L’âme insurgée,d’Armel Guerne via Paul Emond
Posté par traverse le 8 septembre 2013
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«Les vingt-quatre victoires d’étape du peintre Belgritte» – Paul Émond 88 pages – 10 euros – 14×20,5 cm - plus >> 978-2-87505-151-6 ![]() |
En 1958, le grand peintre Belgritte prit une décision des plus audacieuses : il suivrait les vingt-quatre étapes du Tour de France (son cousin Luc Varenne, le valeureux reporter sportif de l’époque, acceptant de lui céder une place dans la voiture de notre radio nationale) et, le soir venu, il transposerait la spécificité de chaque étape en un tableau magistral. Seulement, à un moment donné la belle machine belgrittienne se grippe et alors son fidèle assistant Veuillot vient à son secours avec un remède miracle qui rapprochera notre peintre des grands sportifs qu’il suit ! |
Vous êtes las, vous aussi, de la platitude contemporaine ? De la veulerie des annonces publicitaires ? Des idéaux débiles vers lesquels nous poussent tant de discours tonitruants ? D’un formatage de l’existence qui ne tient compte que de l’image que l’on donne de soi ? Du discours dominant qui proclame que seul ce qui peut être comptabilisé n’a de réalité ? D’une existence de somnambule, qui n’a plus rien à voir avec ce désir qui, parfois encore heureusement, s’en vient nous réveiller pour nous rappeler qu’il y a moyen d’être autrement, de vivre autrement ? Oui ? Alors, n’hésitez pas, acquérez (vous comprendrez vite qu’il importe de le relire plusieurs fois) le merveilleux petit livre d’Armel Guerne, L’âme insurgée, consacré à quelques-uns des plus grands esprits du romantisme, Hölderlin, Novalis, Kleist, les frères Grimm, Nerval, et jusqu’à Merville et Stevenson qui écrivent encore dans le même sillage.
Armel Guerne (1911-1980), merveilleux poète, grand résistant, immense traducteur. Parmi tant d’œuvres traduites par ce passeur inlassable : Moby Dick, les Sonnets de Shakespeare, Le Territoire de l’homme de Canetti, Le cirque Humberto d’Eduard Bass (je garde précieusement dans ma bibliothèque ce superbe gros roman d’un écrivain tchèque, relatant une vie passée dans un cirque, depuis l’embauche du jeune garçon comme homme à tout faire jusqu’à la place de directeur qu’il finira par occuper – si vous tombez sur ce livre, surtout achetez-le ! je me rappelle l’avoir lu quasi d’une traite quand je découvrais, il y a plus de trente ans, la littérature tchèque et je l’ai relu, il y a peu, avec le même plaisir), et puis, bien sûr, la formidable anthologie des Romantiques allemands, publiée dès 1957 (rééditée chez Phébus, coll. Libretto).
Une anthologie à la lecture de laquelle il n’y a pas de meilleure introduction, justement, que L’âme insurgée. Quels beaux portraits de ces êtres d’exception en quête d’absol, et dont l’œuvre témoigne si intensément de la fièvre et du génie ! Premier chapitre du livre, un texte intitulé « Laissez-moi vous dire » : rédigé en 1977, il pourrait avoir été écrit aujourd’hui, tant est encore actuel le constat qui s’y fait déjà de la tyrannie des bruits du monde, de la paupérisation du langage, du déni du passé, d’une offre culturelle passée à la moulinette. Et quelle écriture ! Lisez donc ces extraits :
Laissez-moi vous dire
que le poète n’a pas la vie facile dans un monde devenu ce manteau de ténèbres, pailleté d’éphémère par une actualité exténuée en quelques heures, qu’on renouvelle tous les jours et qui tient toute la place avant de s’effacer. Un monde où le niveau des larmes, cependant, ne cesse de monter. Un monde pilonné, trituré, sermonné de plus en plus sévèrement par le verbe surnaturel des catastrophes, couché sous le vent fort de ce langage, le plus clair et le plus nu de tous, dont les statisticiens s’emparent aussitôt pour le rendre inintelligible. Les cœurs sans le savoir, les esprits sans le percevoir et, tout au fond, les âmes sans le dire sont tellement dans le besoin que le silence de leur cri – formidable colonne en creux – requiert et mobilise contre lui l’acharnement insupportable et sans répit de tous les bruits du monde, organise la fuite et le refuge de chacun dans ce supplice étroit, la collaboration funeste de tout individu, par soumission servile ou par complicité déshonorée, à cet attentat fracassant qui le disjoint, l’émiette, le pulvérise et le disperse. S’abstraire de l’essentiel, tout est là. Sortir le plus possible du dedans de la vie; rester dehors. L’information, laissez-moi vous le dire, est l’instrument parfait, la corde lisse et le nœud bien coulant de cette pendaison : l’information, procédé éminemment artificiel et abstrait, destiné à rendre informe et sans leçon tout ce qui peut, tout ce qui risque d’avoir, originalement, une forme certaine et peut-être un enseignement. L’informatique a perfectionné le système en le mécanisant et désormais, sans le concours de personne, l’analyse devient si fine que tout danger est écarté : même par accident il ne peut plus rester, non, même à la loupe on ne saurait trouver le grain le plus infime de concret dans la pensée lisse et liquide qu’elle dégorge. Le rien est souverain et triomphe dans le bourdonnement enthousiasmé des bavardages. Car sait-on jamais ? La trace seulement d’une poussière pourrait suffire à accrocher un souvenir, un rappel, découvrir une analogie, voire amorcer un rêve, éveiller un silence, engendrer l’incongruité d’une de ces légendes qui parlent à travers le temps !
