La dernière fois que ma mère est morte
Posté par traverse le 7 juillet 2010
Vous ne devriez pas être là, si défaite de ce que vous fûtes dans l’inconscience des chairs. Vous ne devriez pas être là dans ces ristournes de la vie. Vous ne devriez pas. C’est au chevet de votre corps que la maladie s’est assise et c’est ma place aussi.
Souvent elle se moquait d’elle-même, elle faisait dans le vide un cercle avec son doigt et riait. C’était ça, son doigt dans ce cercle parfait, qui la faisait rire, ma mère. Elle montrait alors son ventre et elle riait encore plus fort. Elle tournait son doigt autour de son ventre et elle riait. Tout simplement et parfaitement.
Je ne savais pas ce qui la faisait rire mais je trouvais drôle son doigt dans l’air à tourner. Son rire me glaçait aussi. Je savais que le nœud était là, au centre. Et je savais que l’âge rendait la forme possible, que la vieillesse de ma mère qui semblait si jeune et si veille à la fois, si profondément vieille, d’une vieillesse qui lui tombait dans les talons, dans les caveaux de ses parents ; qui descendait encore plus profond dans le flou de ses croyances, je savais que son doigt en vieillissant trouvait la forme idéale qui allait être la sienne. Chez ma mère, c’était un ventre, une boule, une pierre ronde, une arche, un cancer.
La naissance d’abord. La tienne, dans ce petit village flamand des périphéries. Tu étais de Bruxelles, de ce Bruxelles des banlieues industrielles. Tu as grandi et connu vite la guerre, un voyage au loin dans les Carpates où ton père disparut. Tu étais une jeune fille. Dracula t’avait volé le seul homme que tu aimas du plus profond. Tu l’as aimé dans des mesures qui gênent encore aujourd’hui. Et Dracula s’est régénéré du sang si riche d’un père que je ne connus jamais comme grand-père. La guerre, les V1 et les V2, ta maison explosée pendant que tu étais à l’Ecole de commerce. Des morts tout autour mais personne de ta famille.
Ta mère, ta grand-mère, ta tante, …tout le monde parla longtemps de ce souffle sinistre qui balaya des murs et emporta un toit tout en donnant un semblant de sens à une vie déjà plongée dans les mystères.
Ton père musicien, qui avait sombré dans les vallées humides des Balkans et dont tu avais fait un dieu bienveillant que nous ne pourrions pas connaître, me donnait parfois la nausée… Rien, personne, aucun homme n’arriverait jamais à sa hauteur. Tu croyais en lui, tu l’attendais, tu le voyais dans les figures masculines qui croisent ta vie. Mais les bombes volantes avaient tout emporté, la plupart des photos, ses lettres, tout fut brûlé. Seule sa clarinette échappa au carnage. Tu me donnas son prénom.
Tu m’as toujours gavé de musique, de ton amour de la musique, de tes commentaires à propos des compositeurs que tu aimais et je trouvais ça aussi lourd qu’une oie doit trouver la nourriture qu’on lui enfonce dans le gésier. J’avais le foie gonflé par Sibelius, Beethoven, Mozart, Gluck et ces âneries viennoises dont tu raffolais. Je n’en pouvais plus de cette sombre musique qui m’arrachait à mon époque et à ma génération. Je voulais du rock, les Rolling Stones, les Beatles, pour pouvoir choisir mon camp. J’avais Dalida, Petula Clark, les Compagnons de la Chanson et le Chœur de l’Armée rouge !
Ton mariage suivit la Libération mais ton cœur était toujours dans la Transylvanie cruelle. Ton mari, qui devint mon père tentait de faire bonne figure mais peu à peu son cœur se durcit pour résister à l’appel de la lointaine forêt assassine que tu entonnais à la moindre occasion. Ton mari était vivant, avait son poids de misérables courages et médiocrités et ne faisait pas le poids même taillé comme un colosse.
Je naquis dans le mitan du siècle, puis ma sœur quelques années plus tard. La famille était au complet, la reconstruction commençait, la Bataille du Charbon allait bon train, les immigrés arrivaient en masse d’Italie et les Polonais déjà dans le fond les accueillaient en wallon, la seule langue que le peuple du noir et des grisous parlait vraiment. Ces boyaux de carbone étaient la garantie de notre richesse qui croissait dans un rythme congolais. Ici, dans la fosse, c’était la houille, là-bas, le cuivre, le manganèse qui relayaient le caoutchouc ancien. Ça bossait dur pour que j’arrive au monde !
