Bxls-Varsovie
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1.
Bremond se croyait invulnérable. Cela dura le temps de quelques certitudes et de son amour avec Edith. Il était d’un caractère conciliant et Edith s’en contenta.
Quelques mois plus tard il imagina, à l’occasion d’une rencontre qu’il croyait sans suite majeure, de doubler la vitesse de sa vie.
Il faut être schizophrène pour ne pas devenir fou…
Il se disait que plus rien ne tournait vraiment rond et que l’état du monde l’autorisait à jeter sur le feu sa part d’huile. Il prit des maîtresses. Il s’y abandonna plutôt mais il s’essouffla vite.
Il vivait à Bruxelles, dans le quartier de la gare Léopold, depuis quarante-huit ans exactement, enfance et adolescence comprises. Sa carrière au Ministère des Finances ne lui avait apporté jusqu’ici que la modeste satisfaction des hommes sans histoires dont la retraite, probablement, allait être confortable.
L’échéance approchait lentement et l’ennui grandissait comme un crabe. Un ennui qui lui faisait encore confondre une escapade avec une histoire de passion. La tension que lui occasionnait la gestion de ses doubles agendas (il apprit cependant à mentir le sourire aux lèvres) et un certain sens du confort le ramenèrent vite à la raison. Plutôt, elle lui tomba sur les épaules comme un puma quand il comprit qu’il n’allait gagner à ses aventures que de la confusion. Le crabe étendait ses pattes.
Il se soumit alors au poids de la bête. Il chercha de nouvelles échappatoires à la vague paresse que devenait peu à peu la ligne étirée de son chemin sans histoires. Il travailla plus durement encore, cela ne changea rien. Plus tard, il s’essaya à l’absentéisme. On ne lui en tint pas rigueur.
Un jour, dans une taverne à la vodka facile, un homme d’une soixantaine d’années, les mains gonflées et le visage coupé au couteau lui avait fixé rendez-vous. Ca l’amusa, l’intrigua, l’excita et il se rendit au lieu-dit.
L’homme, Adam Stefanski, exigea de lui, dans l’heure, toutes les explications à propos de sa déclaration d’impôts qui aurait été mal interprétée par le Ministère des Finances où travaillait Bremond. Des suites désagréables avaient plu sur l’homme qui venait s’ébrouer avec une gueule de chien battu qui attendait la première occasion pour mordre.
L’homme venait de Pologne. De Poznań exactement. Il avait travaillé plusieurs années en Belgique pour une entreprise de transport. Bremond ne comprit rien à ses salmigondis et se dit que celui qui commençait à le rendre responsable de ses malheurs avec l’administration cherchait un pigeon sur le Net pour lui faire cracher ses économies. Il l’avait piégé et tentait une réparation financière en compensation. Du chantage, pensa Bremond, une maladie de nouveaux riches. Mais en regardant Stefanski, il devait se tromper. Son interlocuteur l’avait tout simplement repéré en faisant le pied de grue devant le Ministère et il l’avait suivi. Bremond respira.
2.
Bremond avait réglé rapidement les problèmes d’impôt d’Adam Stefanski. Ils avaient sympathisé, bu longuement et s’étaient embrassés en se promettant de se revoir en Pologne au plus tôt. L’homme ne savait comment exprimer sa gratitude. Il parlait sans arrêt, agitait ses grosses mains et proposa à Bremond de l’inviter en Mazurie lors de prochaines vacances d’été. « Non, non, c’est très gentil, merci, je serai en famille en Belgique… », répondit Bremond. «Alors un week-end à Poznań ou à Varsovie ?», comme il voudrait. On pourrait le loger.
Les mois passèrent et l’homme insistait toujours.
Un matin, il reçut un courriel lui indiquant les horaires de train pour Varsovie. On était en décembre et la ville était particulièrement belle et accueillante dans le froid qui purifiait les âmes sensibles comme la sienne, écrivait Adam Stefanski en ajoutant un sourire au bas de sa lettre. Il précisait aussi que sa vie avait changé depuis l’intervention de Bremond et qu’il était en dette. Il insistait vraiment. Bremond accepta.
Il prétexta un voyage d’études, sut convaincre sa femme de l’importance des relations nouvelles Est-Ouest en matière de maîtrise de flux financiers et acheta un billet de train. Il prévint Stefanski qu’il partirait à la fin de la semaine. « Trois jours pas plus », précisa-t-il. L’homme le félicita de son choix et c’est comme si il lui empoignait le bras de ses grosses mains gonflées pour l’arracher à sa vie bruxelloise.
