Face à face

Posté par traverse le 23 décembre 2011

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Photo Laurence Biron

Il semble que ça a commencé comme ça…

Les histoires se mêlent pour n’en plus faire qu’une, une sorte d’histoire générale où nous jouons les figurants intelligents, quelques mots de-ci de-là, des enfants, des maladies, des espérances somptueuses, des amours trop courts et hop, l’histoire générale est en nous. Nous sommes des transporteurs.

Parfois on dit de lui « Il a voyagé, dispersé sa vie aux alentours de ce qu’il ne parvenait à saisir… », parfois: « C’est un homme d’équilibre et de plein exercice…», parfois encore : « Il a beaucoup donné et peu attendu en retour », enfin, et c’est plus rare : « Un vrai salaud, il n’a eu que ce qu’il méritait »…

Et le temps passe, quelle que soit notre épitaphe. La course a ralenti.  La peur de mal finir nous tient à la gorge depuis toujours, la peur de finir là, dehors, dans le vent et la pluie, sans autre forme de procès que la nécessité et la vitesse du temps.

Il est chaque jour un peu là, dehors, dans cette pluie qui tombe si souvent où qu’il aille. Le vent frappe les vitres de son appartement, la pluie glisse lentement dans des illusions de tempête marine et il regarde ce dehors qui l’effraye et qui le force à se relever, chaque jour, à ouvrir une fois encore la porte et à sortir.

Il cherche à faire le compte de ce qui le jette à terre depuis le début. Peut-être, cette pauvreté qui se referme en lui n’a d’autre choix que de se cramponner aux terreurs communes. Elles le feront vaciller longtemps avant de l’amener à choisir un soir sa façon de tomber.

Il note parfois ce qui l’intrigue dans cette chute. Il se remémore, il enregistre, il capte, il tente d’enrayer la logique des images, il bouscule les scénarios simplistes, il cherche des erreurs de composition, il fabrique des théories fumeuses, il prend des poses devant l’inattendu qui vient, il explore ce qu’il ne fait qu’entrevoir et qui se rapproche, il tente de comprendre.

Ce sont ses notes ici rassemblées qui ont projet de circonscrire la Bête dans tous ses états. Mais il la sait subtile et toujours prête à se défaire des plus forts liens.

Qu’importe, il faut y aller et tenter de ne rien soustraire au décompte mais aussi loin qu’il se souvenait, il se rappelait les larmes.

 

Il y a donc …

 

Les pauvres qui baissent la tête à la file au Centre public d’Aide social et ceux qui la relèvent dans le même lieu, les pauvres qui ne se montrent pas comme tels, les pauvres qui en remettent de saleté et de dégoût d’eux-mêmes, les pauvres qui nous rabattent le caquet de leur noblesse mesurée, les pauvres qui trainent la patte parce qu’ils ne savent plus que c’est une jambe qui les porte, pauvres d’esprit, de corps, de biens et de maison, pauvres de colère et de miséricorde, pauvres de pardon et de justice, pauvres de haut et de bas, de brève fin du jour et de nuit enneigée, pauvres d’horizons rétrécis et de ciels absents, pauvres de toutes sortes et de toutes couleurs, pauvres pères, mères et enfants, pauvres d’hier et d’héritage, pauvres sans merci ni soupçons, pauvres soudains et pauvres de longue haleine, pauvres rêvant du passé des autres et se vautrant dans le présent des absents, pauvres silencieux et pauvres dans la répétition discrète des sanglots, pauvres indiscrets et pudiques, pauvres puants et pauvres javellisés, pauvres excédentaires et pauvres résiduels, pauvres statistiques et pauvres ergonomiques, pauvres soucis pour les moins pauvres et pauvres gens pour l’ordinaire.

Ni haleine, ni souffle ni sourire, ni fleurs aux lèvres ni brindilles qu’ils mâchent, ni dents, estomac et bientôt ventre, ni jambes, ni bras, ni peau, ils marchent sans aller et vont où ils marchent sans le goût d’un retour, d’un endroit, d’une chose laissée et qu’ils voudraient saisir, ils n’ont langage ni paroles d’échanges, pauvres de froid et de chaleur, pauvres de caresses et de touchers légers, pauvres de confiance et de regards, pauvres du peu et en deçà, pauvres de mer qu’ils ne peuvent boire et de montagne qui les écrase, pauvres de livres et d’images aimées, pauvres de musique douce et de chants rassembleurs, pauvres d’embrassades et de fraternités, pauvres sans dieu et pauvres de dieux tout aussi pauvres, pauvres, il leur faudrait pour ne plus l’être, peut-être, une des ces choses ou plusieurs, on ne sait ce qui comble la peur des pauvres ou celle de ceux qui ne le sont pas encore :

