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Maroc 2012/La parole errante

Posté par traverse le 10 octobre 2012

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DABA Maroc 2012 – A propos de la littérature orale du Maroc…

 

La parole errante

 

« Tous les pays qui n’ont plus de légende seront condamnés à mourir de froid »

Patrice de la Tour du Pin.

 

Dans le langage commun, « on mène  sa vie », d’un terme à un autre, comme si, d’une main habile, on faisait prendre à cette étrange et singulière histoire qui se démène là, au bout du filin que l’on tient fermement, les tours et contours de nos désirs et de nos volontés. C’est ce que l’on dit, c’est ce qu’on feint d’entendre et c’est ce que nous ne croyons pas  totalement.

Cette expression, « mener sa vie » est plus une prédiction qu’un constat : une nouvelle tentative pour conjurer le sort de l’impuissance humaine. Et que « ce soit écrit » ou non, que nous nous pensions libres ou non d’aller et de faire, d’être et de vivre ce que nous pensons et décidons, nous savons, où que nous soyons, que le récit de cette vie dira tout autre chose que le vécu de celle-ci.

Le récit ne sera pas le fidèle géomètre des déplacements et des impasses d’une existence mais plutôt le tissu dans lequel des fils, les nôtres et ceux de tous, s’entremêleront et se resserreront au fur et à mesure du tissage que nous appelons la vie.

Les histoires de chacune et chacun s’emplissent d’échos, de redondances, de similitudes et, au bout du conte, se démarquent par une étrange et radicale différence : la façon de la mettre en récit et, si l’occasion se présente, de le faire entendre ou lire.

Cette transmission est le moteur des peuples, la vitalité des générations reliées. Il nous importe en permanence de faire entendre les péripéties, de les mettre en scène, de les rappeler à la mémoire commune, de les esquisser parfois pour passer soudain à autre chose et de les relier enfin à une autre histoire, une  sorte « infra-histoire », , plus intime, plus ancienne, plus floue, le récit que nous nous inventons dans le cadre du récit de la tribu…

Ce passage de l’intime au collectif, dans l’expérience du récit est ce qui nous fonde et nous instruit des errances obligées de chacun,

Les itinérances des sujets, des personnages, des héros que nous sommes à nos yeux dans ce double récit (intime et collectif) ravivent sans cesse la mémoire collective et modifie en permanence, rendent donc vivante, la narration qui nous tient debout.

Ce que nous entendons, lisons, partageons n’est qu’une part exhibée, que nous allons dilater, transformer, déplacer (itinérance encore) vers ce que avons comme récit intime de l’expérience du monde. Et c’est réappropriée par le lecteur ou l’auditeur dans cette relation au « texte » (écrit/oral), ce partage de la parole livrée au contexte (l‘auditoire), que la narration  nous relie et nous fait signe. Nous avançons alors dans l’espace et le temps, cousus de récits et, d’une certaine façon, protégé par eux.

Chacune et chacun se met en mouvement, s’approprie, détourne, agence, difracte, assemble et raconte ce qu’il a cru entendre, en écho à un récit intime, souvent informe et flottant en nous.

Lorsque les récits collectifs s’appauvrissent ou disparaissent, nous sommes livrés, orphelins, sur une banquise en déroute, voguant ensemble dans l’horizon des glaces ou des rives lointaines et disloquées. Les écrits collectifs sont des liens qui font une mémoire dans laquelle nous logeons nos propres itinérances qui renforcent certains traits communs tout en en dégageant de nouveaux assemblages.

Le dit et l’écoute, l’entendu, le perçu, le vécu et le remémoré font en permanence la trilogie forte de cette germination. Ces itinérances sont des façons de « changer d’endroit », de se situer dans un espace d’écoute autre, de se mettre en jeu et de se servir du « jeu » (comme on parle d’un jeu dans une mécanique usée) des oublis fragmentaires (ou des dénis historiques, des trous de mémoire liés aux catastrophes, par exemple…).

La relation intime au récit  ne traduirait donc pas un territoire privé mais plutôt une chambre d’échos qui nous laisse entendre ce qui ne peut être dévoilé ou mis à jour collectivement et cependant structure en nous toutes nos perceptions et relations aux autres.

