaisir révélé.
L’auteur dispose alors peu à peu de son temps dans le temps du récit (Merci Duras…) et les situations s’imprègnent du temps du narrateur comme l’auteur s’imprègne du temps du récit. Il quitte provisoirement son temps intime pour entrer naturellement dans la durée de l’écrit.Les deux temps s’imbriquent alors sans pourtant se confondre, c’est le temps de l’écrit.
Les Ateliers d’écriture, à mon sens, peuvent soutenir cet arrachement à la rapidité, sans ignorer les vertus de la vitesse d’écriture qui peut, paradoxalement, être un des moteurs de l’ampleur du récit : inscrire en filigrane dans le texte les mouvements de désir chaotique ou de fatigue éprouvée de l’auteur et donc, l’enrichir d’une matière temporelle nécessaire à son épaisseur et à son ampleur.
(Suite à un Atelier, octobre 2009)