-         une chanson qui revient le matin

-         un tablier pour la cuisine des amis

-         un mouchoir blanc pour ne jamais s’en servir

-         des allumettes au fond d’une armoire haute

-         des sous pour les courses demain

-         du miel en cas de rhume

-         du rhum aussi si la toux est mauvaise

-         des draps bien repassés dans le fond d’un placard

-         chemises et pantalons

-         jupes et collerettes blanches

-         bas et chaussures sans talons

-         escarpins pour le soir et cape pour le gel

-         écharpe et gants au cas où

-         cartes postales et lettres parfumées

-         un lit et un édredon de plumes

-         du sel et du poivre pour la soupe

-         du sucre pour les gâteries

-         une haleine de femme

-         une barbe d’homme bien rasée,

-         une longueur d’avance

-         des nuits d’une seule traite

-         un médecin au cas où

-         des livres, parfois, ça peut servir

-         du vin qui ne griffe pas la gorge

-         des nouvelles qui ne font pas frémir

-         des trains sans qu’on doive y sauter

-         des flics qui se penchent vers vous

-         des enfants qui passent sans vous voir

-         des pestes qui ne vous touchent plus

-         des foulards rouges en souvenir

-         des photos de la mer l’année dernière

-         des senteurs de santal et choses inutiles

-         des promesses tenues et d’autres oubliées

-         des jeux d’ombres à la tombée du jour

-         des siestes que ne rien ne vient éteindre

-         du pudding et toutes ces choses oubliées

-         des mots croisés dans la salle d’attente

-         des femmes qui passent dans la vitrine soudain

-         des voitures qui klaxonnent en avant des mariés

-         des voisins qui s’en vont en vacances chaque année

-         un chien qui jappe en vous voyant au loin

-         des pièces retrouvées dans une poche de manteau

-         un merci qui vient comme une flèche

-         une nuit de décembre plus longue que les autres

-         et le jour qui s’y met, un peu plus chaque jour, à relever la tête

-         …

Affaire réglée, je suis un lieu commun, une histoire courte dans un passé récent, une géographie plane dans un paysage sans accidents, une parole vive dans un silence ardent, affaire réglée, je suis un corps embrouillé d’organes et de flux déraisonnables, une épopée dans un temps sans histoires, une vague perdue dans ses remous, le dommage collatéral d’une lignée enfouie dans des gènes dispersés, affaire réglée, je suis un lieu commun, pas un cliché, pas une chose indistincte emportée dans un temps soumis à la durée, un lieu commun, une zone affranchie de ses frontières anciennes, un passage obligé pour rejoindre le peu d’humanité que je crois préserver dans des allures altières, une histoire de peu et souvent de très peu, une balise enfoncée dans un vide affiché, affaire réglée, je suis l’annoncier de tout ce qui se confond avec tout, ou le contraire, l’important, c’est le contraire de tout, qui permet le débat, l’esprit, le dialogue, le destin et cette chose infime que l’on croit deviner dans l’œil des lieux communs, uniques et bien centrés les yeux, les yeux qui laissent croire qu’ils sont des miroirs ou des tiroirs, de l’âme ou bien de lames, je ne sais que dire de commun qui réunisse les signes distinctifs du lieu commun, si ce n’est qu’ils vont seuls, convaincus d’être seuls, attentifs à cette solitude plénière qui est le caractère parfait du lieu commun, …

Et pendant ce temps, les autres ne cessent de s’agripper aux trains d’atterrissage des avions, de se réfugier dans les soutes des navires et des camions transporteurs…Des familles arrivent dispersées et vivent dans des conditions de clandestinité qui ne cessent de moudre dans le cœur des hommes, ce qu’il y a de plus ancien : l’évidence d’être chez soi.

Hier, des personnes, une centaine, jeunes, vieilles, attendent devant l’Office. Le personnel rentre de congé et la journée sera longue : tant de noms à épeler, de vies à résumer, de réponses à répéter sans fin.

La journée a été longue, comme prévu, suffit comme ça. Le froid tombe sur le trottoir un peu plus durement que sur les toits des immeubles voisins, il saisit  les mains et les pieds des personnes, une centaine encore, jeunes et vieilles, pour rebondir, en bout de course, sur les visages calfeutrés derrière des écharpes et des bonnets bariolés. Des tentes dressées par l’armée pour abriter les files congelées ont été démontées pour la nuit, suffit comme ça.

Des militaires et le personnel administratif se hâtent de rentrer à la maison, la journée de demain est capitale, c’est le dernier jour d’enregistrement des réfugiés candidats à l’aide sociale.

La nuit est longue, on bat du pied, on se file des adresses, on traduit l’espoir du voisin à voix basse. Il suffit de patienter quelques heures encore et bientôt ils remonteront les tentes. On pourra se reposer en attendant d’être appelé.

Les uns et les autres se regardent sans se comprendre.

Alors ils échangent des phrases rituelles : le nombre de viols, les violences de tous ordres passées dans les récits attendus, des catastrophes sans fin parfois incontrôlables, des mensonges pour dire le pire à celle ou çà celui qui ne peut l’entendre même s’il le veut. Tout est trop fort, mensonges et vérités. Tout basculera quand ils s’écouteront.

Alors on balbutie des programmes, des urgences, des discours, des aides coordonnées, des emplâtres, des drames, des impasses, des colères rentrées.

Des mondes face à face.

Daniel Simon

Décembre 2011

 

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