Jodi, toute la nuit dans Indications
Posté par traverse le 6 novembre 2009
Voici un article de Carmelo Virone… qu’il m’autorise à déjà faire circuler
- Aujourd’hui même ?
- A partir de 15h 17 !
- Je triche un peu ? A peine seulement ?
avec les mentions d’usage… écrit pour le site de la revue Indications
www.indications.be
ddl
alias VbD
Je dis toute la vie
Didier de Lannoy s’était fait connaître en 1998 par un premier roman peu banal, Le cul de ma femme mariée (éditions Quorum). Il s’agissait d’une sorte de lettre ouverte à la compagne aimée et désirée, portée par une écriture inventive, carnavalesque, jubilatoire. Pas d’intrigue dans ce texte, mais l’aventure d’un langage qui se cherchait : « Mais c’est difficile de t’écrire aujourd’hui (disait le narrateur de ce livre). Tout a toujours été dit, par tout le monde et de toutes les façons possibles. Tout a toujours été lu et je dois te trouver une place à toi toute seule dans cet embouteillage grotesque. »
Parmi les procédés d’écriture mis au point par de Lannoy figurait un certain art du collage, de la citation, qui – pour le dire vite – lui permettait, par une série de télescopages, de faire voir l’inanité des langages dominants et bien-pensants.
Un second roman a paru en juin 2009 chez Couleur Livres, Jodi toute la nuit, également d’une grande audace formelle. A commencer par l’organisation du texte sur la page : lorsqu’on ouvre le livre, en effet, passée la préface de Jean Bofane, on découvre deux colonnes de phrases, deux discours qui se déroulent en parallèle. Le premier évoque l’histoire de Jimmy, Ch’immy plutôt, car tous les sons (s) et (j) sont remplacés dans cette partie de récit par la chuintante (ch) : « Lui, ch’était un pauv’ type, ch’était un type foutu, y n’avait pas été ac’hez malin pour tenir un ch’tylo et pour faire des études. Et puis y ch’piquait, y ch’piquait vachement. Il était accro. Complètement accro. » A droite, le texte présente le personnage d’Elridge, chanteur dans un cabaret. L’essentiel de la colonne est consacré aux paroles de la chanson qu’il est en train d’interpréter sur la scène. Cette co-présence spatiale suggère que, pour ces deux personnages, le temps est simultané.
Le dispositif se prolonge tout au long du livre, entrecoupé de passages de texte suivi, ce qui rend malaisée toute tentative de résumé. Se pose aussi, au début du moins, la question du sens de la lecture, puisque notre perception d’un texte en prose est inéluctablement linéaire : par quel bout commencer ? Mais bien vite, on se laisse prendre par cette polyphonie et on entre dans la nuit de New York, dans le cabaret où travaillent Eldridge, Jodi, Linda, dans la rue où Jimmy marche vers son destin, et le texte bruisse de tous les bruits de la ville.
Les itinéraires de ces personnages convergeront dans un fait divers violent et tragique. Mais au-delà de son intrigue, la grande force de ce roman tient dans sa langue – dans ses langues, devrait-on dire, parce que des mots anglais se mêlent régulièrement au français mais aussi, parce que, comme le précédent roman, Jodi, toute la nuit procède par citations de fragments discursifs issus d’horizons différents. Ainsi, par exemple, pour désigner les exclus de la société de consommation, qui errent dans la nuit, l’auteur écrit-il : « Les personnes dans ce genre-là ne cherchent pas à intégrer un groupe industriel disposant d’une expertise mondialement reconnue et d’atouts déterminants dans un secteur en pleine expansion marqué par une évolution rapide. » Un passage où l’on reconnaît aisément le style des offres d’emploi pour jeunes cadres dynamiques telles qu’en publient tous les journaux. Ailleurs on trouve un décalque des poncifs politiques de l’extrême droite américaine ou encore une paraphrase de l’Apocalypse, adaptée au goût du jour, qui rappelle les propos des conservateurs religieux : «… tandis que des épidémies et des sécheresses et des famines et des cyclones et des tremblements de terre s’abattront sur tous les continents et que des tornades frapperont le Kansas et le Missouri et que des vents souffleront à plus de 250 km/h… »
Le travail et les jeux linguistiques ne se limitent pas à ce dialogisme intertextuel, mais portent sur la substance même de la langue : notamment, avec des altérations phoniques, comme on l’a vu dans le passage sur Jimmy/Ch’immy, ou des altérations lexicales, comme dans cet autre extrait où le découpage arbitraire des mots, les lacérations du vocabulaire se font le reflet des blessures et déchirures dont souffrent les personnes : « Insom. Niaques. Trem. Pés jusqu’aux. Os. S’abritant de. La pluie sous. Des cou. Vercles de pou. Belles Squat. Tant les tom. Bes des bour. Ges dans les cime. Tières fri. Qués bu. Tant contre. Les croix se pren. Nant les pieds dans les cou. Ronnes mor. Tuaires cra. Chant à la fi. Gure des mé. Decins-flics des psy. Chologues-fonc. Tionnaires et. Des ébou. Eurs sociaux. »
Dans tous ces discours en mosaïque se font entendre l’arrogante brutalité des oppresseurs et les grondements de révolte de ceux qui n’ont plus rien à perdre aujourd’hui, mais aussi les paroles fragiles et poignantes de divers personnages dont Jodi, qui parle de la difficulté de vivre quand on est pauvre, de sa quête d’amour ou de la violence faite aux femmes.
C’est une des gageures de ce roman : réussir à mener à bien une passionnante entreprise expérimentale tout en créant des personnages dont on se sente proche, car le blues qui imprègne leur sang est aussi le nôtre.
Carmelo Virone.
Didier de Lannoy, Jodi toute la nuit, Charleroi, Couleur Livres, collection Je, 2009. 128 p., 13 €. Préface de In Koli Jean Bofane.
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