Ne reste de ce jour

Posté par traverse le 20 février 2011

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Ne reste de ce jour que souffles et miettes sur la table, mains posées sur les épaules du soir qui avance dans des détours d’automne, ne reste de ce jour en la nuit qui s’affale sur les boulevards et les impasses, paroles éparpillées dans le frottement des voix, promesses de chagrin et de stupeurs diverses, bonheur de ne plus se lancer dans les arènes anciennes des colères perdues, confiance dans le sang qui afflue encore et encore dans l’instable avenir des amours.

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Là-bas il y a de la lumière

Posté par traverse le 22 janvier 2011

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Centre culturel de Belem, Lisbonne, août 2010

Là-bas il y a de la lumière, dit-il.

Et il n’aimait rien tant que les ombres qui flambaient en lui.

Là-bas il y a de la lumière,

du lait pour ma bouche,

du vin,

des champs, des greniers, des caves,

des nuages en chemises de soie,

des lumières où flottent des ailes bleues,

des rivières de mousse,

des lacs sur des montagnes froides,

de la foudre pour mon toit,

des odeurs sous les ongles,

là-bas il y a de la lumière

et ici je demeure.

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Un mal ancien

Posté par traverse le 2 janvier 2011

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Conte

Des âmes bien nées avaient décidé de s’élever au-dessus de la mêlée. C’était leur raison d’être : vivre avec cette conscience que tout pourrait advenir, le mal en premier, chaque matin, et que chaque soir tomberait sur un peu plus d’entendement.

Cette assemblée majestueuse finit par devenir bien trop aérienne. Elle s’éloignait et commença à s’en inquiéter. Elle avait évidemment depuis longtemps trouvé des solutions aux joutes territoriales qui troublaient le pays.

La peur, la haine, le mensonge, l’exclusion faisaient rage tranquillement. Sans fusils ni grenades. Avec la défiance réciproque des frères ennemis qui ne se reconnaissent plus et qui vont dans la forêt s’embrocher en invoquant des dieux enragés.

Le pays se déchirait dans des semblants de rires, de fraternités et de rencontres sportives qui ne trompaient personne. Le mépris de ces hommes et de ces femmes entêtés et obtus faisait naître une colère qui allait tout salir définitivement. Il fallait trouver une sortie de secours, quelque chose qui vaille le déplacement, qui donne envie de se lever.

De là-haut, ce pays en triangle méritait une réponse hors du cercle ou du carré qui semblaient les seules formes reconnues. Il fallait profiter de cet écart triangulaire, en faire une forme parfaite, y inscrire des destins sans pareils, des vies assouplies au rustre usage des frontières et des lois.
Il leur fallait descendre sur terre, avancer les pieds bien ancrés. Rude affaire.

Ca allait mal, bien moins mal qu’ailleurs mais ce mal médiocre, sans envergure, sans ambition, glissait dans la vie de chacun. On souffrait, on se détestait, on se parlait du bout des lèvres, on se réunissait, on faisait des budgets aussi faux que la vie des gens qui s’éreintaient à survivre dans cette sauvagerie climatisée, mais ça continuait.

Noël passa, le gel recouvrait tout, chacun resta chez soi dans la chaleur des écrans et des cadeaux. Le printemps poussa vite du nez et des énergies nouvelles naquirent. Des forces brutales qui trouvaient embouchure dans chacun déboulèrent et trouvèrent leur cible : le temps.

Le temps manquait, il ne fallait plus trainer. Les affaires s’étaient lentement déplacées vers d’autres centres. Babel s’érigeait. Les encombrements de l’âme ne comptaient plus, chacun s’y mettait et lançait ses torpilles. Le temps s’était accéléré, les jours passaient dans une lisse glissade vers l’habitude du moins.

Un matin, la presse annonça une vague épidémique nouvelle, une sorte de choléra qui mettait à bas femmes et hommes un peu partout. Les ventres se crispaient, des tornades de douleur s’y déployaient et on se vidait lentement.

Une diarrhée générale déplaça les frontières et toucha les êtres les plus vigoureux. Bizarrement les vieillards et les enfants y échappaient. L’OMS déclara que cette incongruité médicale était due à la production d’enzymes excentriques. Le métabolisme adulte seul en fabriquait. Le mal était curable mais le temps pressait. Il fallut faire des choix.

La recherche accéléra le mouvement, on fit face au plus pressé. Les hôpitaux débordaient, les Ministres y allaient d’annonces en annonces parlant de plus en plus simple, jusqu’ aux inévitables « « ensemble dans le même bateau », « tous rassemblés dans l’épreuve », « unis dans le destin»,…

On se mit à y croire.Des idées nouvelles jaillirent, les combats d’hier s’étaient adoucis, de plus légitimes inquiétudes avaient surgi.

Des remèdes apparurent bientôt. Les décès ralentirent, et un matin, la bonne nouvelle éclata : le choléra était vaincu.

Le pays, hagard, se releva. Mais les habitudes des enfants et des vieux avaient été mises en place et les convalescents durent s’y faire. Le monde avait changé sans eux. Ils étaient encore trop faibles que pour s’y opposer.

Le temps passa lentement et ceux d’hier retrouvèrent de nouvelles vigueurs…

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Ca je le sais et c’est à peu près tout

Posté par traverse le 29 novembre 2010

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Ca je le sais et c’est à peu près tout, c’est l’automne ou l’hiver ou une autre saison, je reconnais ma force ou la pénible ascension du jour dans ce qui a lieu dans les arbres et la terre sous mes pas, je sais qu’on ne peut naître ou mourir à la place de quelqu’un d’autre et c’est un paysage un peu défait que j’aborde avec vous à chaque instant, je voudrais alors dans ce tissage fin coudre mon fil et le serrer si fort jusqu’à l’accroc suivant, ce serait une trace pâle sur mon front comme le souffle des enfants sur des images froides embuées de secrets, ça je le sais et aussi le temps qu’il faut pour oublier cela, le temps comme un instant dans la nuit quand vient l’heure des sommeils enroulés dans les draps jusqu’à l’aube des histoires mal racontées que nous mettons dans nos poches par manque de chansons, ça je le sais, et encore la façon de marcher quand le soleil décline et de hâter son pas dans l’ombre des maisons affutées comme des crocs tout le long du sentier, de respirer plus fort en haussant les épaules et de parler aux murs en s’étonnant des lumières soudaines, ça je le sais et quelques choses encore.

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Le Bureau des haines

Posté par traverse le 25 novembre 2010

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Maintenant que le soir tombe, que les affaires se calment, je peux reprendre mon récit là où je l’ai laissé hier. Voilà des jours que je ne suis rentré chez moi, que j’abandonne mes intérêts au profit de cette avalanche de notes, de mémos et de mémoires sans fin.

Voilà des mois que je griffonne, tapote, téléphone, envoie des mails, rappelle mes correspondants, leur soulignant tel ou tel point de la loi. Des mois qu’ils me répondent que la loi n’est pas une, mais territoriale, que le droit est une affaire de mœurs, une coutume annoncée et qu’il faut alors le respecter comme une divine bavure du sacré sur les hommes.

Je suis peintre, aquarelliste, je passe mon temps à guetter la lumière et à la saisir dans l’eau perlant de mon pinceau mouillé d’un peu ce couleur. Je lisse le temps dans des lavis et je me protège des intempéries et des coups de vent fréquents dans la région en me coiffant d’un chapeau de pécheur un peu ridicule mais qui me donnait l’air de quelqu’un qui va couper ses rosiers un dimanche. Je passe dans la vie en laissant dernière moi les vagues traces de ce que j’ai émondé. Mais je ne vois rien dans mon horizon qui m’empêcherait ou m’ordonnerait d’avancer. La vie est calme, un peu bête, c’est vrai mais suffisante.

Ils se sont mis à frapper à ma porte un lundi, je m’en souviens très bien, c’était un lundi après les vacances d’été, les enfants venaient de rentrer à l’école et je ne sais pourquoi, mais ce lundi-là, ils étaient une bonne vingtaine à ma porte venus me demander de notifier leurs plaintes et les raisons de leurs désagréments. Je dois préciser que je dépendais à l’époque d’un Ministère un peu vague qui avait pour mission le vivre ensemble, ou quelque chose comme ça, bref, cette administration avait hérité d’une mission : engranger les plaintes, les témoignages de dysfonctionnements et les débordements qui auraient pu mettre la vie à mal. Je veux dire la ville, mais dans mon affaire, c’est du pareil au même.

Donc, ce lundi, il pleut, ça sent le chien mouillé dans tout l’étage et je me heurte à cette troupe un peu molle qui m’attend. Je pénètre dans mon bureau, les fais patienter quelques minutes, déplie mes dossiers et ouvre mon ordinateur. Par habitude, tous les matins, je fais une partie de solitaire sur mon écran, ça me réveille et me dope le moral. J’ai l’impression que je joue mon destin en maniant les cartes virtuelles et souvent, ma journée dépend de ce que j’ai déposé comme face sur une autre. C’est simple, ça ne mange pas de pain mais ça nourrit son homme.

Surprise, ma boîte mails ne s’ouvre pas, elle est manifestement encombrée. Des spams encore et toujours, des pétitions idiotes, des chaînes de félicité béate, des appels au secours, des déclarations flamboyantes, toujours et toujours, des milliards de messages qui ne servent qu’à ouvrir le tube à messages pour faire passer encore et encore plus de sourdes imbécilités qu’on prend aujourd’hui pour la conscience des hommes. Je m’y connais un peu en matière d’ordinateur et je ne me laisse en général pas démonter par des questions de pure logistique. Un coup d’œil par la porte et je constate que la vingtaine de personnes estimée à mon arrivée a doublé depuis dix minutes.

Je referme la porte, téléphone à mon collègue de l’étage du dessus mais la ligne est occupée. Je retourne dans l’embrasure et annonce que je commencerai à entendre les dépôts de plaintes dans dix minutes maximum. Pas de réaction, tout est calme. Bizarre mais j’en profite pour rejoindre mon bureau. Téléphone, néant, j’ouvre ma boîte mails d’une main et de l’autre j’envoie un sms à ma collègue du deuxième, lui demande si elle peut descendre m’aider. Je suis débordé et sa présence me sera d’un précieux renfort. Elle me répond une dizaine de secondes plus tard, « Suis dans la merde, ils sont partout, ai appelé le chef ».

Vous avez sûrement compris ceci, je suis un homme qui ne s’avoue pas facilement vaincu, alors, je décide de commencer le travail de copiste qui est le mien, à la plume s’il le faut, mais je ne me laisserai pas impressionner par une troupe de péquenots venus réclamer le récépissé de leurs arguties minables. Je m’installe, je tente encore l’ordinateur mais tout est bloqué, je réessaye le téléphone, toujours rien, alors allons-y, je crie : « La première personne s’il-vous-plaît » et une dame, la quarantaine, entre. Je la prie de s’asseoir et de me remplir le formulaire que je lui tends (nom, adresse, régime législatif choisi). Elle pointe les différentes questions et défait son manteau pour commencer sa déclaration.

« Vous savez Monsieur, ce n’est pas que je veuille critiquer le système de l’un ou de l’autre mais il y a des limites ! Figurez-vous que mon voisin, un homme sans importance apparente, un de ceux qui trafiquent dans les night-shops, vous les voyez, hein ? Et bien mon bonhomme, je l’entends tous les soirs rire et mettre de la musique, pas trop fort, mais fort quand même, de la musique de chez eux, Monsieur et ces rires, ces battements de mains que j’entends tard dans la nuit, je pense que ce sont des signes de joie, Monsieur, des manifestations de fête, je pense que ce type est une sorte d’agent-double, Monsieur ! La preuve, la journée, pas un mot, pas un sourire, rien, lui, sa femme et ses enfants, pas un mot et la nuit, la nuit, Monsieur, la nuit, c’est une sarabande.

- Que dois-je noter, Madame ? L’heure de la manifestation, la durée, précisez, s’il-vous –plaît…
- L’heure ? Le soir, vers 22h. C’est ça, et la durée ? Toute la nuit, Monsieur, toute la nuit.
- Je note Madame, je note. Autre chose ?
- Non. Mon nom, dites, mon nom sera associé à la plainte dans le rapport mensuel ou je peux demander une clause de respect, je veux dire une clause de discrétion ?
- Vous pouvez, Madame, l’ordonnance du 20 août l’autorise.
- Je préfère.
- Voici votre reçu, vous serez avertie de la suite. Merci Madame. »
Elle se lève, remercie, remet son manteau et laisse la place au deuxième, un grand mince, chauve et pâle.
« Monsieur, c’est insupportable, cette….comment dire, cette femme, ces yeux, rien que ses yeux, cette femme…je ne peux pas, Monsieur, on n’est pas au Moyen-âge quand même !
- Que ne pouvez-vous pas, Madame ?
- La piffer, Monsieur.

Silence. Je le regarde, étonné de la simplicité cinglante du ton. La piffer ! Comment vais-je encoder cela plus tard, me dis-je. Piffer…

- Je ne peux la piffer, ils ne sont pas comme nous…Elle…et les autres de sa tribu, je souhaite que vous notiez que dans mon quartier ils se promènent le soir, par petits groupes, l’air patibulaire. Un air que je les soupçonne de prendre pour nous provoquer, Monsieur, autrement dit, ces groupes, ces bandes, ce sont des façons de nous mettre la pression, voilà, une façon de nous mettre à bout. Je souhaiterais donc déposer une plainte pour agression et tentative d’intimidation.

