
La pluie, le ciel gris, les nuages sans matière enveloppaient la ville de longs silences que chacun emportait chez soi en courant entre les gouttes. Il ne restait de l’automne qu’une légère ombre au pied des façades et la soirée faisait son entrée muette.
La nuit serait bientôt là et c’était trop tôt. Il allait falloir tenir encore de longues heures avant de se mettre au lit. C’était comme ça depuis des semaines. Rien n’était compliqué, la lumière déclinait jusqu’à la couture proche de l’hiver. Il allait falloir tenir encore jusqu’au printemps dont le souvenir s’avivait un peu plus chaque année.
Michel Berlin regardait le mur qui lui faisait face, un rempart de briques chaulées qui clôturait le jardin et conduisait vers le garage, comme sa carrière de prof le menait peu à peu. Il était calme ce soir-là. Pas d’inquiétude, pas de mouvement vers le frigo, pas de regard vers l’horloge. Tout filait silencieusement. Sa femme, Florence, était en voyages, un Colloque où elle intervenait dans des matières qu’il maîtrisait peu, des histoires de paramètres d’observation, d’évaluation de la qualité, de management. Elle était invitée comme Expert dans l’Enseignement des langues. Il allait être seul une semaine et ça lui convenait très bien. Il retrouverait ses habitudes de jeune homme flânant dans sa chambre, touchant aux choses sans les atteindre vraiment.
Allongé sur son canapé, il zappait quelques émissions du soir. Des jeux, de l’argent à gagner, des rires hystériques, la joie des familles. Il éteignit la télévision, saisit un livre sur la pile à côté de lui et le feuilleta en se remémorant le moment où il l’avait acheté, dans une petite librairie de quartier dédiée à la littérature étrangère. Le local était étroit, les étagères encombrées et la libraire toujours souriante. Elle connaissait chaque auteur qu’elle proposait aux clients, pour chacun une histoire, une anecdote, c’était comme si on entrait en confidence avec l’écrivain qu’on se préparait à rejoindre le temps de quelques soirées. Ca méritait bien un peu de familiarité avant les grands ébats.
Le roman disait un déclin, une sombre histoire de richesse perdue, de femmes au bord de l’effondrement et d’hommes en vrille dans un monde accéléré. Ca se déroulait à Lisbonne dans les années deux mille. La ville tortillait ses amertumes anciennes dans des modernités de rattrapage. L’auteur avait décidé de ne plus écrire, il venait de déclarer son œuvre terminée. Cette annonce dominait la lecture de l’écrivain portugais et on devinait à chaque phrase les raisons secrètes de sa décision.
L’écriture était ample, elle brassait des siècles rapprochés en un temps de vertige et les personnages déambulaient dans un récit-labyrinthe où ils se perdaient sans jamais décider d’en sortir. Les suivre dans leur marche comme des êtres sans fin, des voix sans échos captivait Berlin. Les errances des protagonistes conféraient au roman une dimension crépusculaire dans laquelle il reconnaissait son époque. C’était joyeux et désespéré, féroce et sans illusions. Les dialogues se croisaient à des hauteurs contraires et personne ne semblait comprendre ce que disait l’autre, les répliques étaient ajustées et chacun faisait comme si de rien n’était.
Il passa la soirée à lire et s’endormit dans le canapé.
Au milieu de la nuit, courbaturé et encore chiffonné par sa sombre lecture, Berlin se releva en titubant.
Un appel intérieur l’avait réveillé, ça revenait en boucle après chaque envol. Il se lançait dans les airs, repliait ses jambes sous ses fesses et agitait ses bras avec souplesse et force. Il sentait alors l’air se comprimer sous ses paumes en coquille et son corps s’élever dans les airs aspiré par un courant porteur comme une vague qui l’emmenait jusqu’au bout de la vallée en quelques brassées. De là, il remontait vers les nuages et planait longuement avant de venir se poser en douceur sur le faîte du toit. Comment il redescendait de là, il n’en savait rien, ça ne faisait pas partie du rêve. Mais chaque fois c’était de là qu’il décollait, ça il s’en souvenait. L’appel lui donnait la pulsion de l’envol. Ensuite tout redevait silencieux, sauf un léger bruissement d’air le long de ses flancs et dans la broussaille de ses cheveux.
Il passa à la salle-de-bains, se débarbouilla le visage d’eau fraîche, se servit un verre de lait à la cuisine en regardant les plantes de sa terrasse inondées dans leurs pots de grès. Dans la maison silencieuse, on entendait une ambulance au loin sous la lune voilée.