Nous allons alors dans des chemins imprévus, dans des lieux qui sont la marge du récit, l’endroit où les choses adviennent hors les stéréotypes ou les lieux communs.

 

Dire en peu de mots

Le proverbe est probablement la forme la plus courte du récit. Lapidaire, en référence à un patrimoine culturel précis, il s’élargit dans la conscience commune du conte ou de la légende.

Ces récits (je parle ici des contes et légendes) sont en général des textes nus, prêts à accueillir le lecteur et la voix qui les déplieront à nouveau dans la grande oreille du monde.

Ces paroles errantes, dispersées, en partie perdues, inachevées, rapatriées d’urgence de la mémoire des pères dans celles des filles et des fils est un phénomène que le philosopheWalterBenjamin a longuement étudié depuis les années trente et principalement mis à jour dans « Le Narrateur ».

 

Que raconter et à qui ?

Dans le « Narrateur »[1], Benjamin commence son texte par :  « Nous vivons un temps où les hommes ne savent plus raconter ni écouter des histoires ». Il écrit à la même époque son fameux texte « L’art à l’ère de la reproductibilité technique » qui laisse entendre que les chants de la mer et de la terre, qui avaient toujours été la matière narrative qui reliait et divisait les hommes, n’étaient plus vivants et donc expansifs. Ils ne se nourrissaient plus du fait d’être sans cesse racontés et transmis dans leur éternelle transformation.

Le disque, la radio, les enregistrements, le cinéma et bientôt la télévision et Internet sont venus, dans la glaciation des modèles (chaque type narratif est écrasé par un mode narratif mondialisé) distraire les hommes de l’écoute des autres hommes. Des « revivals » ont eu lieu, bien sûr des « retours du conte », bien entendu, mais, il s’agissait aussi d’un phénomène lié à la socio-culture, à la recherche d’authenticité culturelle, de valeurs écologiques qui s’exprimait sous la forme de spectacles, de représentations. Dans ce sillage, on a assisté également à la création d’emplois  et de fonctions  artistiques nouveaux.

Les chercheurs et les praticiens ne sont pas dupes, la transmission naturelle (confiée aux prestations des conteuses et conteurs « naturels », issus du tissu social et reconnus comme tels) a systématiquement dû affronter le système des médias nouveaux, les dislocations sociales et peu à peu être digérés par les récits dominants (les rumeurs du net, les récits compactés des séries »,…).

Mais ils ont réagi, diversement, dans la plupart des régions du Monde. Le récit initial a  servi à tout, aux pires comme aux meilleures causes : hyper-nationalisme, populisme culturel,… mais aussi, et c’est ce qui nous intéresse ici : refondation, réancrage des jeunes générations dans le patrimoine des anciens, dans une culture nourricière.

Le besoin de la singularité des récits et la nécessité de revivre la relation conteur (se) – conte -  auditoire se manifeste donc un peu partout sur tous les continents. Cela peut prendre les formes les plus spectaculaires ou s’inscrire dans des relations qui renouent avec le partage de la parole plus que dans la monstration  dramatisée (rapport scène-salle, éclairage, objet scénique, durée préétablie du spectacle, heure de représentation, prix d’entrée,…).

L’exotisme facile ou des esthétismes au service de poses plus ou moins éloquentes ont miné bien des expériences de néo-conteurs. Le Moi (dans le Je du Jeu) a alors relayé un On et un Nous naturellement structurés qui avaient fonction dans l’espace social.

De vraies expériences et aventures de rencontres entre conteuses, conteurs et publics ont eu lieu et se développent aujourd’hui. Ces acteurs du renouveau et de la transmission  sont aussi de plus en plus attentifs à la qualité critique des prestations…

 

Le Grand Récit

Le Grand Récit de chaque époque ( The Narrative des anglo-saxons), devient le même et unique modèle de contage et de narration du monde. On le constate dans la littérature populaire, au cinéma, sur Internet, etc. Les cultures nationales, régionales fondent peu à peu dans cet élan de conformité narrative (hyperurbanisation et paupérisation des populations rurales, vitesses des migrations,…).

