
Je n’ai confié aucun secret sinon une chanson énigmatique. Nord ! La vie s’y tord en arbres forts,
et tors. La vie y mord, la mort à belles dents quand bruit le vent.
Apollinaire.
Est-ce la Belgique qui imprègne tant Daniel Simon et ses textes brefs évoquant un quotidien nuageux comme autant d’escales à vivre, à fuir, appellent au souvenir ? Cette terre semble être un tremplin vers un monde ouvert (dé)voilé, où le bruit des voitures, le claquement des portières, la bousculade des fantômes — d’amours perdus ou de chers disparus — éclaire soudain la brume qui emprisonne un monde cosmopolite, rassemblé dans un doux crépitement mélancolique. À pas lents, Daniel Simon marche en rêvant sur la crête des connivences, le poids des kilomètres n’allégeant en rien sa peine ni son désir d’appartenir, d’être pleinement vivant. Il nous invite à un voyage assis à sa table de travail pour un voyage debout dans les allées du mal et de la beauté, celles d’une humanité trop souvent bafouée, qu’il aime, malgré.
L’homme a décidé un jour « de rater sa vie pour mieux pouvoir l’écrire, décidant de ne plus grandir mais d’écrire pour tenter d’arrêter « l’agrandissement », l’indifférence du monde à la morale des enfants ». Dans son parc, sur le théâtre des petits gestes, des corps empêchés ou des mots échappés, beaucoup de pluie de vent de ciel, de goutte-à-goutte du temps de silence consolant de douceur de l’enfance, de lumière de détresse de chambre des mémoires et d’intenses instants de bonheur. Le ciel est bleu comme une chaîne de liens dans ces chansons d’amour d’une justesse émouvante que chante en sourdine ce poète lesté de solitude, au cœur d’une foule violentée, aux élans souvent freinés.
Dans la salle d’attente du monde, tel un douanier qui se tient aux frontières comme un ange, Daniel Simon regarde une foule d’innocents et de guerriers aux cris éblouissants ou meurtriers, une multitude d’anonymes qu’il saisit dans le prisme d’une lumière intime, braquant l’objectif sur ce qui l’indigne, l’émeut, le fatigue, le scandalise, le fait aimer, grandir, laissant la lentille faire les derniers réglages poétiques : « Je voudrais tant entrer dans le ciel et me hisser jusqu’au seuil des silences, ne plus apercevoir du monde qu’une lointaine image et j’irai dans les taillis de souvenirs, de rencontres parfaites et de désirs perdus. J’aimerais vivre cette espèce d’oubli qui fait d’un accident une vague ponctuation dans des flux de présent. J’aimerais signer ce bail avec le vague et l’indécis pour connaître le doux ennui des enfants sans avenir. »
Sans pitié chaste et l’œil sévère, tout en poursuivant une belle ombre passagère — tandis que sur sa feuille le jour s’exténue ou s’emporte dans un coup de sang — il mêle grâce au courage lucide car on a poussé trop loin l’art de l’invisibilité et des abus communs, ces passants devenus ordinaires qu’il dénonce et débusque dans les coulisses de ces vies croisées. La franchise et la compassion pour bagage, la recherche furtive d’un accord majeur comme passeport, le peintre esquisse le portrait fugace de quelques étoiles fuyantes adossées au souvenir. Le souvenir, une lanterne de repérage qui sert à pointer la nuit du jour, un véritable cor de chasse qui résonne dans ce journal poétique chantant le voyage d’une géographie humaine campée dans un présent où l’ombre du temps précède et poursuit l’avenir en une belle ritournelle.
Le mystère en fleurs s’offrant à qui veut le cueillir, la beauté s’offre comme en écho à l’éphémère avant de s’évanouir dans le silence de ces pages pleines de chuchotis émouvants : « La lumière s’est éteinte au milieu d’une phrase et le mot coquelicot m’est resté en travers du clavier, il n’y avait que la nuit et les pétales rouges qui fanaient et que je ne parvenais à cueillir tant le noir était vacillant dans cette teinte sonore comme un coq qui a raté l’aube et s’en va dans la paille et le renoncement du chant. » Le lecteur assiste à un festin éclairé a giorno où les yeux sont des feux mal éteints, où les cœurs bougent comme les portes, où l’on mesure l’écart en soi et le temps de nos urgences, où l’on tente d’apprivoiser l’absence, ne sachant s’il faut se défaire de la colère qui nourrit (« peinant à vivre dans ce temps qui se moque des doutes, des vagues et des fantômes ») autant que le centre d’un sourire — le lecteur devinant la paix désirée qui tapisse un front pensif d’enfant heureux devenu grand malgré lui.
Dans le labyrinthe des énigmes existentielles et comportementales où Daniel Simon nous entraîne, une certitude demeure : sa prose poétique rend plus dense la houle des matins sombres, plus riche les cailloux blancs abandonnés sur la berge par le ressac de ses pensées. Elle ralentit superbement le bruit du temps car même si l’écume des jours nous glisse entre les doigts, son image floue, encombrée de tant de promesses, de tant de vœux et de tant d’espoirs bricolés, est source de bien des émois. La veilleuse de l’adulte un brin consumée, l’âme peut-être apaisée comme un midi d’été, Daniel Simon marche probablement vers d’autres horizons, nous rendant à nous-mêmes, à nos vastes interrogations qui continueront d’errer dans les allées de son parc peuplé d’une ribambelle de mains tendues, violentes, brutales ou désirantes, les mains d’une humanité fragile et complexe qui, tel le silence parfois, semblent hors de portée mais demeurent bien souvent pleine de charme et d’espérance : « de la lumière et un cœur plus léger suffisent à soulever le monde à hauteur des miracles ».
Pascale Arguedas
http://calounet.pagesperso-orange.fr/resumes_livres/simon_resume/simon_parc.htm