J’ai grandi, j’ai appris à me méfier de tes souvenirs roumains, je me suis détourné de toutes les musiques avant d’aimer vraiment pour la première fois, à trente ans. Avant, c’était des aventures désespérantes pour tenter de m’éloigner de toi et de ce père si encombrant. Les femmes m’aidaient à survivre et je leur trouvais une grâce dont tu dus certainement bénéficier un jour mais elle tourna comme le lait et de cette fée originelle tu ne gardas longtemps pour moi que les traits sans plus rien de la légèreté des magiciennes.
La musique est revenue grâce aux voyages que je fis au plus loin des frontières de la tribu dont tu étais issue. Là, je ne risquais pas de te retrouver, j’étais hors d’atteinte et j’écoutais enfin des voix sans craindre pour ma vie.
J’ai été père aussi, un père sans envergure, par nécessité. Mais les années ont affermi en moi un amour des petits, des enfants, du fragile et plus tard des vieux que j’ai tant de bonheur à voir entourés d’enfants. C’est peut-être dans ces relations que la seule clé du bonheur réside. Les enfants et les vieux n’ont rien de commun avec le monde. Pour diverses raisons, je m’en souviens très bien, et mon enfance est en train de rejoindre déjà une jeune vieillesse, c’est dans ces moments que je peux sentir l’arc d’amour entre un jeune temps et son extrême et que je perçois une minuscule raison de vivre prendre pied.
La vie est passée comme une flèche, elle a transpercé le torse de mon père et vient de terminer sa course ici dans ton corps si las et trop encombré de tuyaux et de sondes. Tu tressautes parfois, tu toussotes, tu gémis, tu miaules, tu grognes, tu radotes, tu exploses en roulements de pets, tu vagis et tu ronfles. Les médecins passent, relèvent les derniers paramètres de la vie qui hésite en toi : ta température, ton pouls, …
Tes rythmes cardiaques s’affichent sur l’écran que je scrute avec de plus en plus de lassitude, j’entrevois la ligne droite, le trait final et je m’y fais assez facilement. Ce tracé létal sera la dernière forme que la vie aura construite à partir de toi. Le cercle se dessoude et se déplie lentement dans ce lit de souffrances et de sueurs.
De cette ultime forme que l’écran révélera peut-être au cœur de ton sommeil, je me prépare à en poursuivre le dessin. Ma figure tourmentée se défait peu à peu et j’entrevois déjà la grande apnée que sera probablement mon dernier souffle, avant de tout livrer à l’azur infini et de rejoindre ainsi les particules anciennes qui émergèrent de la première déflagration.
Sur toi, un frisson de feu vague jusqu’aux cercles du sang, puis vient la saison éteinte du poème, de tous les poèmes que j’écrirai encore en pensant à toi et en me préparant à aller, allongé dans tes traces. Rien ne subsiste de ta robe ancienne que l’entrelacs des tissus et des mots et nous étions de féroces adversaires…
Lentement la leçon d’anatomie arrive au terme où tout se noue en toi et flotte et cristallise, tu espères échapper enfin à ton sens de la géographie, tu connais tes sources, tes cascades, tes estuaires, tes terrains d’assèchement, tes gorges, tes remparts mais plus rien ne te retient. Tu abordes une autre terre où je te vois hésiter à poser le pied, tu cherches un point d’appui qui te rassure, et de ce premier affleurement tu pourras te consoler et accéder définitivement aux territoires innombrables où tu rêvais d’aller.
Le temps est arrivé, la barque qui te portait se défait de toutes parts et la seule cargaison que tu vas déposer est la vie qui t’a tenue ici pendant quelques instants que je partage encore. Le tutoiement n’a plus de raison d’être, je vais vous vouvoyer et vous rendre cette dignité du nom de mère que j’ai tant et tant combattue.
