
L’enfant assassin constitue le premier morceau de La mort marraine
Pièce en quatre morceaux pour acteurs et marionnettes
L’écriture de cette pièce a été encouragée grâce à l’octroi d’une Bourse d’aide à l’écriture du Ministère de la Communauté française Wallonie-Bruxelles en 1999.
1.
(On entend des chants d’enfants, des rondes, des musiques populaires, des portes qui claquent, des ronflements de moteur,…
Quelqu’un entre…Il porte une marionnette de toile rude, une sorte de poupée marquée de coups et de déchirures,…)
L’homme : L’enfance…
(Il montre le corps démembré de l’enfant à la cantonade)
L’homme : Celui-ci…est-il mort, est-il vivant ?
L’enfant : J’avais 12 ans, exactement, un bon garçon, un peu vif, un peu nerveux , mais plein de santé et de rêves dans la tête et le ventre.
L’homme : …du ventre surtout, c’est là que le malheur sommeille:… on aurait dit en le voyant…comme si c’était du cinéma ! Rien de vrai: il jouait, il imitait. C’est ça…
L’enfant : (il l’imite) Je frimais qu’il disait…
(Un temps)
« Qu’est-ce que je t’ai fait ? Hein, qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu veux ma photo ? Enfoiré, fils de ta mère et ennemi de ton père ! »
L’homme : Et il ajoutait : « J’ai la haine rien qu’à te voir, je te dis, la haine de ta gueule, la haine de ton image, la haine de toutes vos images, la haine de ton usine à images, la haine de toutes vos images ! La haine, je dis !»
(Un temps)
Il était trop tard. Il n’était déjà plus parmi nous…Il marchait dans des régions de brume où il croyait se reconnaître, il allait dans des villes en décombres dont il ne connaissait pas le nom…
(Un temps)
Il crachait sa haine et levait le poing aussi dur que sa tête, il frappait comme ça…
L’homme : ( frappe dans le vide, frappe, frappe jusqu’à épuisement, comme un boxeur sur le ring )
L’enfant : Vous vous souvenez de moi ?.Vous vous en souvenez ? Vraiment ? Je sens qu’un grand froid m’envahit, après le feu de la colère…Froid.
(Au marionnettiste…)
Et toi, tu t’en souviens ?
L’homme : Qu’est-ce que tu veux, petit ?
L’enfant : Rien, je demande, juste pour voir, juste pour passer la tête encore un peu dans cette histoire…avant qu’on me la coupe…
(Rires. Un temps)
J’aime ce monde où tout est possible…Par exemple…
Je prends ta main (il prend la main du marionnettiste), je la regarde, elle est grande ou petite ?
L’homme : Normale…Enfin, je crois. Oui, normale, c’est ça, ni trop grande, ni trop petite. Comme qui dirait une main bien en main…
L’enfant : Si je la regarde longtemps, c’est là que le plaisir commence : elle enfle, elle grandit, elle remplace toutes les autres mains, elle devient une main…générale… et elle devient alors… une simple image, comme une image de main qui aurait disparu du monde des mains. Une main sans corps, une main sans nécessité de main, une main livrée à son destin de main…générale, coupée du monde, une main enfin qui m’appartient!
L’homme : …laisse ma main…elle t’aide à parler en ce moment…(il manipule)
L’enfant : Ce n’est pas très important une main, puisqu’il y en a deux…Tu peux la couper, la faire fondre, la brûler, la remodeler, la placer dans le Musée des mains, dans la vitrine des mains, dans le magasin des mains, tu peux la vendre comme main de rechange ou de dépannage, tu peux faire de cette main tout ce que tu souhaites…Mais elle m’appartient aussi: juste une image. Il suffit de la regarder longtemps…Ta main, je la regarde et plus je la regarde plus elle m’appartient…
(L’homme retire sa main)
L’enfant : Personne n’a regardé mes mains, ni le reste, personne…Mais chacun s’est servi de moi, sans me regarder. J’ai été mangé à toutes les sauces, dévoré cru aussi, mais on m’a pas regardé…
(L’homme intervient avec vigueur)
L’homme : Du calme, petit, on te regarde en ce moment…A l’instant, tu es important, ta main, tes mains, le reste, toi, tout entier…
L’enfant : Ma tête est lourde, je rêve d’un monde que je ne connais pas, je rêve d’une vie qui n’existe pas pour moi, de quelque chose qui me donnerait de la force et userait ma fatigue…Je rêve et je suis encore plus enfoncé dans ma colère…une lame blanche dans ma colère noire…du fer dans le mou des ventres…un crochet dans la gorge du monde !
