Pourquoi ce soir de janvier
Posté par traverse le 21 novembre 2009
Pourquoi ce soir de janvier ai-je soudainement envie de vous écrire cette lettre qu’en plus, je ne vous enverrez pas ?
Est-ce cette brochure de voyages ramassée distrai- tement au pied du lit, ouverte sur la page d’une escapade dans le Roussillon, avec séjour dans cette petite ville devenue votre lieu de résidence ?
Est-ce l’enveloppe échouée dans ma boîte aux lettres, dont le timbre français émerge parmi les dernières cartes de vœux et qui renferme ce merveilleux cadeau qu’est votre amitié ?
Ou est-ce le vieux cahier oublié au fond d’un tiroir, retrouvé par hasard ce matin, entre l’Horace de Corneille et l’Antigone de Jean Anouilh ?
Ce cahier, je le reconnais ; il m’a accompagnée tout au long de mon ultime année du secondaire et jamais je n’ai eu le cœur de le brûler. Il me semble que j’aurais supprimé un morceau de vie, une part de moi-même, un souvenir lumineux. Sur l’étiquette délavée, je lis « Rédaction ». Et lentement, je feuillette ces pages recouvertes de caractères serrés, découvrant, surprise, mes dissertations de jeune fille, en réponse aux titres que vous nous donniez, proverbes populaires ou phrases d’auteurs pleines de sagesse. Au bas d’une feuille, mes doigts glissent sur l’appréciation à l’encre rouge, effleurent votre écriture, comme une caresse tardive…
J’avais seize ans. Le jour où vous êtes entré dans la classe, vous avez fait irruption dans ma vie. Les yeux baissés, vous avez pris place derrière le bureau ; seules
vos mains trahissaient cette furtive nervosité du professeur devant son premier cours. Moi, je ne pouvais que vous regarder, immobile, en proie à un sentiment étrange, une émotion nouvelle.
Je ne connaissais pas grand-chose aux garçons, n’ayant pas de frère, et encore moins de petit ami. A l’époque, la qualité suprême était d’être une « fille sérieuse » qui ne sortait pas, ne flirtait pas, ne couchait pas. Dans cette école dirigée par des religieuses, nous recevions une éducation sévère, teintée d’idéalisme, mais empreinte de tabous et d’interdits, qui devait faire de nous des épouses dociles et des mères de famille dévouées.
De toute façon, les garçons de mon âge ne m’in-téressaient guère. Ce n’est qu’à la sortie du cinéma que je les regardais à la dérobée, ne reconnaissant pas du tout dans ces types bruyants et boutonneux un mari potentiel. Car en ce temps-là, lorsque vous rameniez enfin un mâle à la maison, il fallait l’épouser ! Mes coups de cœur se limitaient à la belle virilité de Grégory Peck, et les chansons douces de Luis Mariano me berçaient encore d’illusions. Vous comprendrez peut-être que, face à vous, cet homme de dix ans mon aîné, beau, raffiné, intelligent, secret, je me suis sentie vaciller et sombrer doucement. Que se passait-il ? Pourquoi mon cœur s’emballait-il à votre approche, pourquoi ce désarroi lorsque je devais vous parler, tremblant sans raison ? Pour la première fois, j’étais tombée amoureuse.
Maladroite, je ne savais que faire de ce sentiment, mélange d’admiration et de respect, qui augmentait encore ma timidité et me paralysait lors des lectures à haute voix. Vainement, j’essayais de combattre ce malaise grandissant, embarrassée devant vos remarques, bredouillant de vagues réponses, maudissant cette rougeur qui trahissait cruellement mon émoi.
Ce qui m’a sauvée, c’est l’écriture. Ce que je ne pouvais dire, je l’écrivais. Sous le couvert d’une dissertation, contournant quelquefois le sujet, j’y glissais un sentiment intime, une allusion romantique, un désir latent. Peut-être avez-vous lu entre les lignes, devinant ce rêve fou qui me hantait, ajoutant à l’encre rouge un commentaire personnel qui transformait ce cahier en trésor. Mais mon bonheur était total lorsque, à la lecture d’«Antigone », vous me choisissiez comme partenaire pour le dialogue d’amour entre l’héroïne et son fiancé Hémon. Ces paroles empreintes de promesses et de passion, c’est à vous que je les adressais, sous le regard goguenard de mes compagnes de classe, pas dupes…
- Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Tu m’aimes comme une femme ? Tes bras qui me serrent ne mentent pas ? Tes mains posées sur mon dos ne mentent pas, ni ton odeur, ni ce bon chaud, ni cette grande confiance qui m’inonde quand j’ai la tête au creux de ton cou ?