Alors, pourquoi s’occuper de sauver, ça et là, quelques histoires de plus ou de moins ? Alors pourquoi se préoccuper de tendre l’oreille vers des bouches qui longtemps se sont tues ou n’ont plus été écoutées à leur juste mesure : celle de la transmission du lien et de la joie de faire ressurgir du temps ancien dans le temps vivant ? Et donc de se donner un avenir qui est toujours de se projeter en vérifiant dans le rétroviseur que les ombres fantomatiques du passé ne demeurent pas inertes dans les replis de la mémoire et façonnent bien de nouvelles énergies. Les souvenirs sont des fragments de mémoires sans les récits qui les relient.

Au Maroc, la question s’est posée de la même façon: que faire de la parole des pères et des mères, relégués dans le silence des vieux ? Ce qui est apparu régulièrement, dans toute région où le conte semble disparaître de la pratique courante (hormis la question des spectacles et des représentations folkloriques/touristiques), c’est une sorte de dissimulation plus qu’une disparition.

Des pratiques s’éteignent aussi à force d’une trop longue dissimulation. Ces pratiques et ces compétences dissimulées dans le silence des anciens devant le malaise des jeunes à reconnaître leurs cultures rurales (alors qu’ils sont intégrés dans un temps  général, celui des technologies de la communication, des effets de mode, des représentations du monde dominantes,…) semblent s’évaporer dans un temps de communication immédiate. Le rôle des médiateurs culturels est de redonner matière à ces récits et à ces pratiques en suspension tant qu’elles sont encore repérables. Comme si une brume de paroles flottait dans l’espace social et qu’il s’agissait de provoquer à nouveau la pluie…

 

Des mémoires fragmentées

Une enquête de l’Unesco[2] souligne le fait que la plupart du temps, dans le cas des « contes arabes » (pour faire court ici), les jeunes ne connaissent plus l’entièreté des contes et légendes mais peuvent achever l’un ou l’autre ou le commencer… Des lambeaux de ces histoires trainent encore dans la mémoire des jeunes mais la pratique de l’écoute, avant toute oralisation active, manque. Les pères et les mères ont vu leur culture minorisée, si ce n’est invalidé par la « mass-culture » de l’aliénation au Grand Récit

Dès lors, ces jeunes sont comme étrangers devant leur propre patrimoine. Claude Lévi-Strauss a rappelé l’effet d’étrange étrangeté que peut vivre celle ou celui qui se met à raconter son histoire à un étranger, à l’autre. Celle-ci regagne du mérite (celui d’être écoutée), de la valeur (elle fait lien), du prestige (elle est racontée à quelqu’un qui s’y intéresse),…

Cette même enquête UNESCO rappelait, tous comme les nombreux entretiens que l’on peut découvrir sur les ondes de France Culture par exemple, de RFI, du Site Africultures[3], que les contes et légendes arabes, dans leur trajet des temps antéislamiques jusqu’à aujourd’hui, laissaient entendre des mêlements syncrétiques (Djinns, hadiths, sentences religieuses, invocations magiques,…) de temps ancestraux. Ceux-ci se retrouvent alors dans des formes oralisées comme des cocons promis à la transmutation.

La voix des jeunes générations pourra ainsi relayer des indices d’appartenance à une histoire commune (au temps de l’atomisation des histoires individuelles et collectives), participer au tissage commun du texte collectif, prendre en charge un lien reconstruit avec les anciens locuteurs et se donner donc une compétence nouvelle qui consiste à reconnaître ces paroles errantes avant que d’être perdues.

Le collectage entrepris dans l’histoire marocaine contemporaine ne sauve pas la parole, il la restitue à ces héritiers légitimes : les générations du présent. C’est dans ce sens, que ce matériau conté peut également former  une magnifique matière qui aide à se reconnecter avec sa culture d’origine. On pense ici aux migrations des familles marocaines et des incertitudes identitaires des jeunes contemporains  nés de ces itinérances.

Cette matière fait alors à nouveau sens, lien et passé. Elle donne lieu également à un avenir : celui de pouvoir à son tour léguer, transmettre et jouer le jeu de grand relais.

Nous savons que nous sommes enjoints, les uns et les autres, à nous raconter des histoires pour nous prévenir de la répétition du passé (expérience reliante), nous rassurer (le conteur est vivant quand il conte et a donc, lui aussi, échappé aux désastres ou accidents qu’il conte) et nous équiper d’expériences anciennes qui nous permettent d’accueillir l’avenir qui vient dans le présent.