Il alluma l’ordinateur, pianota quelques adresses Web et se brancha sur sa page Facebook. Des réactions aux dernières nouvelles, des postures habituelles sur le réseau, des avis lénifiants, les mêmes promotions que la veille, des discours convenus, des prurits attendus, ça roulait en douceur jusqu’au copié-collé des émotions à fleurs. Ca lui servait de boîte postale et ça rompait la monotonie des obsessions d’originalité du temps.
Un message attira son attention, celui d’un certain Ballantine. Il sourit en pensant à l’autre, Bill, le faire-valoir de Bob Morane. Tout revenait d’un coup, le héros de la Guerre froide, l’Ombre jaune, ses lectures la nuit sous les couvertures, son exaltation, les premières formes d’un désir réel…
Ballantine lui écrivait en réaction à un article qu’il avait placé la veille sur le réseau. Ses mots étaient simples, directs, marqué de bienveillance, sans cliché, et lui souhaitaient une « belle suite »…Il alla vérifier qui était cet ami qu’il ne connaissait pas vraiment, qu’il avait accueilli à l’occasion d’une soirée littéraire consacrée à la littérature portugaise. Il avait répondu oui à sa demande de contact mais n’avaient jamais échangé le moindre message.
Ce soir-là, Ballantine apparut vraiment dans le flux des allées et venues du réseau. Sa photo était banale : un homme souriant, la soixantaine, les cheveux gris en bataille. Il nuançait ses commentaires avec légèreté. C’était clair et tout restait ouvert. Rare.
Berlin lui écrivit un court message de remerciement et alla se coucher.
Le lendemain se passa sans histoires, il fit la grasse matinée, ensuite du rangement en retard et retourna sur Internet. Il navigua pendant deux heures environ, puis replongea sur sa page réseau. Ballantine avait écrit quelques mots en anglais pour saluer l’automne. C’était mélancolique et léger. Une sorte de promenade sur le bord de la vie, en suivant le courant jusqu’à l’estuaire que l’on commence à apercevoir au loin.
Il reprit le travail deux jours plus tard et rentra chaque soir chez lui après des heures d’embouteillage. Les journées rétrécissaient encore et l’hiver était à la porte. La pluie ne cessait de tomber et donna à Berlin le goût des hibernations avant l’heure. Il pensait à Ballantine et à ses passages réguliers sur sa page, toujours aussi joyeux et discrets. Il avait mené une carrière dans les chemins de fer et était maintenant prépensionné. Berlin ne lui demanda pas pourquoi, ni ce qu’il faisait réellement aujourd’hui. Il gardait une légère distance avec son ami virtuel, comme il lui semblait devoir le faire, par courtoisie. Il vivait avec Ballantine, cette relation étrange, qui le ramenait à ses années d’adolescence et de correspondance avec ses amis du monde.
C’était le temps des échanges épistolaires entre jeunes des « deux mondes » et ça participait, disait-on, d’un désir de paix de la jeunesse des années soixante. Ces correspondances Nord-Sud avaient duré plusieurs années puis tout s’était arrêté. Berlin n’avait jamais cherché à savoir pourquoi. Il connaissait probablement le fin mot de l’histoire de ces amitiés de papier, elles ne résistaient pas longtemps à la déchirure des histoires individuelles et chacun en prenait son parti. Un léger chagrin au cœur, une dentelle mélancolique sur le front, nous allions dans le temps rude des amours et le papier des lettres se couvrit bientôt de signes bien plus dangereux.
Le mois passèrent, sa femme était rentrée du Colloque où elle avait impressionné son auditoire par la pertinence de ses interventions et Berlin fut emporté dans le sillage des nouvelles activités de son épouse. Elle était devenue Consultante et il s’était adapté à ses horaires bricolés.
L’hiver avait ouvert ses portes et le froid s’était rué comme on fait les soldes, sans aucune manière, le front en avant et les épaules rentrées.
Souvent seul le soir, il passait son temps à lire et à consulter Internet. Il avait retrouvé un rythme d’étudiant et sa vie avec Florence s’était installée dans un confort qui ne le lassait pas encore mais qui déjà l’inquiétait. Ses horaires de prof lui offraient aujourd’hui pas mal de temps libre. Il en profita alors pour améliorer, encore et encore, les façons d’enseigner sa matière jugée ingrate par trop d’étudiants.
Il adorait la physique, la morale qu’elle exaltait jusque dans ses plus extrêmes limites. Le monde trouvait des formes et des valeurs, quoiqu’il advienne, et l’homme était livré à un seul exercice : les déchiffrer au fil de l’éternité. C’était ça, le sens de la vie, pour Michel Berlin, s’asseoir au pied du mur, l’observer longuement, chercher à en comprendre l’agencement des briques, du sable qui compose le ciment, des grains de chaux qui font le liant qui emprisonne sous d’autres formes encore les atomes qui s’entremêlent dans la matière des argiles et ainsi de suite jusqu’à l’infini. C’était ça le seul sens que Berlin avait pu trouver depuis une soixantaine d’années qu’il se posait cette même et unique question, pourquoi ?