Le train roulait depuis des heures dans la campagne allemande, traversait les friches industrielles de l’ancienne RDA et Bremond adorait ça. Cette traversée à la vitesse du vingtième siècle lui donnait le sentiment de sortir lentement de l’histoire avant de pénétrer dans une autre. C’était un glissement d’un monde dans l’autre. Les soubresauts de l’époque avaient tendance à se tendre jusqu’à une sorte d’asthénie. Plus il avançait vers l’Est, plus violente était sa stupeur devant une une société piquée au curare. Un poison anesthésiait tout semblant de morale, de justice ou d’autre simagrée démocratique. La peau tait tendue sur le corps de l’Europe comme après un lifting particulièrement outrancier. Ca allait craquer, on ne savait pas encore où, mais ça allait craquer et quelques déchirures définitives commençaient à apparaître ça et là. A une centaine de kilomètres de Varsovie, la glace bloque les voies. Une équipe de pompiers de la glace intervient alors au lance-flammes. Des jets de napalm sur le glacis qui fond. Il pense à sa vie bruxelloise, à ses horaires, à ces tunnels encombrés sur le périphérique, aux crises minimalistes qui semblent jouer la fin du monde, à l’ennui confortable d’une capitale où tout se joue en douce. Il pense à Edith et il s’offre, devant le spectacle en ombres survoltées, un moment de mélancolie. Anna Karénine ou Apocalypse Now ?
Où commencent les adieux ? pense-t-il en scrutant les flammes. Où commencent les signes des dernières embrassades ? Ici, peut-être, murmure Bremond. Ici, dans le froid et la glace, les ténèbres et cette fausse joie des hommes qui croient arracher un peu des effrois de leur cœur en balançant leur napalm sur la plaine assommée. Les adieux sont des accidents préparés. A peine entendus quand ils sont attendus. .
Ici, pense-t-il encore, ce serait le moment, le bon endroit. On prétexterait l’extravagance de la situation, on saisirait l’opportunité de pouvoir détourner la tête vers les flammes extérieures pour laisser les yeux rougir en toute impunité. On parlerait à peine, dans le vacarme des hommes et du feu qui gronde. On hésiterait à se serrer les mains, la température suffirait pourtant à imposer ce geste rassurant, on comprendrait devant tant de forces déployées que la faiblesse et le consentement sont encore ce que nous avons de plus précieux. Il suffirait de mêler notre voix à celle des autres voyageurs, de tendre le cou vers le magma crépitant à la tête du train et de se laisser envahir par cette évidence que nous sommes, nous aussi, arrêtés dans notre course. Que nous avons soufflé les flammes bien des fois contre notre silence et notre incompétence.
Les lèvres gercées de Bremond mettent un terme à ses réflexions en se desséchant à la chaleur des lance-flammes tout proches. Edith… murmure-t-il, il faudrait que tu puisses voir l’impuissance de cette armée de forgerons malhabiles, équipée de briquets dérisoires… Il faudrait que tu voies la glace se reformer dans sa coulée pour accepter l’idée que c’est ici le début des adieux, que c’est très précisément dans ce train de Varsovie, arrêté dans son élan poussif, que nous commençons à nous séparer. Edith, tu comprendrais cela devant tant d’acharnement dérisoire.
Le feu tente de s’accrocher aux voies graisseuses, quelques étincelles volent dans une odeur douceâtre de pétrole et de sucre carbonisé. La glace résiste, presqu’insensible, reculant à peine de quelques mètres dans la nuit, dans un glissement humide et rauque…
3.
Elsbieta. Il l’avait rencontrée lors d’un voyage à Varsovie le temps d’un week-end. Des amours passagères, les euros faciles, un temps sans lendemain, Elsbieta avait été séduite par ces gâteries de passage. Bremond, là, roulait sur l’or et profitait ainsi de ces violentes inégalités qui faisaient l’Europe. Il fallait être fou pour ne pas en profiter. Le travail au noir était devenu la norme pour beaucoup et chacun se débrouillait pour survivre. Bremond l’avait compris et ses minitrips dans les villes de l’ancienne Europe communiste lui ouvraient des perspectives impensables au pays. Elsbieta était joyeuses en sa compagnie, sauvage et cultivée. Elle aimait le champagne. Ils s’étaient revus régulièrement.
Adam Stefanski avait organisé une fête pour remercier son bienfaiteur des Finances comme il disait et ce soir-là, Bremond joua son rôle de Prince de pacotille.
Elsbieta était belle, intelligente et grave. Il avait vite compris qu’une relation avec elle mettrait sa vie en danger mais elle le regardait de dessous, en souriant. Il prit ça pour une grâce et fut conquis.
4.
En vidant la baignoire, Bremond voit tournoyer quelques longs cheveux blonds dans le goulet qui lance ses derniers gargarismes. Comme les échos de l’amour enivré qu’il lui fait parfois. La salle de bain est baignée de buée quand elle ouvre la porte. Il se penche lentement vers le fond de la baignoire. L’émail est propre, écaillé par-ci, par-là, mais plus aucun cheveu ne s’accroche aux lèvres du goulet. Il se sent mieux et s’aperçoit de sa présence.
- Mon Chérrri…
Elsbieta appuie son roulement de r naturel comme il le lui a appris. Elle s’efforce, en sa présence, de parler un français marqué de son accent slave. Question de fantasme, avait-il un jour expliqué mais elle avait compris que ses fantasmes étaient généreux et elle s’était pliée à ce caprice.