Ma mère, vous, qui m’avez délié de mon premier souffle,
Dans l’effondrement de l’âge primitif,
Cerclée du premier chahut de mes cris et lamentations
Ma mère, Qui m’avez appris le langage des hommes,
Des barbares et des animaux de proie,
Ma mère, aux bisons déjà morts,
Foudroyés dans leur dernière charge,
Vos beaux bisons sanglants et chauds,
Ma mère, je coule,
Entraîné dans le gouffre terrible
Où je vais repasser une dernière fois,
Les pieds arrachés par le fond noir et froid
Et connaître sur ma gorge la lame de l’effroi,
La suffocation où tout se confondra,
Je connaîtrai une dernière fois vos chansons, vos airs,
Vos prudences et vos autorités,
Je connaîtrai aussi, une dernière fois, l’animal gavial de vos cuisses,
Vos belettes et vos renards d’argent,
Vos troupeaux cendrés, les vols de perdrix qui caressent votre ventre,
Tout votre jardin d’ombres et d’odeurs sucrées,
Et je pourrai chanter cela une dernière fois,
Je pourrai dire n’importe quoi,
Je pourrai ne plus prendre garde,
Enfin ne plus prendre garde,
Je pourrai chanter sans craindre de chanter pour rien
Car vous aurez été trop tard celle qui m’aura dit qu’elle ne cesserait
De m’écouter, de me bercer, de me digérer une fois encore
Malgré la grande, la très grande colère qui raidissait ma vie,
Et que vous punissiez mais
Vous étiez aussi celle qui accueillait mes jeux d’enfant,
Mes crimes d’apprentissage,
Mes vertus passagères, mes envols nocturnes,
Mes trahisons, mes complots vengeurs, …
Je suis un des guerriers qui vous pleureront un jour
En se frappant le tambour de la poitrine,
Ma mère, vous voilà dans le deuil aujourd’hui du héros
Que vous rêviez pour fils,
Héros d’un seul exploit, cette malédiction, pure malédiction
Que je vais devoir apprendre à supporter,
Héros d’un seul voyage, aux escales qui ont noms de fatigue,
De peur, de faim, de soif et de misère,
Cette malédiction que vous m’avez cachée
Dans ce temps très court qui a été celui
De mon enfance, temps des mensonges,
Des beaux, des grands mensonges, du théâtre,
Dans l’ombre de vos robes, de votre parfum, et de votre beauté,
Comment jouer cela ma mère alors que je me noie ?
Vous disparaissez ma mère,
Des voiles tombent dans la plus grande douceur,
Voiles silencieux et sombres
Jetés devant mes yeux, vous disparaissez déjà,
L’eau gonfle enfin le dernier sac,
Remplit ce lac au centre de vous-même,
Franchit les ultimes frontières,
De l’air et du souvenir
De Vous,
De votre voix entonnant vos plus beaux chants,
Vos plus douces chansons,
Ce souvenir de Vous,
En sueur alors que le travail arrive à terme,
Que vous avez poussé une nouvelle fois en vous
Une goulée d’air sec et vibrant,
Que votre corps a arraché le monde à sa contemplation
Une fois encore,
Et votre fils poussant la tête,
Les épaules, le corps et les jambes
Dans le flot de ces humeurs fumantes,
Votre fils s’est mis à crier enfin
La vie avait pris possession entièrement de lui,
Il avait subi la première invasion
La plus terrible,
La plus définitive,
La plus effroyable
Qui est de chasser cette eau primordiale
Des poumons qui se sont déployés comme une voile sous le vent
Et d’apprendre peu à peu à parler
Pour remplir de l’effusion des mots
Le vide que vous avez creusé en lui,
Votre fils condamné,
Cet ancien marin qui rêve chaque nuit
De retourner dans la première barque,
Je suis le dernier qui vous parle,
Vous mourrez dans l’écume, les frémissements, les secousses
Et le grand blanc, enfin.
Vous êtes morte tant de fois que je ne les compte plus. Vous avez dispersé votre mort tout à l’entour de vous, en entraînant un peu de votre fils dans ces funestes désirs. Je vous abandonne donc ici. Pour un temps. Votre garde-robe de printemps était prête mais l’hiver vous emporte.
Quand vous serez au pied d’une ombre qui ne vous inquiètera plus, que vous serez dans un instant avant un autre, que vous direz le temps du long silence qui vous précède et que vous suivez scrupuleusement depuis jamais, que vous ferez des choses si petites que vos doigts ne peuvent les toucher ni peser ce qu’elles valent, vos mains sont si légères maintenant que rien ne peut les tenir en place, elles sont loin déjà dans le souvenir qui envahit sans cesse vos caves temporales, elles posent sur les ombres des touchers amicaux et vous allez, emportée dans de vastes endroits qui sont des villes, des chambres et des amours que vous avez laissés dans des histoires communes quand vous alliez encore dans des romans et des images, convaincue de ne rien y comprendre.
Quand vous serez éparpillée dans des choses vues et que vous n’aimez voir, que votre tête tombera dans le soir qui n’en finit de s’installer alors que vous ne quittez l’aube des yeux, que le livre que vous lisez vous échappe plus longuement qu’hier, que votre voix a des secousses rauques que les enfants entendent avec l’étonnement des premières pudeurs, qu’ils se taisent et se disent des choses que vous avez peut-être oubliées, que des indifférences vous submergent soudain alors que vous pensiez à vous, au monde que vous pesez déjà entre vos doigt, quand vous serez…
Version du texte en livre numérique Calameo à feuilleter à l’aise:
http://fr.calameo.com/books/000065005dd6bff35199f
Une vallée de larmes ,un gouffre de regrets et finalement la seule qui comptera jamais : la mère éternelle .
Pauvre commentaire face à ce texte abyssal .
Une complainte magistrale !
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