L’homme : Petits salopards ! On les laisse faire et il vous arracheraient le bras rien que pour passer un bon moment…Petits salopards…
L’enfant : …de l’acier dans les chairs…
L’homme : J’en ai dans mon quartier qui cassent tout ce qu’ils touchent, le diable en plein travail !
Petits salopards !
(Il frappe)
L’enfant : …des larmes dans le cœur…
(Il frappe)
L’homme : J’en connais aussi qui s’attaquent aux plus faibles, pas à moi, ça, non, ils n’oseraient pas, mais aux plus faibles, vieux et débiles, ils frappent et cognent rien que pour voir comment ça se défait, la vie…Petits salopards !
(Il frappe)
L’enfant : …de la peur jusqu’au plus haut du dos, des sueurs,…
L’homme : Le plus grave, le plus infect, c’est quand ils donnent à toute cette dévastation un air de fête, ils chantent autour des feux qu’ils allument en pestant contre leur misère, ils lancent de l’essence contre les murs des écoles et des hôpitaux, ils violent leurs profs, frappent et crachent, pleurent en crachant et frappant, insultent jusqu’au nom de leur mère et pleurent encore et encore dans des flots de salive…Ils s’en foutent des barrières, des interdits, des barrages contre le mal, ils s’en foutent des écoles, des hôpitaux, des bibliothèques et des asiles, rien de leur échappe, ce sont des barbares, ils frappent là où c’est le plus sensible, ils frappent au cœur de leur propre désespérance, ils tranchent dans la chair de leur propre vie, ils se coupent les bras et les jambes et tombent sur le dos en couinant des injures aux passants…Enfants perdus, pauvres enfants, petits salopards !
L’enfant : Pires que des chiens, pires que des bêtes féroces, abandonnés de tous !
(Un temps)
Ouais, de tous…
(Un temps)
Et rien ne sert de vouloir encore voir en eux l’avenir !
Ils ne pourront rien pour nous, ils détruiront le monde qu’ils ont voulu construire, On ne peut plus rien pour eux…Tant pis !
(Il frappe et frappe, encore et encore)
L’homme : …miserere…
L’enfant : Il me semble qu’on parle de moi…
L’homme: Tout doux, tout doux,…On parle, c’est tout, on dialogue, on échange, on communique…
L’enfant :… c’est l’impuissance des pères qui leur fait souhaiter la mort de leurs fils…L’Ogre, encore et toujours, aux mille visages, aux yeux flambés, aux appétits sans repos…Il dévore, mâche, engloutit, avale, rote et digère notre seul espoir : que tout cela n’ait été qu’une image…
L’homme: C’est notre monde…Détruire ce qu’on ne peut aimer…
L’enfant : Au début, tout était simple, beau, accordé aux couleurs des images. Tout semblait pur et innocent, rien n’encombrait le bonheur des images et c’est ce monde que je j’aimais, le seul que je connaissais, au début.
( Il s’agite, tire sur ce qui le relie au marionnettiste )
L’homme : Les images se sont éteintes.
L’enfant : Et alors, c’est le vacarme et les injures qui envahissent l’horizon, c’est la poisse et les crevures, la merde et le vomi des hommes. Voilà, ce qui a pris place au centre de l’écran…
(Il s’agite de plus en plus fort)
Et moi, enfant…
(Il prend le marteau)
…presque père, bon fils, peut-être, homme jeté dans le brouillard du monde, j’ai pleuré un court instant…Dans les caves, dans les cachettes où je me livre aux sanglots et là, la haine a occupé mon ventre et je suis sorti de ce terrier les yeux fragiles et les épaules nouées. Je suis sorti tout entier habité de force et de crimes. Fallait que ça pète, que le bouchon saute, faut détruire les images!
L’homme : Petits salopards !
Ils sont pires que des chiens, les yeux doux et les dents dures comme des pics enfoncés dans le ventre de leurs parents…
Petits salopards !
La mère : Le temps rétrécit maintenant, il ne reste presque plus rien à jouer, tout est en place pour conclure l’écriture de cette histoire commune…
(L’homme, là, va répéter, à l’infini, sa phrase…)
L’homme : Petits salopards !
