De l’herbe, des plantes, des arbres, des insectes de toutes sortes
Posté par traverse le 2 décembre 2009
De l’herbe, des plantes, des arbres, des insectes de toutes sortes, des oiseaux en bataille, du petit gibier, des clients de plus en plus insupportables, rêvant de jardins improbables et au meilleur prix, des kilomètres de tondeuses à pousser pendant trente ans, ça suffisait, il connaissait le métier, il l’avait appris de son père qui, lui-même…
Aujourd’hui, c’est son fils qui reprend le flambeau et fait des journées à rompre un forçat. Il se demande s’il n’aurait pas dû foutre le feu dans tout ça, dans la réserve de produits, de pesticides, d’engrais, de sulfates et de tronçonneuses bien huilées que le grand-père leur avait laissés.
Mais le vieux était mort et le fiston avait retiré ses économies de son compte de la Poste, avait commandé une carte de crédit, une gold, une qui coupe tous les liens et avait pris l’avion pour l’Amérique du Sud en regrettant que le bateau soit tombé en désuétude pour ces affaires d’exode, d’abandon ou de désertion. Il était parti vers le Mexique et aujourd’hui, Michel était seul.
La ferme était rénovée depuis peu, il avait mis plus de trente ans à planter les derniers clous mais ça y était, il voyait l’avenir avec un recul qui était neuf pour lui, il pouvait tout perdre, tout oublier, tout dissoudre dans l’alcool, la marche ou des voyages qu’il faisait presque en apnée tellement il roulait vite sur les routes d’Europe pour faire un trekking de trois jours à mille bornes de chez lui ou pour retrouver des amis lointains qui lui permettaient de faire la fête une fois encore et de rentrer, le nez dans le volant, sonné, presque heureux et vide comme une outre d’après boire.
Michel était seul depuis trop longtemps et il se marrait souvent en se disant que son nom, Berlin, évoquait une ville anciennement séparée, coupée en deux, emmurée dans ses souvenirs et ses trahisons et que ça lui allait bien ce nom, Berlin, car en matière de souvenirs et de trahisons il en connaissait un bout. Il sentait sa vie se défaire et il s’embrouillait dans des activités de plus en plus vaines à ses yeux. Il servait les clients en ricanant sous barbe, il entretenait leurs jardins avec une désinvolture qui plaisait mais il savait que ça ne durerait qu’un temps et que sa désinvolture glisserait bientôt vers l’ennui et l’amertume. De ça, il ne voulait pas. C’était le lot de ses contemporains, accrochés à leurs téléphone portable et se jetant dans le désastre comme on fait l’amour à une femme qu’on va quitter, furieusement.
Ce matin, il a du mal avec les mauvaises herbes du jardin du journaliste local où il donne le change habituellement, tout va de travers, la terre est trop humide, les mottes d’herbe se tassent sous se pieds et une demi-heure après, il n’en peut plus de tout ce travail qui n’a plus de sens pour lui. Le journaliste l’observe à travers la fenêtre de la véranda et lui apporte une bière. C’est leur façon de relancer le travail, faire une pause, boire un coup et cracher dans les mains. Mais cette fois c’est différent, le corps du jardinier est immobile, il est assis sur une pierre et regarde sa main ouverte, longuement et sans bouger. ? Le journaliste ne comprend pas cette concentration incongrue à ses yeux dispersés par l’habitude de ne rien regarder vraiment mais de tout capter.
Michel Berlin observe un insecte bleuâtre qui lui court sur le dos de la main. Un insecte comme un scarabée de jade. Le journaliste s’est approché du jardinier qui tend son bras vers lui.