- Oui, Antigone, je t’aime comme une femme.
- Quand tu penses que je serai à toi, est-ce que tu sens au milieu de toi comme un grand trou qui se creuse, comme quelque chose qui meurt ?
- – Oui, Antigone.
Disparu l’embarras, envolée la timidité, je parlais, j’avouais, je débordais, j’éclatais de joie, de ferveur, de bonheur. Peu importe les commentaires, les moqueries, les petits sourires en coin. Après tout, c’était du théâtre…
Je ne regrette rien de cette période un peu trouble de ma jeunesse. Dans ma tête et dans mon cœur, je vivais une ébauche d’amour, fou , parce qu’impossible, ardent, parce que pas encore maîtrisé, pur,parce que platonique.
J’ai toujours su que c’était vous qui auriez pu me prendre par la main pour m’emmener dans l’aventure de la vie, au-delà des préjugés, bien plus loin que les interdits, tout au bout de mon rêve. J’ai toujours cru qu’entre nous existait une onde de sympathie réciproque, une muette complicité, un soupçon de tendresse. Car vous ne pouviez ignorer cet attachement secret que, prudent, vous n’encouragiez pas. C ‘est seulement en fin d’année, lorsque vous m’avez félicitée pour mon diplôme, que votre poignée de main chaleureuse s’est assortie d’un clin d’œil souriant.
J’ai clôturé cet épisode en rentrant dans la vie d’adulte. Réalisant que l’existence me réservait bien d’autres rencontres, je constatais à regret que la magie du premier amour ne se représentait jamais. Observant parfois avec amertume que les plus grandes passions résistaient rarement à l’usure du quotidien, j’idéalisais – à tort — ce souvenir resté en suspens dans le temps.
Des années plus tard, j’ai reçu de vos nouvelles par mes nièces, qui, fréquentant la même école, vous avaient également comme professeur de français et d’histoire de l’art. M’invitant à l’occasion d’une journée « portes ouvertes », elles m’ont entraînée vers vous, m’ont présentée, malicieuses, surveillant mes réactions, conscientes de mon émotion.
Et puis vingt ans après, lors d’un voyage organisé dans la région de Perpignan, je me suis rendu compte que notre hôtel se trouvait seulement à une trentaine de kilomètres de votre demeure. Après une longue hésitation, j’ai composé votre numéro de téléphone découvert dans l’annuaire. Je voulais vous revoir, éprouver ce qui restait de ce premier émoi, boucler la boucle, quitte à être déçue, ou pire, ridicule. Vous vous souveniez de moi – on n’oublie jamais sa première classe – et vous m’avez invitée à passer la journée chez vous. Renonçant à l’excursion prévue, j’ai quitté le groupe et pris l’autobus à la gare routière, prête à la rencontre, étonnamment sereine.
J’ai rejoint la propriété entourée de cyprès, face au Canigou, votre refuge secret, votre paisible retraite. Nous nous sommes reconnus, embrassés, tutoyés. Je vous retrouvais avec émotion, homme élégant, grisonnant, certes, mais avec le même regard intense qui m’avait fait chavirer et le même sourire à peine ébauché flottant autour des lèvres. Vous m’avez annoncé la douloureuse nouvelle du décès de votre épouse un mois auparavant. Longuement, à l’ombre du pin parasol, nous avons bavardé, dans la quiétude de cet après-midi d’été qui reflétait aussi ma tranquillité d’esprit, consciente que ma folie d’ adolescente s’était heureusement transformée en une affectueuse amitié d’adulte.
J’étais en paix.
Mais tout autour des cyprès immobiles, entre les massifs de lauriers roses, par-delà l’eau azurée de la piscine flottait encore un léger parfum de nostalgie, un secret murmure de non-dits. Et attentive à ne pas briser le charme de ces retrouvailles, j’ai enfermé le souvenir, intact, comme un joyau précieux, dans l’écrin de ma mémoire.
Françoise Hiel
(en écho au texte d’Isabelle Telerman qui réagissait à mon texte A l’Amour fou…)
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