- Oui, Monsieur, mais pourriez-vous préciser les gestes, les mimiques, les allures ?
- Les allures ? Des airs de deux airs, Monsieur, des allures de voyous, voilà. Ma plainte n’est pas recevable ?
- Nous recevons toutes les plaintes Madame, c’est un principe de base, le droit à l’expression, le droit des minorités à se plaindre des majorités et l’inverse, c’est un droit, acquis durement par nos pères et nous devons le respecter, le défendre même.
- C’est une excellente chose. Au revoir Monsieur.

Le troisième entre, un petit gros au visage avenant. Il annonce d’emblée qu’il souhaite fermement participer à cette vaste opération populaire que l’Assemblée a annoncée l’été dernier. Qu’il est fier d’être un des premiers de sa communauté à nommer la barbarie de l’autre. Il se met à parler avec volubilité, je lui demande de quel régime judicaire il dépend et il me dit, tout à trac, de celui que je suis obligé de subir, Monsieur, en raison de ma résidence. Mais, Monsieur, je tiens à préciser que je vais porter plainte contre ledit régime afin de permettre à mes enfants, dans un futur proche et, espérons-le, radieux, de ne plus devoir se plaindre, voilà.

- Quand je me suis retrouvé accueilli par l’administration de mon arrondissement alors que je venais de vivre le pire, là-bas chez moi, je veux dire, là-bas où c’était chez moi avant, je veux dire au pays, plus précisément, dans ma région, là-bas, quoi, quand je venais de subir la perte irréparable de ma troisième épouse, de deux de mes enfants, que je venais de devoir quitter mon pays aimé que j’ai été ici-même accueilli et enfin, abrité dans le droit et dans la législation d’une démocratie plus solide que toutes, quand j’ai donc été accueilli dans mon exil, quand je me suis retrouvé ici avec ma famille morcelée, quand je me suis retrouvé dans les conditions difficiles que suppose tout exil, j’aie été amené à vivre sur le sol qui m’était désigné où le régime linguistique et législatif différaient de ce que je m’attendais à trouver et quand cet exil a trouvé enfin son terme, je peux le dire, Monsieur, oui je peux le dire enfin, un nouvel enfer a commencé pour moi. J’étais ailleurs, alors que je pensais être ici, ailleurs alors que je souhaitais être ici. Et de cela, Monsieur, de cet imbroglio administratif, trace d’un ancien mépris pour l’homme que je suis, je souhaite Monsieur porter plainte et exprimer publiquement mes récriminations. Profiter du désarroi de celui qui souffre pour le pousser dans des limites qu’il n’a pas choisies est un, abus de confiance, Monsieur, une entourloupe qui déshonore ce pays. Voilà, c’est tout. »

Je lui tends le récépissé réservé aux plaintes extraterritoriales et le prie de faire entrer la personne suivante.

Une jeune fille, rousse, mignonne, mal fagotée et l’air rembruni s’assied sans que je l’y invite.
« Ce qu’il me semble, c’est que tout et n’importe quoi peut se dire ici, n’est-ce pas ?
- Oui, mademoiselle, chacun ici est libre de déposer sa plainte et d’exprimer en son âme et conscience ses reproches, c’est avec ce matériau que toute démocratie humble ratifie ses avancées, elle poursuit ainsi sion œuvre, mademoiselle qui est de se plier à la loi du plus grand nombre qui est aujourd’hui comme vous le savez l’addition des unités les plus basses. Je veux dire les plus fines, les plus infimes, plutôt.

- Et bien, voilà, y a chez nous, dans le quartier un type, je le soupçonne, je le soupçonne de certaines pratiques, comment dire, de certaines pratiques rétrogrades, elles sont, elles sont le signe d’un monde immonde Monsieur, dégueulasse, et ce n’est pas un sale type qui va me dicter ce que je dois faire en matière de baise, Monsieur. Voulez-vous noter « baise ». Merci. Quoi ? C’est pas possible cela, il fallait que cela cesse, si même les gens de morale se mêlent de notre cul !

- Voulez-vous nommer une personne en particulier, mademoiselle ?
- J’aimerais mieux pas.
Comment voulez-vous qu’une plainte soit ratifiée si elle ne précise pas l’objet et le sujet de la plainte ?
- C’est vraiment nécessaire ? Il me semble que l’exemple suffit, non ?
- Je note, mademoiselle, pour l’exemple, c’est cela ?
- Oui, Merci.

Elle se lève, sort sans me regarder et me laisse avec cette plainte administrativement incomplète. Je suis un rien désarçonné mais la suite des témoignages me ressaisit et je passe allègrement d’une bordée à l’autre de l’inhumanité. Je note, note et note encore. Des recoupements seront à faire, des questions à préciser mais globalement, je peux déjà noter que l’ensemble des plaintes est marqué par une première dimension, d’importance et insoupçonnée auparavant : ce qui semblait convenir à l’ensemble ne plaît plus à personne. Mais pourtant quelque chose semble apparaître, se profiler et sonner juste les haines sont étales, un calme et profond océan de haines a surgi devant moi. J’y ai connu les secousses de l’histoire, les impasses de la géographie, les frustrations religieuses de tous bords, les peurs instinctives, les prurits linguistiques, les insultes communautaires, les délations les plus abjectes où le père dénonce le fils et le fils abjurent la loi de son clan, j’ai entendu des enfants se plaindre de leurs enseignants, des parents mortifiés par le monde où ils vont plonger leur progéniture et accusant dans une haine sans limites la joie et la dépense, j’ai entendu la misère se prendre pour la vertu et lentement notre pays se dégrader dans des préoccupations et des méthodes qui salissent celles et ceux qui en usent. Non pas qu’il faille ignorer ce que le monde réclame en grognant mais il y a la manière,….Et sans manière, tout fiche le camp en deux temps trois mouvements dans la barbarie. Voilà ce que je pense.

La journée a été épuisante mais j’ai tenu bon. Des colères des mépris, des délations, des jalousies, des rancœurs, j’ai tout eu, mais sans sourciller, j’ai tout enregistré et je peux ainsi confirmer que tourte chose sera bonne à dire. J’ai senti, comment dire, un sentiment de fierté quand je me suis vu confronté à l’ampleur de ma tâche, je me suis représenté l’immensité des missions à accomplir encore mais j’ai tenu bon, je vous dis. Je ne cédais pas devant les difficultés apparentes, les manifestations apparemment d’un autre âge. Cet âge aujourd’hui est celui de toutes les libertés et j’en suis d’une certaine façon le gardien. Le Bureau des plaintes est devenu cet ilot de liberté que chacun rêve de préserver coûte que coûte. La nuit a été brève et le lendemain, la journée s’est déroulée dans les mêmes conditions que celle que je viens d’esquisser pour vous dans mon récit.

La semaine s’est traînée dans les mêmes misères mais chaque jour, je découvrais une parcelle de haine que je ne connaissais pas, un morceau de mépris que je n’avais jamais recensé.
La fin de l’année approche et des décisions importantes vont être prises par les Décideurs, ils sont certainement tout empreints de cette empathie qui permet aux Grands de faire la différence entre la haine sans objet, celle qui ne s’exprime que pour passer le temps (l’ennui est si bien partagé) et la haine cruciale, fondatrice d’une présence au monde nouvelle, attachée à considérer l’homme tel qu’il est.

Gageons que mon Bureau des haines aura participé à cette tâche sublime qui est de regarder sans ciller le cœur de l’homme tout entier.

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L’Atelier d’écriture: Autour de la table ensemble et côte à côte

Posté par traverse le 15 novembre 2010

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Autour de la table, douze personnes, c’est la norme et l’animatrice ou l’animateur vont créer une chambre d’échos qui s’appelle l’Atelier et dans lequel des croisements vont avoir lieu, volontaires, involontaires, singuliers collectifs. Ces croisement sont de l’ordre du discours d’abord, de la parole tenue et qui emble dire ce que l’auteur souhaite faire entendre. Ca marche rarement du premier coup, parler, en raison de la règle « d’un mot pour un autre » (Tardieu).

Ce que nous voulons dire ne sera jamais ce que l’on a voulu dire quand la tension de la phrase est trop forte, quand le souvenir est trop lourd, quand les mots manquent (et où une certaine fluidité relationnelle qui se met en place de séance en séance ne s’est pas encore créée, peut-être…). Cette difficulté à dire n’est généralement pas le résultat d’une inattention, d’une paresse à dire (ce que l’on remarque en permanence dans la mollesse de la langue civile) mais plutôt la peine que nous avons à définir, à cerner un lieu à atteindre, imaginaire, par cette langue singulière et intime qui est notre langue et que le langage ne permet pas facilement.

Jamais nous ne ferons crédit à Boileau et à son fameux Art poétique « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ». Evidemment, ça casse en chemin, la langue, ça s’effrite, ça s’interrompt, ça oscille entre deux sens, ça patine…De ces difficultés, les présentations et les commentaires sont pleins. Très souvent, nous le savons, nous expliquons malhabilement ce que nous avons créé ou tenté de mettre à jour.

C’est ici évidemment que le rôle de l’animateur est capital. Comment pourrait-il éclairer ce qui était entendu et pourtant malhabilement prononcé parfois ? Comment faire entendre ce qui était latent et à peine insufflé ? Comment faire partager cette écoute et cet éclaircissement à l’ensemble du groupe ? C’est encore, au-delà de la formation, des connaissances, des savoirs, des compétences de l’animateur, une question de confiance dans l’autre qui est là, une confiance dans ce qu’il recèle de meilleur et de plus fin à distribuer dans le groupe qui écoute.

Cette écoute des commentaires et la présentation des textes passent par la mise en place d’un dispositif de lectures et d’écoute (quel texte après quel texte ?), quel type de commentaires (plus généraliste ? Plus singulier ? Plus technique ? ) qui suppose d’accorder les sensibilités, les imaginaires et les cartes de représentations de chacune et chacun.

Il est fréquent que la question de l’interculturalité se pose dans l’Atelier. Fréquent et heureux, bien entendu car l’Atelier est très souvent un lieu ou les géographies se croisent et les temps se rencontrent en se dilatant dans une écoute collective. L’interculturalité suppose un socle commun (les textes, les engagements des auteurs, le contrat de départ avec l’Institution et l’animateur et la participation à l’ensemble des séances) et des pratiques, interprétations, intérêts, conceptions et résonances différents.

L’interculturalité se construit, me semble-t-il, non, dans cette poisseuse salsa (la sauce) de la world culture, mais bien dans le concept plus analytique et dynamique de la salade. Il y a mélange mais on peut distinguer tous les morceaux qui composent un goût commun. Des histoires, dans l’Atelier sont dévoilées, mises en forme, construites selon des schémas si différents que souvent, c’est cette dimension d’échos divergents si ce n’est contraires qui fait le sel de l’Atelier.

Mais bien plus encore, dans l’écriture des participantes et participants, ce sont des mythes, des façons de voir et de restituer qui sont mêlés à une sorte d’hypertexte que chacun transporte souvent à son insu. Je pense à cet auteur, d’origine iranienne qui, nourri des classiques russes et français, pénétré de la poésie perse, traversé de la langue française, écrit ses textes à plusieurs étages. Des étages de temporalités (la fable perse), de représentation sociale (la dialectique marxiste), des étages de style (le récit flaubertien) se mêlent et donnent à entendre une langue nouvelle, faite d’intertextualités, d’échos d’un socle culturel à l’autre…

Une autre participante, d’origine algérienne, pénétrée de la passion de la lecture lors de son arrivée, petite fille, en Belgique, écrit des récits marqués par le silence des bibliothèques, la durée de la lecture et le paysage intérieur algérien. Elle écrit des textes sensibles où la promenade se laisse entendre comme une déambulation entre là et ici.

Et dans cette interculturalité, c’est un Je qui se construit à partir d’un moi qui instille le souvenir, la mémoire des expériences dans une forme que chacune et chacun peut entendre ici.

Lors de mes ateliers au Congo, au Portugal, en Tunisie, au Maroc, en Roumanie, …j’ai souvent été confronté à une sorte de permanence : les questions existentielles étaient communes, partagées mais le récit de celles-ci passait par des embûches que l’atelier permettait de mettre à jour et donc de dépasser. Je pense aussi aux questions d’autocensure que l’Atelier permet de nommer et si l’auteur le désire, de déjouer.

Cette interculturalité n’est évidemment pas une façon de nier que nous écrivons dans l’ombre de modèles culturels forts, originels (pour ne pas dire nationaux) mais les textes sont fabriqués de résidus, de morceaux, de poussières de mémoires. Et, comme le jeu du téléphone arabe, que nous jouions enfants, la phrase du début arrive déformée à l’arrivée. Elle est passée par des filtres que l’atelier rend audibles et légitimes.

La marge et la fascination

Une expérience que je voudrais rapporter ici, touche à une peinture célèbre, scandaleuse, foudroyante et qui n’en finit pas de nous fasciner…L’Origine du monde de Courbet. Pascal Quignard rapporte, dans son beau livre, Le sexe et l’effroi (1) que le phalos grec se dit en latin fascinus, il est ce qui nous empêche de détourner le regard, l’objet qui fascine… Il y a fascination devant ce pubis féminin offert à notre regard depuis le 19ème siècle et cette fascination est très proche, me semble-t-il, de cette fascination du texte que nous voulons faire « sortir » de nous et qui nous empêche de faire autre chose tant que la chose n’est pas sortie. Les réflexions continuelles à propos du « manque de temps » touche à cette question, à cet empêchement de sortir la chose et de l’exposer, me semble-t-il.