Mais la pudeur le faisait taire. Cette question était si prétentieuse et naïve, tellement idiote quand le génie est absent qu’il avait presque honte de se la poser aussi sérieusement. Il lisait, il cherchait, il faisait de la physique et il voyait le temps filer de plus en plus vite, c’est tout ce qu’il pouvait dire de sa vie aujourd’hui. Sa question avait trouvé une réponse plus légère, plus triviale, plus commode qu’il ne le souhaitait: pour ne pas s’ennuyer…
Ballantine passait régulièrement le saluer sur sa page et laissait chaque fois un message agréable. C’est à ça que pensait Berlin en allumant son ordinateur, à son ami et au mystère qui l’entourait. Le mystère était tout autant virtuel que le reste. Il aurait suffi à Berlin, dans la vie réelle, d’interroger Ballantine et en deux minutes, plus de secrets de surface.
Mais là, sur la Toile, des pans entiers de la nature des hommes nécessaires généralement à entretenir une relation commune et même banale, n’étaient pas sollicités. On allait en aveugles éblouis par cette confiance nouvelle. C’était une naïveté liée à toute technologie, mais Berlin n’y échappait pas, la machine était là d’abord pour séduire et enfin maîtriser l’homme de toutes les façons. Berlin savait cela mais il ne pouvait s’empêcher de trouver encore au monde numérique quelques qualités nouvelles qui semblaient échapper à la loi des territoires et des concurrences obligées.
Ce jour-là, pas de Ballantine. Le lendemain non plus. Berlin ne souhaitait pas s’inquiéter du silence de son ami visiteur, alors il travailla très tard et s’endormit comme une masse dans les bras de Florence. Cette nuit-là, ils firent l’amour dans un demi sommeil, presque étrangers, engourdis mais heureux de cette intimité qui se livrait dans la douceur des silences conjugaux.
Berlin finit par visiter la page de Ballantine, rien de suspect mais plus aucun article, plus aucune réaction, plus aucune nouvelle depuis plus d’une semaine. Ballantine était en vacances, auprès de ses petits-enfants, malade peut-être.
Berlin lui écrivit, lui demanda de ses nouvelles, lui dit qu’il s’étonnait de plus bénéficier de son regard attentif et que ça lui manquait. Il avait écrit le mot manquer et il ne le regretta pas. Il sentait au plus profond de lui que Ballantine lui manquait, que cet homme qu’il n’avait jamais rencontré, ni vu de près ni de loin, ni entendu d’aucune façon, cet homme, ce fantôme, participait avec bonheur à la constance de sa vie. Ses phrases, sa bienveillance, son doux arbitrage étaient devenu essentiels et Ballantine ne répondait plus.
Une semaine plus tard, un matin, Florence le prit dans ses bras et lui souffla à l’oreille « Tu as l’air si triste, quelque chose ne va pas mon chéri ? ». Berlin s’entendit répondre que Ballantine ne répondait plus, mais que ce n’était rien, ce n’était pas grave, c’était un contact de réseau, un type qu’il avait jamais vu, mais sympa, vraiment sympa, il s’inquiétait un peu. Elle l’embrassa et ils partirent chacun de leur côté vers l’Ecole et le Centre de formation.
La nuit, Berlin se releva sans bruits et alluma l’ordinateur dans l’obscurité de son bureau. Il était là devant l’écran bleu pendant que ses données personnelles se chargeaient. Quand il entendit la musique de lancement de l’appareil il sentit son cœur se serrer. Vite, il pianota ses données et accéda à la page de Ballantine.
Des amis saluaient son passage sur terre, ses enfants, son épouse, des proches, des inconnus, tous le saluaient et le remerciaient. Berlin a laissé un mot discret « Merci Ballantine et good luck ! ».
Il a éteint l’ordinateur, il a posé sa tête sur ses bras croisés sur le bureau et il a pleuré, pleuré longtemps, pleuré jusqu’à cet endroit où les pleurs vous soulagent enfin et que le monde s’allège en vous pour laisser place à de nouveaux bonheurs et à de futurs chagrins. Il se leva, essuya ses yeux et alla se coucher tranquillement près de Florence.
Il ne répondait plus
Nouvelle inédite de Daniel Simon offerte aux lecteurs pour saluer la fin du monde reportée à une date ultérieure.
© Publication numérique autorisée sur conditions de nommer source et auteur.
Bruxelles, décembre 2012.
Photo de l’auteur : Parc Josaphat, Schaerbeek, octobre, 2012