Abandonné de tous, le génie souple et prompt de notre langue est sans emploi, comme un ange au chômage. Vu de demain, regardé seulement de la pointe du prochain matin, le français est déjà une langue morte, écrasée, accablée, enterrée sous ses mines où s‘amusent encore, inconscients, égarés, les producteurs rentiers d’une littérature qui n’a d’autres raisons que la « modernité », c’est-à-dire le goût du jour. L’argent, seul étalon de toutes les valeurs, ne quitte plus jamais le devant de la scène. Écoutez bien, tendez l’oreille: « euh… ! beuh… ! » Nous sommes entrés dans le siècle de l’onomatopée et nous voici déjà tout occupés à convertir les mots en chiffres. Sans le lyrisme des milliards, avouons-le, auquel les moins riches ne sont pas les moins accessibles, la politique serait sans effet, sans écho, et les prisons de l’idéologie s’ouvriraient d’elles-mêmes, relâchant en plein air la cohue de leurs détenus fascinés, tout surpris de se retrouver libres de leur pensée, de respirer un air de leurs propres poumons. L’argent (qui n’est depuis longtemps plus synonyme de richesse, mais de besoin), s’il fut depuis toujours servi par les ambitieux, ne l’a jamais été avec le cynisme imbécile et l ‘unanimité éhontée de nos contemporains: la masse humaine la plus mendiante et la plus lâche, la plus confuse et la plus confondue que le monde ait portée. Seul le nanti n’en a jamais assez ; et c’est toujours lui qui crie le plus fort, du haut en bas de l’échelle sociale, surtout en bas. Laissons.
(…)
Un pareil désarroi, des hommes plus humains, beaucoup moins négatifs, l’ont pressenti déjà comme pour nous aider, hurlant alors de toutes les manières la fureur de la faim spirituelle, clamant et proclamant l’insurrection de l ’âme aux quatre coins du monde, s’arrachant à leur siècle qu’ils jugeaient imbécile et qui ne manquait pas d ’incommodités, plongeant dans le passé, secouant l’avenir en le prophétisant jusqu’au bout de leur force d’imagination comme pour mieux l’exorciser, cherchant partout des appuis et des frères, recensant l’univers et les trésors intérieurs, se prodiguant à cœur ouvert, risquant sur eux un perpétuel tout pour le tout que rien ne pouvait arrêter, ni la folie, ni le suicide, ni la mort qu’ils ne cessaient de frôler, toujours a cet extrême d’eux-mêmes qu’ils ne cessaient de hanter par souci de vivre dignement, noblement, sans rien omettre. Jamais peut-être on n’avait fait autant de littérature ; et jamais sans doute on n’y mit tant de sang, tant de cœur, tant de fièvre et aussi de merveilleux caprice, de liberté. Ils ont tout essayé, tout appelé à leur secours pour étendre le cercle autour de la raison et trouver des issues, ne pas s’y enfermer. Ils ont couru tous les chemins qu’ils croyaient deviner. S’ils se trompaient, tant pis pour eux ! mais ils y allaient voir – et malheureusement, égarés dans le marécage d’une langue peu faite pour la rigueur, la rectitude ou le redressement de la pensée aventurée sur un terrain mystique, ils se trompèrent souvent et moururent beaucoup.