Donc, il y a ce sexe, cet endroit désirable et tout le travail pour y arriver qui nous amène vite, quand nous sommes à l’endroit rêvé, à penser à autre chose, au cadre, pour faire simple, à la marge, à ce qui entoure le texte et qui est plein de tout ce qui n’est pas dit mais qui est en réserve pour aller là où nous désirons confusément nous tendre.

Cette image, je m’en suis servie quelquefois dans l’Atelier et en racontant le voyage entre la marge et l’endroit, disons, stratégique, suivi du rêve de la marge pour pouvoir s’extraire un moment de la chose afin de la désirer à nouveau etc.…ad libitum en a déjà faire rire plus d’un et pourtant alors, tout est clair. C’est de cette marge que nous allons parler dans l’Atelier souvent plus longuement que du texte fini. De cette marge que nous allons faire le contour pour pouvoir mieux rêver l’endroit où nous allons aller par le texte, encore tout chargé de marge, comme un chien mouillé avant de s’ébrouer (avant de se relire).

L’Atelier autorise et accompagne ce rêve de la marge et du texte ouvert. L’Atelier soutient littéralement cette démarche hasardeuse qui est de quitter la marge où on est d’une certaine façon dilué, entremêlé dans l’indistinct et d’aller vers l’endroit du désir. J’aime plus que tous ces allers-retours entre la marge et le texte….

Prendre le tram

Un auteur ami, Christian van Tuijcom, un soir de tempête, alors que nous étions serrés autour de la belle longue table de l’Atelier, a raconté l’histoire d’un tram dans lequel il nous suffisait d’embraquer alors que certains évoquaient leur difficulté à mettre en branle leur imagination et à cerner un sujet… « On est là, on attend, on se laisse envahir par le vide, on ne pense plus à rien, et soudain un tram passe, il est là devant nous, il nous suffit de monter dedans et de nous laisser guider. Regarder le paysage se laisser envahir par les événements à l’intérieur et à l’extérieur du tram sera notre seule attention et puis tout à coup, le trajet suffit, on descend en marche, le tram continue, mais nous avons notre histoire, le monde a été traversé par ce voyage et le tram est déjà loin… »

Je prends évidemment à mon compte cette belle aventure… Ce que j’ai envie d’ajouter à cette histoire, c’est que pendant le trajet du fameux tram, notre attention sera avivée, notre sensibilité affinée, notre écoute exacerbée et les idées lentement fuiront, enfin pour rejoindre le parc à conteneurs des idées inutiles… On connaît le mot cinglant de Celine « Tout le monde a des idées, même ma concierge » (mes excuses aux concierges) mais il n’y a pas un jour sans que je ne sois confronté à des réflexions subtilement vides à, propos d’une expérience richement pleine.

Cette appréhension devant le texte à faire, protégée par des commentaires ou des stratégies intellectuelles, est la position la plus partagée dans l’Atelier, pendant les premiers temps, avec cette fichue vieille idée de la comparaison des qualités. Les animateurs bien entendu relèvent et dévoient ces attitudes mais elles révèlent à mon sens, une autre question, la question de la belle écriture, celle qui peut-être me hérisse le plus.

Le bien écrire

Que l’on travaille des solutions, des apprentissages de techniques, que l’on s’entraine, bravo, que l’on apprenne à faire la différence entre le lieu commun et la fusée qui démarre à l’instant, merci mais que l’autre se sente obligé de décaper son texte de ces aspérités pour l’équarrir dans les normes du bien écrire, non merci. Ce bien écrire est évidemment un résidu académique, une sorte de rêve de perfection qui est largement distribué lors des rapports que chacune et chacun peut avoir avec la littérature et les cours de littérature surtout. L’école et la littérature ont de sérieuses difficultés relationnelles (rappelons qu’il est fréquent d’entendre que des professeurs de fiançais donnent à lire des auteurs comme…allez, soyons magnanimes, taisons les noms mais disons simplement que ces auteurs sont des faiseurs, des menteurs et des chipoteurs qui fabriquent des livres qui sont la haine de la littérature, c’est-à-dire le contraire de cette étrange aventure qui consiste à écrire à propos des errances sans affirmation et sans réponse à l’arrivée, si ce n’est celle que le lecteur aura fabriquée dans le cours du récit. Ce bien écrire fait des ravages et dans l’Atelier, ces auteurs nains sont souvent cités, puis peu à peu ils disparaissent du paysage, ils se sont dissipés et l’écriture s’est enfin libérée des niaiseries qu’ils véhiculent.

Ce bien écrire a été si partagé que je le considère comme un des enjeux de l’Atelier, comme faire glisser le bien vers le juste ? Comment amener l’auteur de l’Atelier à inventer sa propre langue de texte en texte sans nécessairement l’amener à des créations faussement ambitieuses ?

Une participante, il y a quelques années écrivait un texte à propos de la douleur qu’elle avait traversée et qui habitait tout son corps depuis, elle écrivait un texte rude, brut, fort, halluciné et qui touchait à l’obscène (à ce hors cène de la parole convenue). Chacun était rivé à l’écoute chaque semaine mais elle voulait le dépouiller de ce qu’il avait de monstrueux pour en faire un texte bien ponctué, lisse et raboté. C’est là que l’animateur, à mon sens, doit parfois résister à cette opération d’autodestruction qui consiste à dégrader le juste pour le beau…

Faire voir des fantômes

Dans « L’Etrange mot d’… », Jean Genet demande à l’urbaniste futur de réintroduire les cimetières dans les villes et de placer le théâtre au milieu des tombes. Un lieu à la lisière de la vie, où des revenants vont prendre la parole devant les vivants. Ce serait un lieu qui ne ferait plus coupure mais raccord, un lieu qui ferait la part commune dans cet endroit réservé….

Dans le théâtre européen, jusqu’au milieu du vingtième siècle, régulièrement, les fantômes peuplaient les scènes de théâtre. Ils permettaient aux vivants assemblés dans la salle d’entendre des paroles qui venaient d’un au-delà de la salle. Et dans ce theatron (ce lieu d’où l’on regarde la scène), les spectateurs partagent des fragments de récits et des gémissements, des pleurs, parfois, des rires et des silences. J’ai longtemps rêvé que l’Atelier à certains moments pouvait, dans une humilité absolue, se hisser jusqu’à cet endroit-là, un lieu où des fantômes sont, de semaine en semaine, conviés et où on les apprivoise dans la légèreté des conciliabules heureux…

(1)
Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Gallimard, 1994

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Pas de soucis

Posté par traverse le 24 octobre 2010

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Il était assis à la terrasse du Café Belga, place Flagey. Il n’aimait pas particulièrement cet endroit convenu mais il y campait de temps à autres pour observer les jeunes bailler bouche ouverte sur le vide, mâchoire décrochée pendant que les esprits des morts s’engouffraient dans leur gosier dilaté.

Et ça baillait ferme dans le brouhaha des conversations de ce bel ilot branché. Ca roucoulait et prenait des poses, ça bruissait et ça se voulait original et différent. C’était joyeux comme le sont les rencontres familiales à la clôture des enterrements : sans entrain au début mais le diesel chauffe vite et les relations passent sans peine à l’intime.

On voyait se presser dans ce qu’il était convenu d’appeler le paquebot, des élégantes avec ou sans voiles, des hommes mûrs lorgnant les jeunettes en ponctuant leurs discours de déclarations plus humanistes les unes que les autres, des étudiants en art, ça se voyait dès l’entrée, et des paumés de première catégorie, la plus délicate, celle des cocus des rébellions perdues. Cet endroit, il en était sûr, allait un jour être gratifié du prix Nobel des bonnes intentions, tout y était de bonne foi et de bon aloi, les paroles ne mangent pas de pain pour ceux qu’enrobe l’âge des dernières victoires.

Il faisait beau et froid, les étangs bordés de hauts arbres oscillants dans le vent donnaient à l’ensemble un air de sud trop feuillu. On était surpris de ne pas distinguer de palmier dans l’horizon qui avait échappé de justesse à une récente tentative municipale pour faire de cette promenade bourgeoise une plage au sable rare piquée de-ci de là de bars bambou aux boissons exotiques. Le Mojito se sirotait maintenant en ville dans la senteur des ambres solaires, au son des salsas les plus sommaires. Les mamas se frottaient les mains, les petits blancs allaient se faire avoir une fois encore en quelques gorgées.

« Pas de soucis ». C’était la huitième fois qu’on la lui servait l’expression de l’époque, « pas de soucis » à tous propos. En fin de journée, il arrivait régulièrement à plus de vingt recensements. L’antienne s’incrustait partout. Plus les infos devenaient dures et impitoyables, plus « pas de soucis » faisait florès. Les pauvres allaient en file indienne sur le bord des fenêtres, oscillaient au-dessus du vide en marmonnant, comme une formule magique « pas de soucis, pas de soucis, pas de soucis »…

Devant un café serré, il méditait sur leur hésitation à faire le dernier pas. La plupart reculaient, reportaient leur décision à plus tard, comptant sur le temps pour les détourner d’une des rares décisions de leur vie. Ils se frottaient les yeux, dépliant leur corps fatigué. Ils avaient le cœur lourd, ils savaient que l’appuie de fenêtre grandirait à la mesure de leur désir d’en finir et ils descendaient prudemment de leur plongeoir en marmonnement à l’instant le « pas de soucis » de leur libération.

Il ne prenait évidemment aucun plaisir à voir tomber ses semblables mais ces chutes lui apparaissaient comme une suite logique à la cécité générale qui tenait lieu de morale. Et ils tombaient les hommes, par grappes, par fournées, par générations.

Au pied des immeubles, comme des nochers battant le pavé, les fumeurs semblaient comploter dans le froid humide, chassés des bureaux surchauffés. Ils tiraient sur leur clope comme on mange un sandwich en marchant, rapidement et sans goût. Quelque chose de plus profond avait été saccagé au nom de la santé publique. La vérité se tripotait entre deux portes d’où allaient surgir les fantômes du passé. Le bonheur du fumeur était renvoyé au besoin de nicotine.Ca n’avait rien à voir, tout le monde le savait mais ça arrangeait les prudes et les bigots. Il fallait bien que raison du plus fort se fît. Et puis, « pas de soucis » gagnait chaque jour du terrain. La vertu la plus ancienne du souci de soi s’envolait dans des airs de complicité.

Il commanda un deuxième café et regarda les pigeons glaner les miettes des terrasses opulentes. Il se sentait vieillir. Il découvrait de mois en mois une évidence que sa génération était la première à vivre :il ne resterait pas éternellement jeune comme il le croyait depuis plus de cinquante ans, il ne rebondirait pas éternellement, il ne prendrait plus les mêmes risques, il commençait à vaciller en enfilant son slip, à s’essouffler en faisant l’amour, il toussait plus longuement et plus profondément qu’avant, bref, il abordait aux rives de cet âge parfait qui semble toujours celui qui nous voit aller sans chagrin dans le jour qui vient. Mais c’était un moment instable, un point de vacillement qu’on emportait en soi, dans une apnée dérisoire avant de se voir fouetter par les premières bourrasques.

Il demanda à la jeune serveuse s’il pouvait emprunter le journal qui traînait sur le comptoir. Pas de souci. Il se leva et lut les grands titres debout. Il hésita, le reposa sur le zinc et retourna s’asseoir.

Il sortir le spéculoos de son emballage et le posa sur sa cuillère qu’il trempa légèrement dans le café tiède. Le biscuit se défit immédiatement et il sentit sa gorge se nouer. Une infinie tristesse lui cloua les épaules. Il regardait la pâte se diluer dans la tasse et il eut envie de pleurer.

Un homme, la quarantaine emmitouflée, passa sur la place en s’aidant de deux cannes pour marcher. Il avançait par à-coups, un peu mécanique, le corps penché vers l’avant, volontaire et soudé au monde. C’était aussi comique cette façon de robot japonais mais personne ne riait et les regards retombèrent dans les conversations.

Le soleil déclinait et la clientèle arrivait maintenant du pas de la fin de journée, harassé et heureux d’avoir franchi le Rubicon une fois encore. Des femmes allaient au bras des hommes en se pressant contre l’épaule du loup qui allait gentiment les dévorer le soir.

Il se leva, paya ses consommations et se dirigea vers le petit restaurant portugais qu’il affectionnait dans le quartier. En quelques minutes, il redescendit sur terre. On l’accueillit avec des plaisanteries réservées aux habitués et il sourit de contentement. Lentement il digérait le spéculoos de la terrasse. La télévision diffusait un match de foot sur écran géant.

Il choisit une bacahlau bien sûr et trempa ses lèvres dans l’apéritif au porto que le patron lui avait servi d’autorité. Il aimait ses façons de père de famille avec la clientèle. Il retrouvait ici des attentions que ses illusions confondaient avec l’affection mais il faisait chaud et les rires sonnaient clairs.