- Mon Chérrri, Juliusz vient de téléphoner…
- Quelle heure est-il ?
- Six heures, tu as tout le temps, ton train part à dix heures…
- Qu’est-ce qu’il veut ton Juliusz ?
En ajoutant le possessif, il sut qu’il la renvoyait à l’instant à ses heures de solitude. « Son » Juliusz appartenait au temps de l’absence, où elle se retrouvait livrée aux manigances, aux files interminables, à son lit sans vagues.
Juliusz était traducteur de Saint-Simon et vaguement amoureux d’Elsbieta. Il avait rencontré Bremond lors d’une soirée au théâtre. Juliusz était sympathique, pas encombrant et sans danger, pensait Bremond. Il s’employait, la plupart du temps, à émailler ses déclarations de citations épouvantables et délicieuses… Saint-Simon le ravissait, ses injures, ses rages, ses fusées le clouaient dans la lecture comme l’écrivain l’avait été sous sa soupente d’écriture. Elsbieta appréciait Juliusz, désargentée mais cultivé, Juliusz qui courbait le dos devant la bête désespérée et orgueilleuse de la culture. La virtuosité consacrée à une œuvre aussi parfaite d’amertume et de méchanceté méritait le plus grand respect, disait Juliusz. Il ajoutait qu’on assistait chaque jour au massacre de la nuance, que Saint-Simon à lui seul, aurait suffi à saborder tous les débats médiatiques de l’époque. Juliusz détestait ce grand pas vers le neutre que le monde semblait faire avec délectation. Toutes les excitations, tous les emportements étaient frappés du même chiffre : une profonde neutralité. Même si elle prenait la forme bien souvent de l’excès et du risque calculé…
Derrière cette attitude d’apparente passion se profilait le masque de la lâcheté. Juliusz acceptait le gris, ses variations infinies et tristes. Mais il détestait l’habitude de Bremond qui était de toujours entreprendre la comparaison d’un monde avec l’autre, de s’essayer à l’affrontement de la vertu avec vice.
5.
Elsbieta sentit l’agression. Elle cessa de rouler les r du « chéri » et agrafa sa jupe en se déhanchant de façon trop appuyée.
- Mon Chéri, Juliusz s’est proposé de te conduite à la gare. Il passera nous prendre à neuf heures. Il faudra rouler doucement. Ils annoncent moins vingt…
Un temps. Bremond a l’air effondré. Rongé de l’intérieur, comme si une lente implosion avait aspiré ses dernières forces. Elle sait que déjà, chez lui, c’est la déroute, qu’il sent le temps qu’il vient de passer avec elle à Varsovie, s’écouler d’un coup, comme l’eau de la baignoire. Qu’il lui faudra s’approprier bientôt un autre temps, celui de Bruxelles, plus lent, plus économe. Juliusz disparaitra bientôt dans ses recherches littéraires et le monde retrouvera sa calme obscénité.
L’implosion lui perfore l’estomac. Il entend, à travers le vasistas de la salle de bain, le bus freiner sur la neige glacée.
- Embrasse-moi…
Elle se penche vers lui et il entrevoit ses seins dans l’échancrure du chemisier noir. Dernier cadeau avant la nuit.
6.
Longtemps, il n’y a eu qu’Edith et Elsbieta. Elsbieta et Edith. Trop longtemps car elles appartiennent maintenant à un temps déjà lointain, presque éteint, quand il les appelait toutes deux, dans une double intimité, « mon cabriolet ». Il avait d’abord dit « mon cabri », Elsbieta lui avait répondu que le cabri se cuisinait au lait, d’où ce surnom peu féminin mais qui les faisait toujours rire… Peu à peu, le cabriolet devint la seule marque de tendresse qu’il osait partager entre Bruxelles et Varsovie.
Ses habitudes polonaises, des largesses de Prince de province vidèrent vite son compte. Quand il rentrait en Belgique, ses débordements récents remontaient à la surface, des réflexes de générosité facile lui collaient à la peau. La culpabilité le clouait. Ce qu’il offrait à Edith, il le devait à Elsbieta et inversement. Il emmena alors Edith dans les meilleurs restaurants, comme il le faisait à Varsovie avec Elsbieta. Mais une monnaie ne valait pas l’autre. A ce rythme, Bremond s’endetta. A ce rythme Bremond sombra. A ce rythme, Bremond coula seul. Edith et Elsbieta s’étaient depuis un moment séparées d’un homme devenu sinistre au cœur de fêtes de plus en plus vides.
Bremond s’est retrouvé sans désir, un beau matin. Sans aucune envie de sortir de chez lui. Il ne quitta plus son appartement, se cassa comme une vitre, vola en éclats et personne ne voulut se pencher sur le moindre fragment.
Quelques semaines plus tard on apprit la mort de Bremond par arrêt cardiaque.
Edith et Elsbieta vivent toujours sans illusions à Bruxelles et Varsovie. La crise est passée, elles ont vieilli sans histoires, le temps s’est refermé sur elles dans le vacarme des joies nouvelles.