(…)
Ce Romantisme, bien évidemment, n’a rien de commun avec la gentillette école littéraire qui fit florès en France sous ce nom ; rien de commun non plus avec la rhétorique douceâtre et la fadeur sentimentale, les rubans et les fanfreluches que l’on s’est plu souvent à attacher à ce mot. Les Français à vrai dire, Nerval à peu près seul excepté, sont restés à l’écart de ce mouvement, qui a fleuri d’abord et surtout en Allemagne avec Hölderlin et Novalis, avec Arnim, avec Kleist, avec Hoffmann et tant d’autres, mais aussi en Angleterre – avec Keats bien plus qu’avec Byron ou Shelley, et par-delà les sombres splendeurs du « Roman noir » jusqu’à Stevenson –, mais encore dans la lointaine Amérique chez deux êtres aussi différents — et aussi nécessairement complémentaires – que Poe et Melville, sans oublier les pays slaves où l’élan mystique du hassidisme juif et cet autre élan qui soulèvera plus tard les récits de Dostoïevski sont manifestement d’essence romantique, au sens le plus exigeant que l’on voudra bien donner à pareille désignation.
(…)
C’est que pour eux, le Romantisme était vraiment une façon d’être. Un combat pour la plénitude. Une bataille désespérée contre l ‘abdication capitale, contre ce vide désespérant qui laisse l’homme comme une viande douée de réflexes dès qu’il oublie son âme, dès qu’il quitte ses rêves, dès qu’il cesse de reconnaître et de nourrir – pour ne plus faire qu’alimenter l’autre – Cette moitié divine dont il est compose’ et qui respire au milieu des étoiles.
Car on ne devrait jamais l’oublier, la vie n’est pas un état mais un risque, et qui s’ouvre toujours plus. Grandiose. Une conquête qui n’en finit pas. Un « voyage » – au sens où Schubert l ’a certainement vécu – mais un voyage incertain et dur, à la mesure de ceux, et de ceux-là seuls, qui sont capables de marcher.
Il vaut donc mieux, croyez-moi, ne pas trop se fier aux ruminants intellectuels qui vivent à la ferme, engrangeant le foin et la paille de leurs savoirs récoltés. Les hommes de cabinet, laissez-moi vous le dire, ne font pas de bons compagnons de route.
Vivent les hommes de plein vent !
Armel Guerne, L’âme insurgée, collection Points Seuil
Stefan Zweig disait des nouvelles de Kleist (1777-1811) qu’elles étaient « les plus concises, les plus froides, les plus concentrées de la littérature allemande ». Plaisir de reprendre quelques grands textes de cet écrivain fascinant, magnifique auteur de théâtre (Penthésilée, La Cruche cassée, Le Prince de Hombourg…), personnage toujours en quête d’absolu, à la vie chaotique, passionnée et toujours déçue (il finit par se donner la mort avec Henriette Vogel, son amie), un de ces êtres dont Armel Guerne disait qu’ils étaient « … toujours à cet extrême d’eux-mêmes qu’ils ne cessaient de hanter par souci de vivre dignement, noblement, sans rien omettre » (L’Âme insurgée, coll. Points-Seuil).
Pour preuve de ce qu’avançait Zweig, cette nouvelle qui tient sur deux pages et demie, parfaite dans son déroulement narratif et très caractéristique d’un univers imaginaire où le fantastique vient parfois remédier à l’injustice des hommes :
La mendiante de Locarno
Au pied des Alpes, à Locarno, il y avait un vieux château merveilleusement situé, appartenant à un marquis. On peut en voir encore aujourd’hui les ruines quand on descend du Saint-Gothard.
Un jour, la marquise recueillit par charité une vieille femme malade qui s’était présentée devant elle en demandant l’aumône. La marquise fit mettre de la paille dans une des nombreuses et spacieuses salles du château et y fit coucher la pauvresse. Le marquis, revenant de la chasse, entra par hasard dans cette salle, où il avait l’habitude de ranger ses fusils. Apercevant la vieille, il lui intima de se lever et d’aller s’installer derrière le poêle. En se levant, celle-ci glissa sur ses béquilles et se blessa grièvement à la colonne vertébrale, de sorte qu’après avoir péniblement réussi à se lever et à traverser la salle, elle s’affaissa en gémissant derrière le poêle et mourut.
Plusieurs années après, le marquis ayant de graves embarras d’argent par suite de la guerre et d’une mauvaise récolte, un chevalier florentin descendit chez lui, dans l’intention de lui acheter le château. Le marquis, qui tenait beaucoup à conclure l’affaire, chargea sa femme de loger l’étranger dans la pièce ou était morte la mendiante ; la salle, restée inoccupée depuis lors, avait été fort agréablement transformée. Mais quelle ne fut pas la stupéfaction des hôtes lorsque au milieu de la nuit le chevalier, pâle et défait, accourut vers eux, jurant ses grands dieux qu’il y avait des revenants dans le château, que quelque chose, échappant à ses regards, s’était levé dans un coin et, avec un bruit de paille piétinée, avait lentement traversé la salle d’un bout à l’autre, à pas chancelants mais bien distincts, pour aller s’effondrer en gémissant derrière le poêle.