Des voisins de table parlaient de leur famille, des enfants qui n’écoutaient plus, des jeunes qui devenaient sots à aller avec leurs écouteurs sur la tête, des homos qui se voulaient à la fois dans le centre et dans la marge, plus catholiques que le pape, ajouta la femme en riant fort, des étrangers qu’on devrait mieux traiter mais ils devraient faire un effort, des pédophiles qui si la peine de mort et du climat enfin, de la fin des ours, des marées noires, de la crise économique, de l’Islam qui quand même et de l’Irak qui jamais. Ca parlait haut et fort et il remarqua en bout de table deux enfants, huit et dix ans à peu près, une fille et un garçon, en train de chipoter dans leur assiette de soupe. Ils semblaient écouter d’un air vague la fin du monde que les adultes déclinaient dans un joyeux catastrophisme. Ils tournaient et tournaient leur cuillère dans l’assiette en se jetant discrètement des regards vifs.

C’était de leur vie que parlaient leurs parents avec cette désinvolture qu’offre le vin et ça ne semblait pas leur donner l’appétit qu’ils étaient censé avoir à cette heure. La petite fille déposa son couvert lentement le long de l’assiette, se leva et se dirigea vers les toilettes. La mère s’interrompit en l’apostrophant. Le père répondit, pas de souci, elle est grande assez, elle saura se débrouiller. La gamine disparut et la conversation reprit. Quelqu’un s’inquiéta après un temps assez long de son absence et la mère se précipita vers les toilettes. Un grand cri suivit. Elle revint avec la fillette en pleurs dans les bras, le père la relaya et berça l’enfant. Le garçon repoussa son assiette et son voisin discrètement la fit glisser vers les assiettes sales en bout de table.

Quelqu’un dit qu’ils étaient sensibles à cet âge et qu’ils ne comprenaient pas grand chose à la conversation des grands. Ils devaient s’ennuyer, c’était certain. On les autorisa à regarder le match et la petite fille se calma en rechignant un peu, mais un bizou sonore sur les deus joues la rassura. Ils s‘installèrent devant l’écran, la tête levée vers les buts.

La bacahlau était délicieuse et l’homme se sentit rasséréné par ce plat de vacances. L’équipe portugaise marqua trois penalties et la salle se congratula en riant.

(paru dans Marginales N° 276, automne 2010, La société cosmétique)

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Mémoires et notes diverses prises au cours de la traversée de Bruxelles

Posté par traverse le 13 octobre 2010

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Mémoires et notes diverses prises au cours de la traversée de Bruxelles ou de ce qui y ressemble

Conférence

En ce qui concerne ce périple et tout ce qui y touchera, il conviendra de lire ces notes et les essais de mémoires qui y sont consacrées avec la circonspection qu’il se doit.

Bruxelles (Latitude 50° 50′N et longitude 4° 20′) est apparemment une région de haute civilisation mais quelques pratiques, que nous décrirons plus loin, nous font douter parfois de cette assertion.

Temps brumeux, pluie, froid en fin de journée, voilà en quelques mots les éphémérides résumées. Bruxelles campe au cœur de ce pays petit, coupé au nord par une Mer plus dangereuse qu’il n’y paraît, que les marins reconnaissent comme une tueuse, et dans le sud, fleuves, rivières et forêts se longent ou se coupent dans le schiste ou le grès. Du soleil tombe parfois brutalement sur ces régions aux grâces discrètes et du climat il est toujours question, même au plus dur des combats. Au centre, une région bâtarde faite de tout ce que les hommes aiment quand ils les sauvent des flammes des envahisseurs ou les soustraient aux cupidités des argentiers.

Bruxelles brille souvent le matin dans le reflet de ses hautes bâtisses. Les dorures des temples et les dômes des agoras réfractent dans l’horizon mouillé de nuages effilochés des zébrures lumineuses dans des ciels tourmentés. Les rues y sont larges souvent mais dans le centre ancien de la cité on peut encore aller dans des ruelles où un homme et son chien ambedui marcheraient à l’étroit. Des communes, sortes de cités agglutinées autour de la cité centrale, y vont chacune de leurs prérogatives.

L’une accueille plutôt les pauvres et les moins éduqués, l’autre abrite les maîtres d’hier et d’aujourd’hui. Il est fort à parier quand on regarde ces communes que bientôt certains points d’équilibre changeront de lieux et que des vertus naîtront dans ces quartiers aujourd’hui voués à de banales misères qui muent souvent en énergies nouvelles.

Des parlers gutturaux, des langues d’Orient et d’Occident, des dialectes du Sud et de plus loin encore déboulent et s’entremêlent dans le brouhaha des marchés. On peut y entendre déjà le belge, le français, le flamand, le wallon, le luxembourgeois, l’italien, l’espagnol, le portugais, l’albanais, le turc, le kurde, le serbo-croate, le grec, le russe, le polonais, l’arabe, le berbère, l’hindi, le tamoul, l’allemand, le hollandais, le basque, le breton, le catalan, le swahili, le kinyarwanda, le lingala, le roumain, le bulgare …et l’inuit parfois en fin d’hiver.

La vie des natifs semble perturbée par l’afflux de migrants venus des quatre coins du monde. Ces migrants sont le fond de sauce de ce pays qui, depuis le début de sa courte existence, a connu l’ironie de l’histoire, les drames, les tragédies mais aussi une richesse que les anciens regrettent encore en soupirant et proférant à tous propos « Cela ne nous rendra pas le Congo »…

Que ce soit du Nord au Sud, il n’y a pas de jour qu’on ne parle de ces personnes, familles, enfants venus dans cette cité centrale pour y trouver refuge et avenir. Les philosophes à la petite semaine, donneurs de leçons patentés et autres vaticinateurs semblent ignorer les réalités nées de ces confrontations obligées et le moral d’une partie non négligeable de la population est miné par des considérations d’un autre âge. Reporter l’affrontement éventuel d’un désastre au lendemain est un exercice que les velléitaires pratiquent volontiers quand il s’agit de maintenir les privilèges de sa prébende et de résister aux exigences de la charge.

Il faut comprendre que les édiles de cette étrange ville sont particulièrement muets en ce qui concerne ces prurits et ces irritations. Nous avons constaté à quel point le langage de ces représentants est souvent construit de quelques mots, reliant des phrases qui semblent contenir des idées alors que ces déclarations sont subtilement vides.

Certains au sein des assemblées qui les représentent doutent de leur pérennité et mettent en scène violemment les inquiétudes qui les assaillent quant à la qualité de leurs frontières et donc de leurs alliés ou de leurs ennemis.

L’art du creux, comme le saut à la corde ou le lancer de fléchettes, passionne souvent les représentants de cette région majestueusement silencieuse…Ce qui se dit n’est jamais évidemment ce qui se pense et cette sorte de schizophrénie dans le langage en ce qui concerne la matière des cohabitations culturelles est le propre de cette grande ville qui en a vu d’autres et qui sait que tout ce qui trempe un jour suffisamment longuement dans son jus prendra naturellement, par une sorte de mimétisme naturel, le goût de la macération commune

Mais, et c’est remarquable, d’autres, les plus nombreux, font, face à cette multitude brassée par la proximité, ce que tout honnête homme se doit de faire, vivre à côté de son voisin, quelles que soient ses façons de faire bouillir l’eau et ne pas chercher à l’aimer particulièrement. On se fréquente, on s’habitue, et la détestation, bien naturelle entre membres de tribus différentes, ne tient à s’exprimer au-delà de ces frontières de cultures autrement que dans des remarques ou des idiomes souvent savoureux et peu chargés de cette haine rédhibitoire qui fait se lever les amoureux des saignées et des ventouses que tout corps social recèle ailleurs.

La haine est un plat que goûte assez peu le bruxellois moyen. Bien sûr, nous le répétons, des détestations, des incapacités à vivre ensemble dans l’harmonie pompeuse que les élus semblent revendiquer pour les autres, sont le lote de chaque jour alors que ces mêmes représentants du peuple sont dans un temps où, chacun le remarque aisément, le politique se reproduisant comme chacun, il donne naissance à une lignée de filles et de garçons qui se mettront eux aussi en « politique », comme on se mettait jadis dans le rouge de l’armée ou le noir de la soutane.

Nous avons pu noter également quelques expressions qui mériteraient toutes d’être développées si la place et la finalité de cet opuscule n’étaient tout autres…Nous pouvons cependant affirmer que l’adjectif « mon » ou « ma », dans la bouche de la bruxelloise et du bruxellois moyens, expriment surtout une relation et non une possession grossière.

On dira donc le plus naturellement du monde « mon épicier marocain », « mon poissonnier portugais », « mon restaurant iranien »,…On y ajoute aussi le qualificatif « petit », qui rend compte directement, dans la conversation, du degré d’intimité reliant le client à son fournisseur.

« Mon petit restaurant vietnamien » signifie donc qu’il n’est pas cher, que les plats qui y sont servis sont délicieux, que le service y est gracieux et que le personnel, outre son sourire énigmatique, offre souvent ce petit alcool en fin de repas qui marque un point final agréable aux agapes (versé en général dans ces minuscules bols au fond ovoïde et transparent qui permet, quand l’alcool est limpide, d’y admirer une beauté exotique dont les rues de Bruxelles laissent parfois entrevoir le charme des mêmes élégantes qui s’y promènent).

Cette considération, qui n’entre pas dans nos observations par manque d’outillage suffisamment précis et adaptés à l’estimation des traumas ou des blessures symboliques que chaque camp s’estime le droit de ressentir, est cependant déterminante dans les comportements, les us et coutumes et les valeurs de transmission que chaque autochtone semble vouloir défendre avec acharnement.

Nous nous sommes prudemment tenus à l’écart de ces considérations sachant que lors de rencontres à l’occasion de notre voyage, nous avons pu tenir pour vrais les témoignages issus des deux camps. Les faits, bien sûr, ne sont pas par moi, vérifiables, mais les échos qu’ils produisent sont assurément infinis et souvent assez sombres.

Des générations semblent s’être visitées sans le goût des visites, aimées sans le goût des amours et cohabité sans le désir des querelles. Ces affrontements dont la presse et la librairie rendent compte est dû, selon nous, à un penchant certain à l’escarmouche et aux joutes verbales, ce qui est toujours le cas des hautes civilisations qui, pratiquant l’injure et plus quotidiennement encore l’insulte, évitent par là-même le passage aux actes et aux combats qui fauchent habituellement généreusement le meilleur des générations.

Bruxelles connaît évidemment des injures spéciales, des sédiments de mépris particulièrement vifs : « architecte », en fut un alors que ce mot dans de nombreuses coutumes semble connoté de talent et d’invention.

Cette capitale, nous le constatons dans le fil de l’histoire, à des espaces et des frontières mobiles. Un accordéon en quelque sorte tient lieu de fil à plomb.

Bruxelles a effectivement des frontières floues à certains endroits. Nous y promenant récemment, nous avons admiré un paysage inchangé, plat et griffé de quelques forêts ça et là. La langue y demeure inchangée, se prolonge, se dilue même à travers le tracé invisible des frontières mais l’administration, jalouse de ses prérogatives, piétine sur le pas de la porte des principes qu’elle est seule souvent à reconnaître.

Se haïr, oui, se mépriser, passe encore, mais s’occire, non merci. La vie chagrine semble, pour le bruxellois, plus douce que la mort ou la défaite qui plongent alors une cité dans la déréliction et le désespoir.

Bruxelles n’est pas Troie et aucune guerre ne pourra l’abattre, elle est au centre des négoces et de toutes les corruptions, elle brille de cette insignifiance qui est la botte secrète des grandes amoureuses et elle offre à celles et ceux qui la découvrent un jour suffisamment de ses charmes faciles que pour ne pas la détester tout-à-fait.

Nous arrêtant dans quelque estaminet nous pouvons mesurer la vertu du citoyen de ces contrées : il vit en désaccord parfait avec les représentants qu’il élit cependant avec une ponctualité de métronome et ne semble s’offusquer en rien lorsque le tribun de la veille file à la sauvette entre deux grilles royales sans demander son reste. Il sait que Bruxelles est vaste malgré son apparente étroitesse et que bientôt le temps des triomphes reviendra dans la cité cosmopolite qui bat au cœur d’une Europe incertaine.

« Non, peut-être ! » Voilà l’expression qui résume un destin. Un « non » claquant et sonnant, un « non » fier et racé, un « non » sans afféterie mais à l’instant ponctué d’un « peut-être ». On pourrait croire que cette affirmation ralentie si ce n’est délayée dans le « peut-être » signifiât un noble retrait, une hésitation, une péripétie vite déjoués par la suite de la phrase ? Et bien non.

Cette expression, « non, peut-être », signifie tout bonnement « oui », un « oui » tonitruant, un « oui » d’allégeance, un « oui » pétant de vie comme curé dans les caves vaticanes. Je ne parlerai pas ici, du « oui, sûrement » qui, selon le principe du « non, peut-être » signifie évidemment le contraire de la chose mais ne porte en son sein pas la même évidence que dans l’exemple précité.

