
face à face
Récit
1.
Il semble que ça a commencé comme ça…Il a perdu une dent. Bêtement, en tombant. Une incisive. Un trou noir. Le reste est encore plus simple, pas suffisamment d’argent et le trou est resté. Mais il n’a plus souri. Il a d’abord porté sa main à sa bouche pour masquer le trou. Mais on ne regardait plus que ça. Alors, il a fini pas retirer sa main et à parler, comme ça. On ne l’écoutait plus de la même façon. On regardait le trou et on avait peur de tomber dedans. Pourquoi ce trou n’était-il pas bouché ? On savait et on avait peur.
Il ne savait pas que cette dent changerait tout, que les regards l’éviteraient, que sa femme même, quand elle le revit un soir pour une futile raison, sa femme qui l’avait quitté quelques mois auparavant et qu’il n’avait pas vraiment regrettée, sa femme si attentive à la moindre irrégularité, sa femme donc, l’avait planté là, au milieu de ses affaires en désordre, dans l’usure d’une vie d’hésitation et de raccords douteux. Elle avait regardé sa bouche, elle avait fait « Oh ! » et elle s’était écartée d’un pas.
Il tenait un journal de sa dérive et écrivit ce soir-là, sans passion particulière, dans une paresseuse sérénité : « Ca y est, mon compte est bon. Cette dent et plus un sou, plus rien qui me donne envie de me réparer, il suffit maintenant d’attendre. Tout se fera sans moi. »
Il nota aussi que les histoires se mêlent pour n’en plus faire qu’une, une sorte d’histoire générale où nous jouons les figurants intelligents, quelques mots de-ci de-là, des enfants, des maladies, des espérances somptueuses, des amours trop courtes et hop, l’histoire générale est en nous. Nous sommes des transporteurs. Il écrivit encore quelques impressions générales sur le temps qui reste et il referma le journal. Il ne l’ouvrirait plus de la suite.
Le vent frappe les vitres de son appartement, la pluie glisse lentement dans des illusions de tempête marine et il regarde ce dehors qui l’effraye et qui le force à se relever, chaque jour, à ouvrir une fois encore la porte et à sortir sans cette dent.
Il cherche à faire le compte de ce qui le jette à terre depuis le début. Peut-être, cette pauvreté qui se referme en lui n’a d’autre issue que de le faire vaciller avant de l’amener à choisir un soir sa façon de tomber.
Il tente de comprendre ce qui l’intrigue dans cette chute. Il se remémore, il enregistre, il capte, il tente d’enrayer la logique des images, il bouscule les scénarios simplistes, il cherche des erreurs de composition, il fabrique des théories fumeuses, il prend des poses devant l’inattendu qui vient, il explore ce qu’il ne fait qu’entrevoir et qui se rapproche, et aujourd’hui, il le sait, c’est cette dent manquante qui le fait tomber. Il a le visage des pauvres qui ne se regardent plus, qui ne se pensent plus dans le regard des autres. Il a rassemblé en lui des indices de pauvreté qui trainaient sur ses traces. De petits indices qu’il faisait comme s’il ne les avait jamais aperçus. Mais il savait qu’ils étaient là, que lentement ça se déréglait, qu’il s’épuisait et que ça ne le préoccupait plus suffisamment, cet épuisement qui le tenaillait, il était au bord, il allait tomber, il le savait mais où et quand ?
2.
Cette dent est le dernier fil rompu. En quelques semaines, il est nu. Son emploi passe à la trappe des restructurations, son appartement devient alors trop cher, sa voiture tombe en panne, tout dérape et sa dent perdue le plante définitivement dans le décor.
Un ami l’héberge, cela dure quelques semaines, et logiquement, il se fait détester. C’est sa façon de se soustraire au soutien qui le renvoie à sa déliquescence…
Il passe l’hiver d’abris en abris, de samus en samus. Au printemps, il avait perdu trois dents.
Un assistant social lui propose de constituer un dossier pour lui obtenir l’aide nécessaire, on ne sait jamais, pour le tirer d’affaires. Mais il fait capoter le processus. Il restera sans dents, un point c’est tout.
Qu’importe, il faut y aller et tenter de ne rien soustraire au décompte, se dit-il, mais aussi loin qu’il se souvient, il se rappelle des larmes.
3.
Le printemps fut bref, l’été, arriva en cascades de moiteurs et de robes colorées. Ca lui plaisait de regarder sans avoir l’impression d’être vu. Il était devenu une silhouette, il encombrait un peu, mais on pouvait l’éviter sans effort. C’était un éclat dans la toile, simplement.