La mère : Et l’enfant va l’entendre une fois de trop…
L’homme : Ouais, petits salopards !
La mère : Et l’enfant va oublier qu’il est un enfant…
L’enfant : Ce n’est qu’une image, l’image de mon père foutu le camp, l’image de moi en tueur de sang froid, l’image du monde qui flambe et se relève à chaque nouvel épisode…
La mère : Et l’enfant déjà pénètre dans le troisième cercle de l’enfer…
L’enfant : Il va dire encore une fois cette phrase, honnie, vomie, crachée et puis reprendre son travail comme si les mots étaient sans effets…
L’homme : Petits salopards !
(L’enfant se saisit du marteau et frappe l’homme d’un seul coup. L’homme chancelle et tombe)
La mère : L’histoire est conclue…
(La lumière baisse lentement. L’homme se relève, reprend la pose)
L’enfant : (qui frappe à nouveau l’homme qui retombe et chancelle comme la première fois) Et l’image de cet homme qui tombe et se relève, se relève et chancelle, aller-retour, arrêt, pause. Tout est terminé, l’image peut vivre sans nous, elle se perpétue, se démultiplie, s’envole dans les voies numériques, se perd dans les réseaux du monde, décolle de moi et je suis ici…
(La lumière se rallume lentement)
…dans les bras de ma mère, engourdi, perdu, retrouvé, confus, peut-être enfin né, perdu à nouveau un marteau à la main, voilà, l’avenir me porte vers vous, le temps rétrécit, ma mère est déjà là, je connais son histoire et celle que vous inventerez pour me faire supporter la mienne, la seule que je connaisse à l’instant, hors mes épisodes qui m’ont fait tant rêver et que vous rebrancherez pour y chercher les signes, l’ombre, l’origine même de ce marteau…
(Un temps. Apparaît le Bouffon)
Bouffon : Erreur, gamin, erreur, je suis quoi, moi, dans cette histoire ?
Je suis quoi, moi, dans ce vaste foutoir ?
Le père ? Que dalle !
Le Bouffon, oui, le foutriquet de Père peut-être mais le Bouffon sûrement et l’homme qui est cassé, là, c’est qui, d’après toi ?
L’enfant : Une ombre, un méchant !
Bouffon (qui l’imite) : Une ombre, un méchant !
La preuve de ton ignominie, gamin, un cadavre, un corps brisé, ton père, qui sait ?
L’enfant : Sa main…Son odeur, sa présence tout simplement, je n’existais plus !
(Il pleure)
Bouffon : Et tu tues, et tu as peur et tu disparais dans ta peur et tu frappes ton ombre paternelle, ton frère, toi-même, peu importe, c’est toi qui vas mourir pendant tout ce temps qui reste, lui, c’est fini…
(Entre une multitude d’enfants, bouches ouvertes)
Bouffon : D’où ils viennent, d’où ils viennent, ces petits salopiots, d’où qu’ils viennent, crédieu ! Des ombres, toujours des ombres, tes frères, toi et tes frères !
(Le Bouffon sort en criant)
Toi et tes frères de sang, de sang, de sang !
L’enfant : Voilà, tout est calme enfin.
Le monde tout autour de moi n’a plus d’épaisseur, plus d’odeur, plus rien qui me rappelle que je vais finir mon éternité avec ce corps brisé enfoncé tout au fond du cœur. On dira de moi que les images étaient terribles…
La mère : Oui, les images étaient terribles…
L’enfant : Les images n’étaient plus que des images et moi, une image collé dans l’image générale, une image, toute petite image…
(L’enfant disparaît dans l’ombre)
La mère : Les images n’étaient plus que des images et lui, une image collée dans l’image générale, une image, toute petite image…
(Elle vient s’asseoir près du public et continue ce bref monologue jusqu’à extinction du plateau)
Ca a continué comme ça plus longtemps qu’on l’aurait cru, d’autres sont venus, révolvers, mitraillettes, fusils à pompe et ont tiré, dans le tas, dans ce doux tas d’enfants, sont repartis à l’instant dans le champ des morts où ils étaient lâchés, certains ont pas pu résister à cette disparition d’eux-mêmes dans le monde des images où ils n’étaient que l’ombre de leurs pères, l’ombre perdue de leurs pères, la petite ombre de ce qu’ils avaient rêvé d’être…
(La lumière tombe et l’enfant se penche lentement sur le corps désarticulé, en silence, et tente de le remettre debout, inlassablement).