A cet endroit de mon récit, nous nous devons, pour le repos du lecteur, de répertorier quelques plats goûtés ces temps derniers et qui, aussi roboratifs qu’ils fusent, ne gardent pas moins à mon souvenir l’élégance et la légèreté des mets le plus fins : le stoemp, la moule, la frite, remplaçant en cas de disette tous les autres plats, la sole, l’anguille, des pains de viandes de toutes sortes servis rôtis, grillés ou en sauces, des soupes et des charcuteries, des fromages blancs piqués de fines herbes et de radis,…toutes sortes de mets allégés de bières blondes ou brunes qu’il se doit de boire pour conclure une belle journée. Les pâtisseries suivent et parfois, dans il est en usage dans certains pays voisins, des fromages ou d’autres gâteries. Les farces aussi font la joie du bruxellois, celle des viandes et celle des gamins tirant les tresses des gamines. Mais dans Bruxelles, les palais délicats peuvent aussi goûter chaque jour au meilleur des cuisines, les taboulés, les caldeirades, les choucroutes, les couscous, les tajines de poissons ou de volailles, les pastillas, le foufou et le rude pondu, la moambe, le feta, les mezzés, les huitres, la bacahlau,…Tout ce qui mange sur terre a sa table à Bruxelles et comme tout ici est prétexte à fausse diablerie et à réelle embrouille de l’entendement général, manger ne suffit pas, c’est passer à table comme on passe l’arme à gauche dont il est question ici…

Ensemble filons maintenant vers son centre avant que d’entrevoir ses vastes périphéries et les couleurs locales des crimes qui s’y jouent la nuit.

Des bustes, des statues équestres, des fontaines, des parcs, encore et encore des parcs, ouverts, fermés, paysagers, inhabités, à l’abandon, nettoyés au pinceau, pour enfants, vieillards et amoureux transis, des parcs partout où courent des milliers de chiens dispensateurs de crottes bien touffues que les propriétaires ramassent de plus en plus souvent, la main gantée appuyée d’un sourire qui fait pitié.

Quelle étrange coutume que de mettre des hommes aux services des bêtes et de leurs plus vulgaires besoins ! Nous devons reconnaître que cette habitude est rare et Bruxelles est une des villes la mieux policée sur ce point. Chiennes et chiens vont donc gaiement avec leurs maîtres et maîtresses qui leur courent derrière. Il faut dire que pour certains cet accompagnement canin est souvent le seul interlocuteur des jours comme des nuits.

Passons aux pigeons aimés et détestés pour les mêmes raisons que la gent canine déjà évoquée. Leurs fientes sont une des marques de Bruxelles. Monuments, façades, toits, terrasses, passants égarés parfois sous l’œil vif des volatiles, sont la proie des chiures. Et il est étrange qu’ici on consomme encore avec tant de gourmandises ces petits volatiles qui, agrémentés de raisins et bardés de lard frais, sont un régal pour le connaisseur. Dans des temps pas si anciens, il était habituel de dire qu’un pigeon était bon pour réparer la faiblesse des enfants.

Le Roi, en son palais royal de la Place des Palais hésite souvent entre ses multiples demeures, une seule lui est réservée cependant pour l’éternité dans une chapelle privée d’une église sans grâce élégiaque et qui fut récemment, dit-on, arrachée de haute lutte aux pigeons qui avaient de leurs communes déjections attaqué la pierre de l’auguste édifice.

Les Agoras citoyennes sont ouvertes aux voitures qui y vont et viennent du matin au soir et du soir au matin car il est de notoriété publique que celle ville modeste dans certaines de ses dimensions (population, transports populaires…) est vaste et orgueilleuse en matière diplomatique. Des ambassades du monde entier s’y regroupent des Institutions communes, des Services secrets et de police y poussent comme les cafés et les poètes inconnus.

Dans les temps de promenade on peut croiser à Bruxelles gens de toutes sortes et d’origines innombrables. Cela fait aussi le charme de cette capitale de province qui s’est hissée au niveau des plus grandes.

Enfin, le train et ses déclinaisons va de Jonction en dérivations et multiples encombrements. Car si le bruxellois aime son « chez soi », il est souvent amené à voyager dans son propre pays d’abord, par les contrées étrangères qui le bordent, ensuite.

Dans les périphéries de ce noyau, d’autres lois se déplient parfois, des violences banales et des amours nouvelles nous font oublier la noire turpitude des villes ancestrales. La périphérie est colorée des matières de l’étrange proximité des êtres, leurs singularités s’arasent à la banalité de la répétition et le bruxellois campe souvent sous la tente du nomade qui prend place dans la métropole sédentaire.

Nous avons rapporté ici quelques étrangetés à mettre sur le compte d’un tempérament fantasque, voilà ce qui fait probablement le caractère de Bruxelles et qui la fait aimer. Mais ce qui nous sembla le plus subtilement régional dans cette ville de bric et de broc c’est la vitesse du temps, qui, des collègues plus informés des sciences que moi l’attestent, est légèrement ralenti dans la traversée de Bruxelles.

La durée ici s’installe, le bref s’évanouit, le brusque nous échappe, le délié prend place. Le ralenti est de mise et des affaires peuvent sans raison soudain être reportées sans que le sort de la cité n’en soit paralysé. Des drames bien sûr se jouent sous des airs de kermesse mais le cœur du bruxellois moyen bat un tantouillet plus lentement que celui de ses voisins.
C’est pourquoi, il nous semble voir en cette cité un lambeau tournicoté de paradis tombé des peintures célestes qui font de ce lieu de transit qui s’appelle la terre, en ces latitude et longitude, un endroit de latence où les choses adviennent au gré des promeneurs.

DS,
octobre 2010

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Quand vous serez dissipé

Posté par traverse le 4 octobre 2010

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Quand vous serez dissipé dans la brume exhalée des vivants, que vous prendrez la mesure d’une infinie coudée votre vie passée, que vous direz en murmurant à l’oreille des enfants des choses entendues qui sauvent parfois des bouches trop goulues, que vous ferez mine de rien entre deux saules ici et deux ombres là-bas, que vous irez dans la vulgaire engeance des colères anciennes à califourchon sur de fières injustices, vous vous direz peut-être : va et note le chemin de ces quelques poèmes tombés de la poche du farouche claudiquant.

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Ne reste de ce jour

Posté par traverse le 2 octobre 2010

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Photo, Dragan Markovic

Ne reste de ce jour que souffles et miettes sur la table, mains posées sur les épaules du soir qui avance dans des détours d’automne, ne reste de ce jour en la nuit qui s’affale sur les boulevards et les impasses, paroles éparpillées dans le frottement des voix, promesses de chagrin et de stupeurs diverses, bonheur de ne plus se lancer dans les arènes anciennes des colères perdues, confiance dans le sang qui afflue encore et encore dans l’instable avenir des amours.

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Je reviens lentement à moi

Posté par traverse le 17 septembre 2010

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Je reviens lentement à moi, trop de bonheur récent a failli me distraire, assis sur le banc froid devant l’appartement flottant dans la lumière sale de l’hiver, je vois que la maison familière que je voulais équiper de mes désordres et des enfants volages que mes amours s’étaient refusés jusqu’alors, était cet appartement aux fenêtres circulaires d’où je contemplais la pluie glisser sur les vitres trop fines, une mince feuille de verre m’abritait alors du désastre de cet homme assis sur un banc public de couleur verte craquelée comme une mousse détrempée au pied des grands arbres de l’allée, je le voyais cet homme dénué et dépouillé aux larges épaules froissant lentement une feuille de papier, la pliant soigneusement avant de la chiffonner, de la déplier encore, de la jeter enfin dans la poubelle qui déborde et n’en veut pas de sa feuille, je le vois à l’instant qui la ramasse, enfonce les détritus profondément dans la gorge de treillis, sent entre ses doigts poissés un peu des déjections du monde et d’une main ferme enfin enfourne le papier au cœur des emballages et des canettes.

Je percevais que cet homme n’était pas là pour donner cœur à un souvenir, si ce souvenir avait été heureux ou malheureux, peu importait alors la trace des souvenirs laissée dans la mémoire de cet homme attentif au mouvement du vent dans les branches, au léger craquement des branches tout au-dessus de lui et qu’il imaginait prêtes à se déchirer du tronc et à s’effondrer sur lui, c’était bien cette idée qu’il n’aurait plus un pas à faire, que sur ce banc de repos, il pourrait attendre qu’une branche, une seule se détache et tombe parfaitement sur le sommet de son crâne, l’assomme définitivement, le tue en somme à son insu, sans qu’un seul mouvement ne lui ne soit encore nécessaire pour acheminer sa carcasse au terme de sa route, c’était bien à son image, cet accident stupide, sans effort, l’effaçant soudain du paysage, rendant à ce banc, un après-midi de janvier, sa fonction de calme accueil où les oiseaux se posent en chipotant du bec quelques croûtons détrempés et lui qui rêvait encore à cet instant de littérature, le visage trop blanc dans la froideur du soir qui s’annonce déjà derrière les cimes les plus éloignées du parc, la nuque bizarrement inclinée vers l’arrière comme s’il se reposait et qui le fera passer inaperçu encore quelques minutes dans son effondrement définitif aux yeux des rares passants de l’avenue encore calme à cette heure. Mais les arbres sont solides et les passants attentifs aux irrégularités des corps, on ne meurt que rarement ainsi, se dit-il en pestant contre la littérature qui avive en chaque chose ce qui la détourne de son destin de chose, la déplace lentement à l’extérieur d’elle-même, aux périphéries du nom qui l’enferme, dans ce que le souvenir essaye de retourner, comme une peau de lapin encore chaude et qui livre entièrement, sans chichis l’histoire funeste du lapin, de tous les lapins écorchés et de nous, les mains chaudes devant la dépouille qui nous dit précisément quelque chose du souvenir de notre ancienne mort et qu’il faudra retrouver intacte un soir ou un matin, seul le hasard, là se manifeste.

Il est donc assis, survivant au grotesque, lesté de toutes ces bizarreries qui font que le monde se donne encore le droit de croire aux loups et à ceux qui les montent, tout dévoré aussi d’ amour pour une femme muette qui n’en finit pas de l’épuiser, mâchonné dans la gueule d’une histoire épuisante, tout chahuté de cet amour pour une femme, la dernière, la première, il ne sait plus, elle est ce qui relie en lui la raison à l’incertitude, le désir au calme projet de la quiétude, il la voit livrée, sans retenue, ouvrant son corps de ses propres mains pour qu’il s’y fourre tout entier, et il rit parfois devant tant d’effort pathétique pour le faire disparaître et la combler enfin, il la voit ramassée comme une loutre dans la chaleur du lit, enroulée tout autour d’elle-même et qui se satisfait de sa propre spirale, le visage chiffonné déjà très enfermé dans la torpeur du deuil d’un bonheur qu’elle semble avoir déjà perdu, le sourire prompt au réveil mais mal encore dessiné dans le brouillard de la mélancolie qui s’ébroue tout autour des yeux.. Elle est ce qu’il sait d’elle, un peu, trop peu pour la raconter mais assez pour l’inventer ; il se reconnaît en visiteur approchant une ombre dans un jardin, elle tourne entre les haies, glisse derrière les massifs, fait frissonner les buis alors qu’il la croit encore dans la brume des saules. Elle meurt, se détache, volette dans le bruissement des joncs plantés dans la fontaine, flotte sur l’eau calme toute embuée de chaumes et se creuse en tourbillons pointus pour aller se mêler aux noires solutions de la terre. Elle émerge du sommeil toute éberluée et s’éloigne de lui dans cet entre-deux vague qui la protège encore. Elle se réveille et sourit déjà à sa disparition.

Le vent pousse le museau dans le feuillage, les enfants rentrent de l’école, les mères allongent le pas, les vieux s’étonnent encore une fois de ce remue-ménage, il hésite, se lève, plonge la main dans la poubelle, détache la boulette de papier qu’il vient d’y jeter, déplie, lisse et lit : « Ramasse des bouts de bois, de la ferraille, des rognures d’ongles, des bavures de bébés, des paroles agonies, ramasse tout ce qui flotte autour de toi et qu’aucun naufrage sauf le tien ne parviendra à justifier, ramasse tout ce temps gâché, perdu au fond des nuits où tu te promets de te lever le lendemain en gardant l’œil fixé sur ce que ton époque revendique, ramasse ce qui traîne et que tu as failli fouler aux pieds, ramasse encore et encore, fourre tout dans les poches de ton manteau, de tes pantalons troués et tachés des salissures du jour, ramasse et ferme-la, voilà ce que je me dis depuis le jour où, convaincu de l’indifférence du monde à la morale des enfants j’ai décidé de ne plus grandir mais d’écrire pour tenter d’arrêter le « grandissement » comme on dit « vieillissement » quand le dos commence à raidir et les chairs à tomber, voilà ce que je suis dit, à peine sorti du temps officiel de mon enfance le cœur rompu d’abandons et de tristesses, le cœur évadé dans les yeux et les yeux couchés sur les pages d’un livre. Je me suis dit alors qu’il serait bon de changer de route, ne pas prendre celle toute droite qui allait me mener entre diplômes et décomposition à la satisfaction d’avoir pesé de tout mon poids dans le sens, légèrement penché sur son axe, du monde embobiné de souffrances et de délires propres à recommencer sans cesse la fabrique de bébés, à recommencer le souffle saccadé du sperme, à renouer avec le goût de l’aube, du matin, de l’aurore, que sais-je, à reprendre le fil du consentement et à tirer sa part, à s’user les coudes sur des codes empesés, je me suis dit cette route tu n’arriveras pas à la parcourir sans te mettre à y croire toi aussi, je me suis dit cela et bien d’autres bêtises quand on trouille devant le revolver ou le couteau qu’on pourrait si facilement retourner contre soi et hop, c’est terminé, la grande terrine est prête, attendez, j’arrive, je serai la part du pauvre, l’alouette dans le pâté, celui qui a choisi de voir et de voir encore tout ce qui simplement lui passe devant les yeux, oui, gamin, tu useras toutes tes forces à ce pari-là, tu vas rater ta vie pour mieux pouvoir l’écrire… »

Mais ce n’est pas ce qu’il voudrait lui dire, des poèmes tout enchantés d’espoirs, voilà ce qui lui conviendrait mais il ne sait plus écrire ces machins-là, ces broutilles bonnes à vanter sa boutique, il ne sait plus écrire ces petites misères du cœur amoureux, il dit la forme d’un visage, le parfum d’un cheveu, la chaleur d’un ventre en pensant aussitôt à la féroce investiture du temps qui passe, il dit l’épouvantable crainte d’être bientôt confondu avec le vent mais toujours l’habite le faste des retrouvailles, l’épuisante bataille de l’orgueil contre la tristesse des départs, la résistance des cœurs à se laisser bercer, voilà ce qu’il dit pour ne pas entonner des chants d’amour, des litanies d’amour, des berceuses et des comptines d’amour. Elle attend qu’il souffle dans ses os, dans ses flûtes d’enchantement, qu’il soit la baleine, Achab et Jonas tout à la fois, qu’il patiente dans l’écume en reniflant le large mais les harpons menacent, ils volent déjà vers lui, il les voit chavirer dans le ciel, hésiter, tournoyer sans jamais se méprendre sur la cible qu’ils visent, il les sait impitoyables de précision, jamais ils ne coupent le fil mais le scient lentement ; et l’océan est là qui le porte et l’attend, elle va sur les vagues en se moquant de lui, tantôt elle murmure et tantôt elle se tait, fixe en souriant ses yeux capitonnés, elle est où il la voit et déjà elle n’est plus mais la vague est puissante et s’efforce au départ, elle hisse la chair jusqu’aux sommets d’écume et se retire soudain le laissant étonné au milieu d’un grand vide, ébarbouillé de nuages et de frissons, il retombe lentement, enfin, au creux d’un noir liquide, tout étonné encore de cette légèreté qui l’abrita un instant du chaos.