Nous sommes, comme le rappelle Nancy Huston[4] une espèce fabulatrice. La fable, le récit sont des façons de résister à l’émiettement du réel, à notre dissolution dans le temps.

 

Souvenirs en quête de mémoire

Georges Perec[5] a très finement fait remonter ces « rognures d’ongles » (François Villon dans son Testament), de la mémoire ces « je me souviens » comme des bulles d’air viennent éclore à la surface du temps. Ce n’est pas de la mémoire, ce sont là de simples souvenirs. Il leur manque la machination d’un récit, le dispositif narratif d’un espace/temps qui est le noyau des histoires. Perec sait que le lecteur de ces petits fragments du temps va rejoindre les siens propres par le fait même de la connivence de la lecture.

Pour passer à l’avenir, il nous faut des récits, des formes narratives qui rendent justice à la réalité (plus besoin alors de devoir ou de travail de mémoire) : l’affaire est faite, justice est rendue, trace est gardée dans le récit individuel et collectif..

 

Rendre justice par le récit

Quel est alors le statut des textes, contes, légendes et récits de vie? Nous pensons qu’ils participent, comme nombre de récits rassemblés dans plusieurs ouvrages, construits dans la fidélité à la parole collectée[6], à un corpus en train de se constituer, aux fonctions  multiples : reconnaissance de la mémoire collective, actes de transmission, médiations dans les questions identitaires des jeunes issus de l’immigration, relégitimation d’une richesse culturelle partiellement discréditée,…,

L’ouverture d’une société consiste aussi à faire passer ces paroles errantes dans l’oreille des jeunes générations. Elle joue alors la carte de la mixité plus que du clivage, de la reconnaissance et non du constat d’une sorte de perte inévitable.

Enfin, les récits de vie collectés ou dispersés dans la mémoire collective sont marqués d’une force assez rude : violence de la perte, vitesse des séparations, trahison des passeurs, puissance obscène de l’argent, conditions d’exil (« serrés comme des sardines »), rêves éteints et retours au réel.

Bref, l’histoire en direct hors les récits médiatiques convenus. Ce qui marque dans le récit de vie, c’est qu’il passe la plupart du temps par une sorte de narration au degré zéro. La base est simplissime : un fait raconté de l’amont à l’aval sans grands commentaires. Les faits parlent fort puisque le contexte est connu du lecteur. La petite (et terrible histoire) du récit rejoint la grande histoire, plus amidonnée, elle, dans les flots médiatiques.

La matière répétée des récits de vie, là aussi, rend justice à l’expérience traumatique des narrateurs. Ce qui arriva n’est pas raconté entièrement ni fidèlement aux événements, les ellipses s’entendent, les esquisses font mouche et ce qui est mis en récit est le récit de base sur lequel l’auteur et l’auditoire pourront se rejoindre. Chacun se mettra alors à imaginer, à déplier ses propres expériences en échos,…

Ces étapes difficiles, réjouissantes, complexes, solidaires, de transhumances de langues (berbère/arabe/français), de continents, de cultures, de générations, de traductions,…finissent par constituer un autre radeau, libre, léger, infini : un livre, un berceau pour le futur.

 

Daniel Simon[7]

 


[1] BENJAMIN, W., Le Narrateur, Editions du Seuil, 1987.

[2] http://unesdoc.unesco.org/images/0008/000815/081538fo.pdf, Traditions orales arabes, «Le conte populaire arabe», Études sur la structure et la place du conte populaire dans l’imaginaire collectif arabe, 1985; 53 p., CLT.85/WS/46.

 

[3] http://www.africultures.com, L’ÉCRITURE FACE À L’ORALITÉ : D’HIER À AUJOURD’HUI, QUEL IMPACT SUR LA VIE EN SOCIÉTÉ ? Roland Colin, 2009.

[4] HUSTON, Nancy, L’espèce Fabulatrice, Actes Sud, 2008.

[5] PEREC, Georges, Je me souviens, Hachette (La bibliothèque du siècle), 1978.

[6] TAY TAY, N, Aux origines du monde, Contes et légendes du Maroc, éditions Flies, 2001.

[7] Daniel Simon est Licencié en Etudes théâtrales, formateur (ateliers d’écriture et d’oralité), écrivain.

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