« C’est pas d’ici, ça, jamais j’en ai vus de pareils avant. Et tous les jours, c’est la même chose, des plantes, des insectes qui viennent de l’autre côté, du Rif, de l’Atlas, du désert, je ne sais, mais de l’autre côté. Encore un que je porterai à l’Institut d’agronomie. Ils me diront quoi. Mais ils se rapprochent, plus besoin de voyager, ils se rapprochent chaque jour et bientôt ça sera ici comme là-bas, si ce n’est que là-bas, ils crèvent… »
2
Il avait aimé une femme récemment lors d’un voyage au Maroc qu’il s’était offert pour aller voir de plus près ses sacrés scarabées et ses adventices étrangères, il l’avait aimée tellement qu’il en était encore tout assourdi au retour.
Il se croyait incapable jusque là d’aimer avec cette conscience de la disparition, de la destruction de ce sentiment fragile qui est la clé de tout amour. Et cette femme était partie à peine était-elle arrivée. Il l’avait attendue chaque nuit, chaque jour, ne sachant que faire qui aurait pu la brusquer et, dans le même temps, convaincu que s’il cédait au doute définitif, il en mourrait, avec la pleine assurance des vies ratées.
C’est qu’il aurait capituler, il aurait abandonner sa peine au doute, et son doute à l’amertume, à la colère. Il avait attendu cette femme comme rarement il avait attendu quelqu’un, ou même une idée, une joie, une espérance. Il l’avait attendue dans la peur car il savait qu’il l’attendait trop durement. Il savait que cette peine de solitude qui était la sienne allait peut-être devenir la condition même de sa vie, que cette attente était comme une répétition générale de ce qu’il allait broyer jusqu’à la poussière. Il savait que cette femme était amoureuse de l’image de leur bonheur mais qu’elle ne savait pas en payer le prix qu’il attendait, elle aimait certainement passionnément cet homme mais elle n’avait aucun moyen pour l’atteindre, semblait-il.
Il se mit alors à écrire cette femme, à la nommer, à la déployer dans tous ses artifices, ses innombrables traces de beauté, il la déliait de sa réalité, il la désirait telle qu’elle était mais en gommait toutes les imperfections, il devenait fou.
Son père, en mourant, lui avait laissé quelques sous, il en profita pour mettre la clé sous le paillasson, laissa un lettre à son fils au cas où, envoya quelques mails, téléphona à son notaire et prit l’avion pour Marrakech.
C’est là qu’il allait enterrer sa vie ennuyeuse, retrouver cette femme déjà encombrante tellement elle prenait de la place en lui, là qu’il allait se perdre et si possible disparaître dans des brumes atlantiques et des souffles de déserts qui convenaient parfaitement à son esprit plombé de mélancolie et de remords.
Il aurait dû se jeter à ses pieds, lui raconter n’importe quoi mais avec enthousiasme, l’émouvoir dans la sobriété, évoquer discrètement la mort qui est l’avers de tout amour mais non, il avait baissé la tête, s’était tu, lui avait embrassé la main et s’était enfermé à l’instant dans une passion qui le faisait frissonner et qu’il prenait déjà pour l’amour de sa vie. Il avait tourné les talons sur son monde ancien et avait vieilli d’un siècle dans ce mouvement dont il ne se doutait pas encore du sens caché et des désastres qu’il recelait. Mais c’était un homme franc, direct, sans chichis existentiels, prêt à toutes les stupidités pourvu qu’elles soient marquées de la sincérité de tous les mendiants de l’amour.
Il lui téléphonait chaque jour mais elle ne le rappelait pas, elle n’avait pas assez d’unités, disait-elle, il aurait dû se douter que c’était la phrase dont il faut se méfier, qu’elle signifie à l’instant une relation faite de dépendances et de dominations subtiles, passant toutes par l’argent des imbéciles que certains appelaient l’argent compassionnel.
Il s’était donc éloigné et chaque pas l’entraînait verts des régions de pluie et de froid qu’il reconnaissait pour y avoir passé le plus clair de son enfance et de son adolescence.
Mais les avions ne sont pas chers aujourd’hui, ils brinquebalent des éclopés de toutes sortes.
(extrait à suivre)
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