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La dernière fois que ma mère est morte

Posté par traverse le 7 juillet 2010

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Vous ne devriez pas être là, si défaite de ce que vous fûtes dans l’inconscience des chairs. Vous ne devriez pas être là dans ces ristournes de la vie. Vous ne devriez pas. C’est au chevet de votre corps que la maladie s’est assise et c’est ma place aussi.

Souvent elle se moquait d’elle-même, elle faisait dans le vide un cercle avec son doigt et riait. C’était ça, son doigt dans ce cercle parfait, qui la faisait rire, ma mère. Elle montrait alors son ventre et elle riait encore plus fort. Elle tournait son doigt autour de son ventre et elle riait. Tout simplement et parfaitement.

Je ne savais pas ce qui la faisait rire mais je trouvais drôle son doigt dans l’air à tourner. Son rire me glaçait aussi. Je savais que le nœud était là, au centre. Et je savais que l’âge rendait la forme possible, que la vieillesse de ma mère qui semblait si jeune et si veille à la fois, si profondément vieille, d’une vieillesse qui lui tombait dans les talons, dans les caveaux de ses parents ; qui descendait encore plus profond dans le flou de ses croyances, je savais que son doigt en vieillissant trouvait la forme idéale qui allait être la sienne. Chez ma mère, c’était un ventre, une boule, une pierre ronde, une arche, un cancer.

La naissance d’abord. La tienne, dans ce petit village flamand des périphéries. Tu étais de Bruxelles, de ce Bruxelles des banlieues industrielles. Tu as grandi et connu vite la guerre, un voyage au loin dans les Carpates où ton père disparut. Tu étais une jeune fille. Dracula t’avait volé le seul homme que tu aimas du plus profond. Tu l’as aimé dans des mesures qui gênent encore aujourd’hui. Et Dracula s’est régénéré du sang si riche d’un père que je ne connus jamais comme grand-père. La guerre, les V1 et les V2, ta maison explosée pendant que tu étais à l’Ecole de commerce. Des morts tout autour mais personne de ta famille.

Ta mère, ta grand-mère, ta tante, …tout le monde parla longtemps de ce souffle sinistre qui balaya des murs et emporta un toit tout en donnant un semblant de sens à une vie déjà plongée dans les mystères.

Ton père musicien, qui avait sombré dans les vallées humides des Balkans et dont tu avais fait un dieu bienveillant que nous ne pourrions pas connaître, me donnait parfois la nausée… Rien, personne, aucun homme n’arriverait jamais à sa hauteur. Tu croyais en lui, tu l’attendais, tu le voyais dans les figures masculines qui croisent ta vie. Mais les bombes volantes avaient tout emporté, la plupart des photos, ses lettres, tout fut brûlé. Seule sa clarinette échappa au carnage. Tu me donnas son prénom.

Tu m’as toujours gavé de musique, de ton amour de la musique, de tes commentaires à propos des compositeurs que tu aimais et je trouvais ça aussi lourd qu’une oie doit trouver la nourriture qu’on lui enfonce dans le gésier. J’avais le foie gonflé par Sibelius, Beethoven, Mozart, Gluck et ces âneries viennoises dont tu raffolais. Je n’en pouvais plus de cette sombre musique qui m’arrachait à mon époque et à ma génération. Je voulais du rock, les Rolling Stones, les Beatles, pour pouvoir choisir mon camp. J’avais Dalida, Petula Clark, les Compagnons de la Chanson et le Chœur de l’Armée rouge !

Ton mariage suivit la Libération mais ton cœur était toujours dans la Transylvanie cruelle. Ton mari, qui devint mon père tentait de faire bonne figure mais peu à peu son cœur se durcit pour résister à l’appel de la lointaine forêt assassine que tu entonnais à la moindre occasion. Ton mari était vivant, avait son poids de misérables courages et médiocrités et ne faisait pas le poids même taillé comme un colosse.

Je naquis dans le mitan du siècle, puis ma sœur quelques années plus tard. La famille était au complet, la reconstruction commençait, la Bataille du Charbon allait bon train, les immigrés arrivaient en masse d’Italie et les Polonais déjà dans le fond les accueillaient en wallon, la seule langue que le peuple du noir et des grisous parlait vraiment. Ces boyaux de carbone étaient la garantie de notre richesse qui croissait dans un rythme congolais. Ici, dans la fosse, c’était la houille, là-bas, le cuivre, le manganèse qui relayaient le caoutchouc ancien. Ça bossait dur pour que j’arrive au monde !

J’ai grandi, j’ai appris à me méfier de tes souvenirs roumains, je me suis détourné de toutes les musiques avant d’aimer vraiment pour la première fois, à trente ans. Avant, c’était des aventures désespérantes pour tenter de m’éloigner de toi et de ce père si encombrant. Les femmes m’aidaient à survivre et je leur trouvais une grâce dont tu dus certainement bénéficier un jour mais elle tourna comme le lait et de cette fée originelle tu ne gardas longtemps pour moi que les traits sans plus rien de la légèreté des magiciennes.

La musique est revenue grâce aux voyages que je fis au plus loin des frontières de la tribu dont tu étais issue. Là, je ne risquais pas de te retrouver, j’étais hors d’atteinte et j’écoutais enfin des voix sans craindre pour ma vie.

J’ai été père aussi, un père sans envergure, par nécessité. Mais les années ont affermi en moi un amour des petits, des enfants, du fragile et plus tard des vieux que j’ai tant de bonheur à voir entourés d’enfants. C’est peut-être dans ces relations que la seule clé du bonheur réside. Les enfants et les vieux n’ont rien de commun avec le monde. Pour diverses raisons, je m’en souviens très bien, et mon enfance est en train de rejoindre déjà une jeune vieillesse, c’est dans ces moments que je peux sentir l’arc d’amour entre un jeune temps et son extrême et que je perçois une minuscule raison de vivre prendre pied.

La vie est passée comme une flèche, elle a transpercé le torse de mon père et vient de terminer sa course ici dans ton corps si las et trop encombré de tuyaux et de sondes. Tu tressautes parfois, tu toussotes, tu gémis, tu miaules, tu grognes, tu radotes, tu exploses en roulements de pets, tu vagis et tu ronfles. Les médecins passent, relèvent les derniers paramètres de la vie qui hésite en toi : ta température, ton pouls, …

Tes rythmes cardiaques s’affichent sur l’écran que je scrute avec de plus en plus de lassitude, j’entrevois la ligne droite, le trait final et je m’y fais assez facilement. Ce tracé létal sera la dernière forme que la vie aura construite à partir de toi. Le cercle se dessoude et se déplie lentement dans ce lit de souffrances et de sueurs.

De cette ultime forme que l’écran révélera peut-être au cœur de ton sommeil, je me prépare à en poursuivre le dessin. Ma figure tourmentée se défait peu à peu et j’entrevois déjà la grande apnée que sera probablement mon dernier souffle, avant de tout livrer à l’azur infini et de rejoindre ainsi les particules anciennes qui émergèrent de la première déflagration.

Sur toi, un frisson de feu vague jusqu’aux cercles du sang, puis vient la saison éteinte du poème, de tous les poèmes que j’écrirai encore en pensant à toi et en me préparant à aller, allongé dans tes traces. Rien ne subsiste de ta robe ancienne que l’entrelacs des tissus et des mots et nous étions de féroces adversaires…

Lentement la leçon d’anatomie arrive au terme où tout se noue en toi et flotte et cristallise, tu espères échapper enfin à ton sens de la géographie, tu connais tes sources, tes cascades, tes estuaires, tes terrains d’assèchement, tes gorges, tes remparts mais plus rien ne te retient. Tu abordes une autre terre où je te vois hésiter à poser le pied, tu cherches un point d’appui qui te rassure, et de ce premier affleurement tu pourras te consoler et accéder définitivement aux territoires innombrables où tu rêvais d’aller.

Le temps est arrivé, la barque qui te portait se défait de toutes parts et la seule cargaison que tu vas déposer est la vie qui t’a tenue ici pendant quelques instants que je partage encore. Le tutoiement n’a plus de raison d’être, je vais vous vouvoyer et vous rendre cette dignité du nom de mère que j’ai tant et tant combattue.

Ma mère, vous, qui m’avez délié de mon premier souffle,
Dans l’effondrement de l’âge primitif,
Cerclée du premier chahut de mes cris et lamentations
Ma mère, Qui m’avez appris le langage des hommes,
Des barbares et des animaux de proie,
Ma mère, aux bisons déjà morts,
Foudroyés dans leur dernière charge,
Vos beaux bisons sanglants et chauds,
Ma mère, je coule,
Entraîné dans le gouffre terrible
Où je vais repasser une dernière fois,
Les pieds arrachés par le fond noir et froid
Et connaître sur ma gorge la lame de l’effroi,
La suffocation où tout se confondra,
Je connaîtrai une dernière fois vos chansons, vos airs,
Vos prudences et vos autorités,
Je connaîtrai aussi, une dernière fois, l’animal gavial de vos cuisses,
Vos belettes et vos renards d’argent,
Vos troupeaux cendrés, les vols de perdrix qui caressent votre ventre,
Tout votre jardin d’ombres et d’odeurs sucrées,
Et je pourrai chanter cela une dernière fois,
Je pourrai dire n’importe quoi,
Je pourrai ne plus prendre garde,
Enfin ne plus prendre garde,
Je pourrai chanter sans craindre de chanter pour rien
Car vous aurez été trop tard celle qui m’aura dit qu’elle ne cesserait
De m’écouter, de me bercer, de me digérer une fois encore
Malgré la grande, la très grande colère qui raidissait ma vie,
Et que vous punissiez mais
Vous étiez aussi celle qui accueillait mes jeux d’enfant,
Mes crimes d’apprentissage,
Mes vertus passagères, mes envols nocturnes,
Mes trahisons, mes complots vengeurs, …

Je suis un des guerriers qui vous pleureront un jour
En se frappant le tambour de la poitrine,
Ma mère, vous voilà dans le deuil aujourd’hui du héros
Que vous rêviez pour fils,
Héros d’un seul exploit, cette malédiction, pure malédiction
Que je vais devoir apprendre à supporter,
Héros d’un seul voyage, aux escales qui ont noms de fatigue,
De peur, de faim, de soif et de misère,
Cette malédiction que vous m’avez cachée
Dans ce temps très court qui a été celui
De mon enfance, temps des mensonges,
Des beaux, des grands mensonges, du théâtre,
Dans l’ombre de vos robes, de votre parfum, et de votre beauté,
Comment jouer cela ma mère alors que je me noie ?
Vous disparaissez ma mère,
Des voiles tombent dans la plus grande douceur,
Voiles silencieux et sombres
Jetés devant mes yeux, vous disparaissez déjà,
L’eau gonfle enfin le dernier sac,
Remplit ce lac au centre de vous-même,
Franchit les ultimes frontières,
De l’air et du souvenir
De Vous,
De votre voix entonnant vos plus beaux chants,
Vos plus douces chansons,
Ce souvenir de Vous,
En sueur alors que le travail arrive à terme,
Que vous avez poussé une nouvelle fois en vous
Une goulée d’air sec et vibrant,
Que votre corps a arraché le monde à sa contemplation
Une fois encore,
Et votre fils poussant la tête,
Les épaules, le corps et les jambes
Dans le flot de ces humeurs fumantes,
Votre fils s’est mis à crier enfin
La vie avait pris possession entièrement de lui,
Il avait subi la première invasion
La plus terrible,
La plus définitive,
La plus effroyable
Qui est de chasser cette eau primordiale
Des poumons qui se sont déployés comme une voile sous le vent
Et d’apprendre peu à peu à parler
Pour remplir de l’effusion des mots
Le vide que vous avez creusé en lui,
Votre fils condamné,
Cet ancien marin qui rêve chaque nuit
De retourner dans la première barque,
Je suis le dernier qui vous parle,
Vous mourrez dans l’écume, les frémissements, les secousses
Et le grand blanc, enfin.

