Revue Moebius Dignité/Intégrité

Posté par traverse le 28 novembre 2010

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http://www.revuemoebius.qc.ca/

Chaque automne, la ville de Joliette accueille l’événement littéraire Les Donneurs. Amorcée il y a 10 ans et animée depuis par Jean Pierre Girard, cette manifestation propose, entre autres, des foyers d’écriture publique où l’on fait appel à des écrivains qui vont rédiger, à la demande de particuliers, lettres et autres textes de circonstances. Ce projet vise à instaurer un autre rapport entre l’écrivain et le public que l’habituel face à face pour une signature derrière un pile de livres et à rappeler que l’écrivain est d’abord, comme tout un chacun, un citoyen dans la ville.

L’événement Les Donneurs est complété par une série de conférences dont le thème est annoncé une année à l’avance. Il s’agissait, à l’automne 2008, de la «Dignité» et, en 2009, de l’«Intégrité». Après les numéros 110 «Compassion» et 118 «La bonté», Mœbius accueille de nouveau plusieurs de ces conférences qui forment le noyau de son numéro 126 «Dignité /Intégrité».

En tout état de cause, il faudrait s’interroger sur les raisons — ou leur absence — qui ont fait que si peu de philosophes, si peu de penseurs en général, se soient penchés sur ces thèmes de la dignité et de l’intégrité. L’une et l’autre, fût-ce à des degrés divers, habitent chaque être humain. La leçon de ce numéro de Moebius sera sans doute que l’homme est trop petit, dans son individualité, pour se voir analysé en détail intime et trop grand, dans son monde, pour prendre en compte la force de ses échanges, de sa vie courante.

(Extrait du texte de présentation de Jack Keguenne)

Avec des textes de:
Alain Beaulieu, Claudine Bertrand, Josée Bilodeau, Mario Boucher, Jean-Paul Daoust, Jean-Marc Desgent, Louise Dupré, Marie-Ève Fortin, Micheline Lanctôt, Aude Maltais-Landry, Yannick Marcoux, Colette Nys-Mazure, Diane Régimbald, Bruno Roy, Anne-Marie Saint-Onge André, Marc Simard Nataren, Daniel Simon, Marcel Sylvestre, Vincent Tholomé, Dany Tremblay.

Lettre à un écrivain vivant:
Jean Pierre Girard écrit à «un écrivain vivant

Un extrait de mon texte La dernière fois que ma mère est morte:

Vous ne devriez pas être là, si défaite de ce que vous fûtes dans l’inconscience des chairs. Vous ne devriez pas être là dans ces ristournes de la vie. Vous ne devriez pas. C’est au chevet de votre corps que la maladie s’est assise et c’est ma place aussi.

Souvent elle se moquait d’elle-même, elle faisait dans le vide un cercle avec son doigt et riait. C’était ça, son doigt dans ce cercle parfait, qui la faisait rire, ma mère. Elle montrait alors son ventre et elle riait encore plus fort. Elle tournait son doigt autour de son ventre et elle riait. Tout simplement et parfaitement.

Je ne savais pas ce qui la faisait rire mais je trouvais drôle son doigt dans l’air à tourner. Son rire me glaçait aussi. Je savais que le nœud était là, au centre. Et je savais que l’âge rendait la forme possible, que la vieillesse de ma mère qui semblait si jeune et si veille à la fois, si profondément vieille, d’une vieillesse qui lui tombait dans les talons, dans les caveaux de ses parents ; qui descendait encore plus profond dans le flou de ses croyances, je savais que son doigt en vieillissant trouvait la forme idéale qui allait être la sienne. Chez ma mère, c’était un ventre, une boule, une pierre ronde, une arche, un cancer.

La naissance d’abord. La tienne, dans ce petit village flamand des périphéries. Tu étais de Bruxelles, de ce Bruxelles des banlieues industrielles. Tu as grandi et connu vite la guerre, un voyage au loin dans les Carpates où ton père disparut. Tu étais une jeune fille. Dracula t’avait volé le seul homme que tu aimas du plus profond. Tu l’as aimé dans des mesures qui gênent encore aujourd’hui. Et Dracula s’est régénéré du sang si riche d’un père que je ne connus jamais comme grand-père. La guerre, les V1 et les V2, ta maison explosée pendant que tu étais à l’Ecole de commerce. Des morts tout autour mais personne de ta famille.

Ta mère, ta grand-mère, ta tante, …tout le monde parla longtemps de ce souffle sinistre qui balaya des murs et emporta un toit tout en donnant un semblant de sens à une vie déjà plongée dans les mystères.

Ton père musicien, qui avait sombré dans les vallées humides des Balkans et dont tu avais fait un dieu bienveillant que nous ne pourrions pas connaître, me donnait parfois la nausée… Rien, personne, aucun homme n’arriverait jamais à sa hauteur. Tu croyais en lui, tu l’attendais, tu le voyais dans les figures masculines qui croisent ta vie. Mais les bombes volantes avaient tout emporté, la plupart des photos, ses lettres, tout fut brûlé. Seule sa clarinette échappa au carnage. Tu me donnas son prénom.

Tu m’as toujours gavé de musique, de ton amour de la musique, de tes commentaires à propos des compositeurs que tu aimais et je trouvais ça aussi lourd qu’une oie doit trouver la nourriture qu’on lui enfonce dans le gésier. J’avais le foie gonflé par Sibelius, Beethoven, Mozart, Gluck et ces âneries viennoises dont tu raffolais. Je n’en pouvais plus de cette sombre musique qui m’arrachait à mon époque et à ma génération. Je voulais du rock, les Rolling Stones, les Beatles, pour pouvoir choisir mon camp. J’avais Dalida, Petula Clark, les Compagnons de la Chanson et le Chœur de l’Armée rouge !

Ton mariage suivit la Libération mais ton cœur était toujours dans la Transylvanie cruelle. Ton mari, qui devint mon père tentait de faire bonne figure mais peu à peu son cœur se durcit pour résister à l’appel de la lointaine forêt assassine que tu entonnais à la moindre occasion. Ton mari était vivant, avait son poids de misérables courages et médiocrités et ne faisait pas le poids même taillé comme un colosse.

Je naquis dans le mitan du siècle, puis ma sœur quelques années plus tard. La famille était au complet, la reconstruction commençait, la Bataille du Charbon allait bon train, les immigrés arrivaient en masse d’Italie et les Polonais déjà dans le fond les accueillaient en wallon, la seule langue que le peuple du noir et des grisous parlait vraiment. Ces boyaux de carbone étaient la garantie de notre richesse qui croissait dans un rythme congolais. Ici, dans la fosse, c’était la houille, là-bas, le cuivre, le manganèse qui relayaient le caoutchouc ancien. Ça bossait dur pour que j’arrive au monde !

J’ai grandi, j’ai appris à me méfier de tes souvenirs roumains, je me suis détourné de toutes les musiques avant d’aimer vraiment pour la première fois, à trente ans. Avant, c’était des aventures désespérantes pour tenter de m’éloigner de toi et de ce père si encombrant. Les femmes m’aidaient à survivre et je leur trouvais une grâce dont tu dus certainement bénéficier un jour mais elle tourna comme le lait et de cette fée originelle tu ne gardas longtemps pour moi que les traits sans plus rien de la légèreté des magiciennes.

La musique est revenue grâce aux voyages que je fis au plus loin des frontières de la tribu dont tu étais issue. Là, je ne risquais pas de te retrouver, j’étais hors d’atteinte et j’écoutais enfin des voix sans craindre pour ma vie. »

Le texte en version numérique Calameo: Copier-coller, cliquer:

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