Le marquis, effrayé sans trop s’expliquer pourquoi, se moqua du chevalier en affectant une grande sérénité et lui qu’il se lèverait pour passer la nuit en sa compagnie. Mais le chevalier le supplia de ne pas le renvoyer dans la salle hantée et de lui permettre d’achever la nuit dans un fauteuil. Le matin venu, il fit atteler et, après avoir pris congé, quitta le château.
Cet incident, qui fit énormément de bruit, rebuta plusieurs acquéreurs, chose fort désagréable pour le marquis, et comme d’autre part la rumeur tout à fait incompréhensible et déconcertante selon laquelle on entendait marcher vers minuit dans a fameuse salle du château, se répandit parmi ses gens de maison, le marquis, pour y couper court, résolut de faire une expérience décisive en examinant lui-même la chose. Un soir, il fit donc placer son lit dans la pièce soi-disant hantée et attendit minuit sans dormir. Quel ne fut pas son trouble lorsqu’en effet, l’heure des spectres ayant sonné, il entendit l’inexplicable bruit ; il semblait que quelqu’un ou quelque chose se levait en provoquant un crissement de paille, puis traversant la salle de long en large, s’affaissait en soupirant et gémissant derrière le poêle. Quand le marquis descendit le lendemain matin, son épouse lui demanda le récit de sa nuit. Après avoir jeté des regards timorés et hésitants autour de lui et avoir poussé le verrou de la porte, le marquis lui confirma que l’histoire du fantôme était vraie ; elle tressaillit étrangement et le pria de procéder de sang-froid et en sa compagnie cette fois, à un nouvel examen des faits.
La nuit suivante donc, les deux époux, de même qu’un domestique qu’ils avaient pris avec eux, entendirent le même bruit inexplicable et fantomatique ; et seul l’impérieux désir de se débarrasser à n’importe quel prix du château leur donna la force de cacher l’effroi qui s’était emparé d’eux et d’expliquer les événements de la nuit par quelque cause fortuite et superficielle que l’on finirait bien par découvrir.
Le troisième soir, ayant décidé de percer définitivement le mystère, le marquis et son épouse, en arrivant devant la porte de la chambre maudite y trouvèrent leur chien de garde que quelqu’un avait sans doute détaché ; sans trop se demander pourquoi, peut-être dans l’obscur désir d’une présence vivante, ils le laissèrent entrer avec eux.
Vers onze heures, après avoir posé deux chandelles sur la table, le couple s’étendit chacun sur son lit, la marquise tout habillée, le marquis l’épée et le pistolet à ses côtés. Pendant qu’ils s’efforçaient de poursuivre un maladroit dialogue, le chien se coucha au milieu de la pièce et, recroquevillé sur lui-même, la queue sous la tête, se mit à ronfler. Minuit venant de sonner, l’effroyable rumeur recommença ; une créature que des yeux humains n’auraient su regarder se dressa sur des béquilles, – là-bas, dans le recoin ; on entendit des bruissements de paille, et au premier pas, clic clac ! le chien se réveilla et bondit en dressant les oreilles, puis grogna, aboya et s’enfuit en reculant vers le poêle. Voyant cela, la marquise, les cheveux se dressant sur sa tête, se précipita hors de la salle, tandis que le marquis, brandissant son épée, s’écriait « Qui vive ! » Comme personne ne répondait, il fendit aveuglément l’air de son épée.
La marquise, décidée à regagner la ville, fit atteler. Le de temps de rassembler quelques bagages et avant même que la voiture n’eût franchi le portail, elle vit des flammes s’élever du château.
Le marquis, ayant perdu la raison, saisissant une chandelle, avait mis le feu aux quatre coins du château. Le feu se répandit d’autant plus vite que les murs étaient lambrissés de boiseries. C’est en vain que la marquise envoya des gens au secours de son mari, il avait déjà trouvé une mort pitoyable.
Aujourd’hui encore, les blancs ossements du marquis, recueillis par des paysans, reposent dans ce coin de la salle d’où il avait ordonné à la mendiante de Locarno de déguerpir.
Heinrich von Kleist, « La mendiante de Locarno », Romantiques allemands, vol. 1, Bibliothèque de la Pléiade, traduit de l’allemand par Maxime Alexandre
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