Vous êtes morte tant de fois que je ne les compte plus. Vous avez dispersé votre mort tout à l’entour de vous, en entraînant un peu de votre fils dans ces funestes désirs. Je vous abandonne donc ici. Pour un temps. Votre garde-robe de printemps était prête mais l’hiver vous emporte.
Quand vous serez au pied d’une ombre qui ne vous inquiètera plus, que vous serez dans un instant avant un autre, que vous direz le temps du long silence qui vous précède et que vous suivez scrupuleusement depuis jamais, que vous ferez des choses si petites que vos doigts ne peuvent les toucher ni peser ce qu’elles valent, vos mains sont si légères maintenant que rien ne peut les tenir en place, elles sont loin déjà dans le souvenir qui envahit sans cesse vos caves temporales, elles posent sur les ombres des touchers amicaux et vous allez, emportée dans de vastes endroits qui sont des villes, des chambres et des amours que vous avez laissés dans des histoires communes quand vous alliez encore dans des romans et des images, convaincue de ne rien y comprendre.

Quand vous serez éparpillée dans des choses vues et que vous n’aimez voir, que votre tête tombera dans le soir qui n’en finit de s’installer alors que vous ne quittez l’aube des yeux, que le livre que vous lisez vous échappe plus longuement qu’hier, que votre voix a des secousses rauques que les enfants entendent avec l’étonnement des premières pudeurs, qu’ils se taisent et se disent des choses que vous avez peut-être oubliées, que des indifférences vous submergent soudain alors que vous pensiez à vous, au monde que vous pesez déjà entre vos doigt, quand vous serez…

Version du texte en livre numérique Calameo à feuilleter à l’aise:

http://fr.calameo.com/books/000065005dd6bff35199f

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Un atelier d’écriture de récit de vie

Posté par traverse le 27 juin 2010

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Un dépôt de mémoire silencieuse

Cela s’est passé à l’Université des Aînés (Louvain-la-Neuve) où j’anime les vendredis des ateliers d’écriture de Récits de vie depuis plusieurs années déjà.

Des personnes s’y retrouvent toutes les trois semaines autour d’un projet de récit de vie qui prend forme de rendez-vous en rendez-vous. Je ne propose pas un processus fait d’étapes systématiques (l’enfance, les moments forts, l’adolescence, la vie adulte et la suite…) mais plutôt des épiphanies, des surgissements que je cueille au gré des remarques, conversations, entretiens, critiques, …Chacune et chacun va sur son chemin en récoltant ce qui naît également de la rencontre.

Un récit de vie arpente bien entendu les allées du biographique mais aussi les questions formelles (parfois aussi des questions d’esthétiques élaborées dans le cadre d’un dispositif conscient dans la machinerie littéraire que constitue un récit). Le récit est alors une façon de se rencontrer à partir du « lieu commun » du langage pour aller au-delà, à la découverte de sa propre langue. C’est de cet écart entre langage et langue privée (ou personnelle) que je tente de rendre plus conscient les participants de mes ateliers. C’est aussi de cet écart, qui est probablement un écart entre un « être agi » (le langage) et un acte de création, dépôt ou de creusement (la langue), que je nourris les séances d’atelier. Cette conscience, chez l’auteur, vient par la lecture de son texte, une lecture qui est faite par l’Autre (un autre participant ou moi-même). Dans l’écoute réfractive de cette lecture naissent des évidences ou des fausses notes : l’oreille décèle ce que la raison tentait de voiler. Ou encore, ce que nous appelons notre inconscient, est alors à l’œuvre sans que l’auteur n’en détermine les circonstances ou n’en évalue les risques narratifs.

La lecture des textes et leurs commentaires constituent la matière première des séances d’écriture des ateliers de récits de vie. Rarement, je propose d’écrire en direct sauf lors de temps concentrés (La semaine du récit de vie, par ex.). L’écriture est faite chez soi, dans l’au-delà de la sécurité que le groupe peut constituer. L’errance, l’inquiétude sont, à mon sens, nécessaires et essentiels pour effectuer ce passage à l’écriture de soi avant la rencontre de la critique et aussi, surtout, de l’encouragement, de l’empathie, de la gratification, de ce que certains appellent un peu facilement le Coaching. La lecture a lieu alors, à un rythme annoncé au début de la séance et, de séance en séance, les épisodes de l’odyssée individuelle se connectent et entrent en résonance.

Tout cela permet d’avancer à son rythme et selon son talent intime.
Tout allait donc son petit bonhomme de chemin (si on pense à l’errance que suppose l’écriture cela paraît bien fade d’évoquer une quelconque facilité, mais passons…).

Pendant toute une année, une dame âgée de près de quatre-vingts ans, appelons-la Madame E, participait activement à l’atelier. Elle faisait trois heures de route aller-retour pour trois heures d’atelier et sa présence était toute entière marquée par la bonne humeur, la vivacité et une révolte permanente (C’était toujours la faute des « américains » quand on évoquait la politique.)

Elle lisait le Monde diplomatique et amenait à l’atelier sa colère et ses joies. Elle était magnifiquement vivante et de plus, avait un sacré caractère : toujours prête à aller au débat, heureuse d’écouter et d’échanger, une femme extrêmement loquace et en même temps une oreille merveilleuse.

Elle écrivait à propos de son Récit de voyage qui l’avait menée du Japon à l’Afrique, au Portugal… et à tant d’autres endroits que je ne saurais les nommer ici. Elle avait vécu hors de Belgique plus de trente ans. Elle était enseignante à l’origine mais, comme je ne pose jamais de questions à propos de la vie privée des participants, je ne connaissais rien des circonstances autres que celles qu’elle voulait bien nous communiquer. Je ne connaissais pas non plus sa famille, ni évidemment le niveau de ses revenus pour entreprendre de tels voyages. Ce que nous savions, c’est que Madame E. courait le monde et nous le racontait avec verve. Mais ses textes étaient en même fort marqués de ces lieux communs qui font d’un explorateur un exploraseur…

Elle s’inscrivit la deuxième année à mon atelier et poursuivit ses récits un peu lourds et que je tentais à la lecture d’animer plus que les autres probablement. Nous nous « empoignions » amicalement à propos de certains de ses passages faussement littéraires mais l’affaire n’était évidemment pas grave et Madame E. filait son récit avec une vivace bonhommie.

La troisième année battait soin plein quand, vers le mois d’avril, je lui demandai de façon nette « Mais Madame E., qui court derrière vous ou derrière qui courrez-vous pour battre ainsi la campagne ? » Elle ne répondit pas vraiment et, sur un mot d’humour, on en resta là.

La semaine suivante, elle me déposa un texte de deux pages dactylographiées sur une vieille machine à rubans. Elle était toujours aussi alerte mais plus grave et me dit au début de la séance, « J’aimerais que vous le lisiez à la fin. » Ce que je fis. Le récit, brut, compact, entièrement incarné dépliait l’horreur qui avait été la sienne. Une horreur commune dont on ne parle que depuis peu publiquement, en l’occurrence, celle des abus sexuels et des violences auxquelles elle avait été soumise enfant et plus tard, dans sa vie de femme.

Je lis toujours, à la volée, les textes des auteurs de mes ateliers, je me rends compte alors de ce qu’ils recèlent et ainsi je peux mieux en distribuer l’écoute et le temps des commentaires. On passe du plus au moins à chaque séance : du plus chaud au plus froid, du plus narratif au soliloque, etc. Ou inversement, cela dépend de la dynamique du jour. Mais ces distributions de lectures ne se font jamais sans que je pose la rituelle question : « Permettez-vous que je lise votre texte ? »

Elle me répondit clairement, « Je le souhaite fermement ».

Et je lus. Silence dans l’atelier. Puis, remerciements de ma part ; et suivirent naturellement les commentaires. J’étais conscient que quelque chose de terrible allait un jour sourdre de ces textes souvent traités en surface, mais je n’avais prévu en rien ce que Madame E. écrirait.

La séance se termina par des remerciements de sa part et du groupe particulièrement amical, intime même et qui, en même temps, se tenait dans une extrême réserve… Je décidai que nous ne pouvions aller plus loin dans le dévoilement à cette séance de travail et l’atelier prit fin.

Je travaille avec des auteurs de textes et je travaille avec ces auteurs sur leurs textes, pas sur leur vie directement, comme on le dit familièrement. Je ne fais donc en aucune façon un projet thérapeutique mais le « surcroit » de conscience, de satisfaction, d’apaisement qui émerge des séances d’atelier peut être considéré comme tel s’il fallait absolument céder à cette obsession du temps thérapeutique et hygiéniste…

Au rendez-vous suivant, elle me confia un autre texte du même style et de la même noire profondeur. Je le lus et l’atelier se poursuivit dans une empathie plus intense que d’habitude. Et ainsi de suite pendant trois séances où elle m’annonça que son récit était terminé mais qu’elle souhaitait revenir la saison prochaine.

L’été passa. Elle avait déménagé et changé de région. Elle m’avait communiqué sa nouvelle adresse et était toute guillerette…

Octobre arriva et la liste des nouveaux participants me fut communiquée par l’UDA. Madame E. n’en faisait plus partie. Je m’en étonnai puisque ses intentions étaient de poursuivre. Le groupe, constitué d’une partie d’anciens qui l’avaient connue s’en inquiéta aussi. Après une recherche rapide, nous apprîmes qu’elle était décédée. Deux mois après avoir écrit le mot fin à son terrible récit.

Sa famille ne sembla pas s’inquiéter de ce qu’elle avait produit dans l’atelier et je ne fus donc pas contraint de leur expliquer que ce récit lui appartenait en propre, qu’elle me l’avait confié et que je ne pourrais donc le leur céder…

En fait, je ne savais exactement que faire. Nous en parlâmes dans le groupe et il fut décidé unanimement qu’il s’agissait de ne pas le divulguer. Cette année, nous avons encore évoqué le souvenir de Madame E. Et chacun a exprimé sa reconnaissance d’avoir été témoin et en même temps acteur de cette écriture-délivrance.

Je suis heureux, moi aussi, de rapporter ici cette histoire qui est devenue, au fil du temps, pour moi et quelques uns des partenaires de cet accompagnement, une balise fondamentale dans l’expérience du dépôt d’un récit qui se vit, nous le savons intimement, la plupart du temps, comme une aventure où le montré-caché est la règle et le style, une façon de forcer le lieu de silence brouillé que constitue la mémoire.

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Clic-clac et nous voilà au bord

Posté par traverse le 14 mai 2010

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Clic-clac et nous voilà au bord, le poème à peine commencé s’achève déjà, pourriez-vous le reprendre dans les années qui vous appartiennent encore? Je vois la lumière tomber au pied des choses et le vivant rejoindre l’ombre, je ne sais comment le temps se roule en boule un soir pour expirer sous le poêle encore chaud mais je connais la bête qui avance dans la maison, le jardin et les combles en posant ses pattes dans les traces encore fraîches de la tribu ancienne et le vent emporte tout autant soupirs et vaines imprécations dans le silence lointain où nous irons bientôt.

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Quand vous serez dans l’amour des repos mécaniques

Posté par traverse le 2 mai 2010

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Quand vous serez dans l’amour des repos mécaniques, que vous aurez des chansons légères dans le fond de l’oreille, que vous prendrez les ombres pour des amis anciens, que le toit des ombrelles vous mettra à l’abri au liseré des terrasses, que l’océan si loin vous mettra à genoux au pied des caravelles à jamais disparues, que le vent emportera le peu d’explications que vous tentiez de dresser entre le monde et vous; quand vous serez au sommet des immeubles posés sur des lagunes où vous aller en attendant la chute, quand vous serez immobiles dans le soir, attentifs aux oiseaux qui referment le jour d’un coup en un chant dispersé, quand vous serez ignorants des rumeurs, que irez dans de vastes couloirs où plus rien ne résonne le temps de se distraire des silences des hommes, quand vous serez.

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Le rempart des lampes

Posté par traverse le 29 avril 2010

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«Le goût des livres sans espoir, dit Humbert., c’est ce goût qui me détourne de moi-même. J’ai depuis longtemps perdu le sens aigu de ma jeunesse qui me faisait lire à tort et à travers tout ce qui me passait sous les yeux. Lire alors était mon seul usage du temps. Après, il a bien fallu vivre. »

Il y avait dans la lecture une inéluctable circulation: les textes renvoyaient à d’autres textes que jamais il n’écrirait, malgré ses promesses confuses. «C’est un théâtre obscur où j’ai erré les mains tendues en palpant devant moi quelque chose d’invisible», murmurait-il souvent. Et il riait de son mauvais goût qu’il confondait souvent avec un lyrisme un peu fade.

Cette « chose » avait sa place ici, dans les souterrains de son théâtre. Mais enfouie bien plus profond que ce que ses mains et ses yeux pouvaient atteindre. Toujours moins d’air, de sorties de secours, de raisons de tenir, toujours moins d’espace dans cet univers qu’il avait fini par détester, par haïr bien plus qu’il ne l’imaginait étant jeune. Humbert faisait craquer les doigts de ses grandes mains blanches. Sa calvitie reflétait la faible lueur de la lampe et il parlait à mi-voix pour ne pas troubler le calme apparent de cette nuit de décembre.