Il prit la décision un matin d’écrire une lettre. Une lettre à une association qui s’était occupée de lui un temps. Il voulait leur écrire sans plainte mais leur dire. Cette lettre commençait par quelques formules de politesse un peu vieillies et le texte qui suit. On dira plus tard qu’il avait tenté de se remettre sur pieds en choisissant un ton profératoire, qu’il s’était décidé à relever la tête, le temps de cette lecture…
« Il y a donc …
Les pauvres qui baissent la tête à la file au Centre public d’Aide social et ceux qui la relèvent dans le même lieu, les pauvres qui ne se montrent pas comme tels, les pauvres qui en remettent de saleté et de dégoût d’eux-mêmes, les pauvres qui nous rabattent le caquet de leur noblesse mesurée, les pauvres qui trainent la patte parce qu’ils ne savent plus que c’est une jambe qui les porte, pauvres d’esprit, de corps, de biens et de maison, pauvres de colère et de miséricorde, pauvres de pardon et de justice, pauvres de haut et de bas, de brève fin du jour et de nuit enneigée, pauvres d’horizons rétrécis et de ciels absents, pauvres de toutes sortes et de toutes couleurs, pauvres pères, mères et enfants, pauvres d’hier et d’héritage, pauvres sans merci ni soupçons, pauvres soudains et pauvres de longue haleine, pauvres rêvant du passé des autres et se vautrant dans le présent des absents, pauvres silencieux et pauvres dans la répétition discrète des sanglots, pauvres indiscrets et pudiques, pauvres puants et pauvres javellisés, pauvres excédentaires et pauvres résiduels, pauvres statistiques et pauvres ergonomiques, pauvres soucis pour les moins pauvres et pauvres gens pour l’ordinaire.
Ni haleine, ni souffle ni sourire, ni fleurs aux lèvres ni brindilles qu’ils mâchent, ni dents, estomac et bientôt ventre, ni jambes, ni bras, ni peau, ils marchent sans aller et vont où ils marchent sans le goût d’un retour, d’un endroit, d’une chose laissée et qu’ils voudraient saisir, ils n’ont langage ni paroles d’échanges, pauvres de froid et de chaleur, pauvres de caresses et de touchers légers, pauvres de confiance et de regards, pauvres du peu et en deçà, pauvres de mer qu’ils ne peuvent boire et de montagne qui les écrase, pauvres de livres et d’images aimées, pauvres de musique douce et de chants rassembleurs, pauvres d’embrassades et de fraternités, pauvres sans dieu et pauvres de dieux tout aussi pauvres, pauvres, il leur faudrait pour ne plus l’être, peut-être, une des ces choses ou plusieurs, on ne sait ce qui comble la peur des pauvres ou celle de ceux qui ne le sont pas encore :
- une chanson qui revient le matin
- un tablier pour la cuisine des amis
- un mouchoir blanc pour ne jamais s’en servir
- des allumettes au fond d’une armoire haute
- des sous pour les courses demain
- du miel en cas de rhume
- du rhum aussi si la toux est mauvaise
- des draps bien repassés dans le fond d’un placard
- chemises et pantalons
- jupes et collerettes blanches
- bas et chaussures sans talons
- escarpins pour le soir et cape pour le gel
- écharpe et gants au cas où
- cartes postales et lettres parfumées
- un lit et un édredon de plumes
- du sel et du poivre pour la soupe
- du sucre pour les gâteries
- une haleine de femme
- une barbe d’homme bien rasée,
- une longueur d’avance
- des nuits d’une seule traite
- un médecin au cas où
- des livres, parfois, ça peut servir
- du vin qui ne griffe pas la gorge
- des nouvelles qui ne font pas frémir
- des trains sans qu’on doive y sauter
- des flics qui se penchent vers vous
- des enfants qui passent sans vous voir
- des pestes qui ne vous touchent plus
- des foulards rouges en souvenir
- des photos de la mer l’année dernière
- des senteurs de santal et choses inutiles
- des promesses tenues et d’autres oubliées
- des jeux d’ombres à la tombée du jour
- des siestes que rien ne vient éteindre
- du pudding et toutes ces choses oubliées
- des mots croisés dans la salle d’attente
- des femmes qui passent dans la vitrine soudain
- des voitures qui klaxonnent en avant des mariés
- des voisins qui s’en vont en vacances chaque année
- un chien qui jappe en vous voyant au loin
- des pièces retrouvées dans une poche de manteau
- un merci qui vient comme une flèche
- une nuit de décembre plus longue que les autres
- et le jour qui s’y met, un peu plus chaque jour, à relever la tête
- … »
4.
Il posta la lettre. Attendit une réponse, une simple réaction. La pauvreté prend tout son temps, les figurants sont innombrables, le rôle est riche et subtil, il attendit donc longtemps.
On l’invita –des revues associatives, des forums de quartier, des assistants sociaux, un éditeur même – à raconter son histoire de dent perdue et de sa vie qui avait filé par ce trou noir.
Il tenta de reprendre tout à zéro, les rendez-vous, les entretiens, les coachings gratuits mais il savait où ça allait le mener, et il ne le souhaitait pas. Ce qui s’était passé avant ne l’intéressait plus. Et il n’était pas sûr de savoir ce qu’il voulait.
Il se retira, il se tut, ne répondit plus aux rares contacts qui tombaient au goutte à goutte dans sa vie au ralenti.
Il préférait ne pas continuer.
Il retourna dans la rue. L’hiver fut rude. On perdit sa trace.