Il a appuyé sur la pause du magnétophone de poche posé sur le sous-main de son bureau et a allumé une cigarette blonde. Le clignotant rouge de l’appareil témoignait de nouvelles confidences.

«Je parle d’une époque qui a disparu, d’un théâtre que j’ai fini par remplacer par de plus sales occupations, et ce, depuis trente ans exactement. Ce jour enneigé et glacé est la date anniversaire de ma première mise en scène…De mes premières trahisons aussi… », a dit Humbert en écrasant sa cigarette.

Le signal de pause clignotait et il s’aperçut qu’il avait parlé dans le vide. Soudain une plainte monta des caves. Une longue plainte aiguë, d’une traite, sans respiration, sans aucune syncope qui aurait marqué l’intensité de la douleur. Il sourit, déclencha la pause et continua sa confession.

«Nous sommes donc le jour anniversaire de ma première entrée dans ce théâtre. Un vrai théâtre, fait de murs froids et de couloirs sombres, de recoins et de trappes imbriqués qui ouvrent sur la scène. J’y ai vu commettre bien des crimes. J’y ai perdu aussi le goût des livres et des phrases sommaires. J’ai connu l’ordre hasardeux des rencontres et des équipes mal équarries. Je me suis épuisé à égrener des paroles auxquelles déjà je ne croyais plus comme ces jeunes acteurs prétentieux et avides qui se satisfont si vite de l’à-peu près.»

Humbert a appuyé à nouveau sur la pause de l’enregistreur et s’est levé pesamment. Il s’est dirigé vers la porte de son cabinet, capitonnée de cuir fauve.

Il vit dans l’aile droite du théâtre. Il a toujours refusé de quitter cet appartement frustre.

«Je reste près de mes chiens », dit-il en souriant à qui l’interroge sur la raison de son inconfort volontaire. « Mes chiens fidèles et arrogants. »

La longue plainte d’effroi se fait à nouveau entendre, plus rauque cette fois. Comme si la voix s’était fatiguée ou avait enfin trouvé son registre. Il ouvre les battants de la porte et fait quelques pas dans le couloir, il hésite. Ses pas résonnent sur le pavement et la litanie monte vers lui comme un chant primitif.

«Il va falloir que je nourrisse mes chers enfants », murmure Humbert en revenant sur ses pas.

Il se rend alors compte que la bande magnétique défile encore et il décide de ne pas la rebobiner. «J’aimerai, plus tard, peut-être, entendre l’écho sinistre de leurs gémissements », pense Humbert en refermant la porte. «Il y aura là comme une trace de mes dernières amours, une trace à peine audible comme le coeur qui palpite lentement sous l’effet d’un calmant, comme la mémoire qui ne retrouve plus le dessin exact du visage ou du sourire d’un être anciennement aimé. Leurs plaintes glisseront ainsi dans les coulisses… », se dit-il en appuyant sur la touche d’arrêt. Il range l’appareil dans la bibliothèque en désordre et se sert un cognac qu’il boit d’un seul trait en laissant retomber son ventre dans le soufflet d’un soupir tout en volutes.

Il se gratte l’entrejambe comme il aime à le faire avant de descendre à la cave. «Le plus difficile est de montrer cette autorité calme qui est celle des gardiens sans états d’âme », ajoute-t-il en éteignant la lampe du bureau.

Plusieurs plaintes et gémissements roulent dans l’escalier jusqu’à lui. «Ce n’est pas la faim qui les fait aboyer ainsi », pense-t-il en fermant la porte derrière lui. «Et c’est tant mieux. La faim est peu de chose à côté de ce qu’ils vont enfin connaître… »

Dans la cave, accrochés à des crocs, des carcasses grisâtres. Des os parfaitement décharnés et usés comme un vieil ivoire traînent sous l’établi où il a déballé le paquet de viande. Il enfonce la lame dans la chair bardée de graisse blanche et flasque et découpe quelques morceaux en parts à peu près égales. La viande imbibe lentement le papier journal de sang noir. Humbert dépose avec soin les morceaux dans un baquet d’eau bouillante. Il sale et ajoute quelques épices à la volée. A l’aide d’une cuillère de bois, il remue la viande qui blanchit pendant plusieurs minutes. La buée a envahi les verres de ses lunettes et il s’essuie le front d’un lent mouvement de manche. Il continue à tourner dans le bouillon grossier en soufflant sur les vapeurs qui flottent à la surface.

«Ils se jetteront là-dessus sans un mot », pense Humbert en ouvrant le col de sa chemise. « Ils mangeront à pleine bouche, déchireront à dents vives mais pas avant que je ne les ai vus plonger dans la lumière une fois encore, les yeux écarquillés, les mains en écran et la bouche entrouverte sur le silence de la scène. Pas un cri ne franchira le seuil de leurs gorges asséchées, ils réclameront de l’eau et je les abreuverai comme de pauvres enfants. Mais avant, il faudra qu’ils supplient, chantent, réclament et suffoquent. Tout leur sera offert un jour: la gloire et les fastes d’un ultime accomplissement. Quand ils joueront enfin comme je le leur ai appris si longuement et si intensément. Mais ils oublient pourquoi ils sont ici, ils ne réclament que cette viande de dernier choix et un peu d’eau avant d’aboyer dans la nuit. Les applaudissements sont toujours tombés indûment sur eux et ils y ont pris goût trop vite. Aujourd’hui ils commencent à comprendre que le jeu que je leur impose ne supporte aucune faiblesse, n’autorise aucun ralentissement dans la hargne, la rage et la violence. Comédiens livrés à la faim et à la soif ils apprendront la loi de la faim et de la soif mais ce n’est pas cette viande et cette eau tiède qui les calmera. J’exige d’eux de bien plus grandes révoltes. Ils apprendront ce soir encore, sous le fouet de ma voix », marmonne Humbert. «Et le rideau enfin se lèvera sur leurs têtes couronnées. Les rappels retentiront sans fin et jailliront du puits noir qu’ils sauront affronter. C’est moi qui l’ai voulu ainsi. Spectateurs de misère d’un théâtre de misère, acteurs brûlés d’éblouissements, tout cela confronté dans un ultime combat qu’ils devront enfin livrer. Et moi, Humbert, je les y ai préparés… »

La viande est cuite maintenant et toute filandreuse dans l’eau qui mousse. Une odeur écoeurante et âcre flotte dans la cave. Humbert essuie ses lunettes au pan de son veston et pique les quartiers de viande ruisselante qu’il jette dans une large écuelle de métal cabossé qu’il empoigne par les bords avant de franchir la porte de la cave en criant « Mes agneaux, mes petits, mes enfants ! »

Les plaintes se font à nouveau entendre. On distingue maintenant très nettement les voix d’hommes de celles des femmes. Ce sont les hommes, surtout, qui se plaignent et menacent. Les voix semblent redoubler d’intensité depuis qu’il a franchi la porte de la cave. Il marche dans l’obscurité et les vapeurs de viande bouillie lui brûlent le visage. Il hâte le pas et franchit un nouveau couloir.

Humbert pose le plat devant la dernière porte que barrent deux tiges de métal. Il s’éponge une nouvelle fois le front de son mouchoir et frappe du poing deux fois en appelant ses chéris. Les grognements cessent et il fait glisser les barres métalliques dans leur gond. Il bascule l’interrupteur et la lumière éclabousse le couloir avant qu’il n’ouvre la porte. Il a resserré sa ceinture et boutonné son col.

«Toujours ils doivent me voir tel que leur maître »
La porte grince et une odeur aigre lui pique le nez. «Vous avez encore pissé partout », dit Humbert d’une voix sévère. «Mais ce n’est pas bien grave. Vous aurez tout le temps de nettoyer vos salissures après manger et boire… » Et il dépose l’écuelle à sur le sol. Alors seulement, il allume le plafonnier.

Trois femmes et deux hommes sont enchaînés au mur du fond. Noirs de crasse, de larmes et de sueur. Ils se mettent à gémir en se protégeant les yeux de la lumière crue. Ils sont à peu près nus et on voit sur leur corps les hématomes qu’ils se sont faits en luttant contre leurs fers.

«Il faudra rester calme sinon nous en resterons là: ni viande ni boisson. »

Une femme ose se lever en tenant ses chaînes à pleines mains. Ses seins sont lourds, ses cuisses grasses et ses cheveux noirs tombent en masse tout autour de son visage que la stupéfaction face à cette soudaine lumière a rendu enfantin. Les autres la regardent en silence.

«Vous avez tardé, maître… », dit-elle en se redressant encore. «Les chaînes, ne pourriez-vous nous retirer les chaînes un court instant? »

Les autres grognent en signe d’assentiment mais ils n’osent relever la tête. Le coeur enchâssé dans des craintes sans nom ils supplient qu’on les délivre un moment de la misère de leur condition et que le prix soit celui que le maître a annoncé dès le début de leur incarcération et qu’ils ont accepté, sans trop savoir alors quelle déréliction allait être la leur et comment ils allaient pouvoir traverser l’épreuve qu’ils avaient si souvent appelée de leurs voeux. Ils sont là selon leur propre volonté et rien, au début de cet emprisonnement nauséeux, ne laissait présager un tel enfouissement dans la crasse et la cruauté. Ils avaient appelé le maître, lui avaient fait part de leurs désirs d’atteindre ce qu’un acteur cherche trop souvent sans l’atteindre vraiment: la qualité absolue d’une représentation qui aurait effacé toutes les autres, les aurait reléguées aux oubliettes de la mémoire. Et le metteur en scène avait accepté de devenir ce maître exigeant sans orgueil mais aussi sans renoncer aux tâches et vertus d’un vrai maître qui est de soumettre afin d’éteindre toute velléité et d’amener à la lente disparition de soi. Le metteur en scène savait que les flagellations et humiliations qu’il allait leur faire subir seraient peu de chose en regard de leur nouvel apprentissage de la solitude et du doute. De la plupart des êtres, il connaissait la faiblesse qui est aussi la joie secrète du monde. Humbert savait tout cela et bien d’autres choses encore qu’il ne révélerait que plus tard. Aujourd’hui, il était convaincu que ses victimes étaient en bonne voie sur le chemin de l’absolue obéissance et il ne leur faudrait plus longtemps avant qu’ils n’acceptent de se livrer comme l’enfant aux mains agiles de sa nourrice. Il avait décidé de les laisser se distraire de leurs bouches et de leurs sexes, sachant que ce n’était pas les chaînes qui éteindraient le goût de la copulation. Elles étaient là pour exciter en eux la révolte, non pour entraver leurs mouvement, leur fuite éventuelle ou marquer une vile dépendance. Rien de ces attributs ne servait à interdire leur éventuelle évasion. Mais leurs bouches et leurs sexes étaient aujourd’hui plus ouverts, moins affamés aussi et plus attentifs à user du temps de la nuit où ils étaient enfermés et à laquelle ils s’abandonnaient les yeux éteints et l’écume aux lèvres. Leurs sexes se cherchaient et s’emboîtaient sans scrupule, tantôt devant, tantôt derrière, humides et innocents. Ils découvraient de nouveaux jeux où les genres se confondaient, mâles et femelles entremêlés. Ils connaissaient le plaisir sans devoir le justifier. Ils s’avouaient vaincus et s’abandonnaient à l’absence de toute inquiétude. Leurs bouches et leurs sexes vivaient dans l’attente de l’arrivée du maître. Et le maître agissait exactement comme il le devait. Ils ne craignaient pas de lui un éventuel abus dans le commerce de leur misérable destin, non, ils s’étaient livrés tels qu’ils étaient à l’origine, sans ambition et déchirés d’égoïsme. Ils attendaient de lui qu’il les mènent là où ils rêvaient d’aller, dans des lieux purs et aujourd’hui désertés. Ils savaient qu’ils étaient des poètes aveugles et qu’il leur faudrait bien un jour traduire leur désir d’exister en disparaissant. En s’effaçant du monde où ils vivotaient dans la vie et sur scène. Ils voulaient apparaître totalement, éblouir d’évidence le public qui s’assoupissait dans la médiocre chaleur des salles à moitié vides. Ils voulaient imposer leur foi en se livrant aux épreuves du jeu comme peu avaient réussi à le faire. Ils savaient que cela exigeait plus qu’une discipline: une ascèse. Mais ils en étaient incapables, trop souvent absorbés par les vanités que leurs rôles offrait. Le maître et ses rigueurs s’étaient imposés à leur esprit et ils l’avaient supplié d’accepter et de ne céder en aucune façon à leurs futures adjurations.

Humbert avait accepté et leur avait promis la plus grande attention. Il avait aussi exigé d’eux la signature d’une décharge attestant de leur complet abandon pendant les trois prochains mois. Ils avaient signé et leurs rapports, depuis, s’étaient confondus avec l’extravagance du pacte. A part la mort, qui ne pouvait être un châtiment mais une délivrance, Humbert n’avait, pour satisfaire leur besoin de martyre, consenti qu’à la panoplie de base de n’importe quel bourreau. La vérité…

Cette vérité, ils ne pourront la goûter avant d’avoir parcouru avec le maître toutes les étapes du dépouillement qu’ils ont choisi. Et c’est pourquoi, dans la nudité et la crasse dans laquelle ils mijotent depuis bientôt trois mois, ils remercient leur maître. Il leur a montré, hors de tout orgueil et de tout fléchissement, en quoi ils peuvent prétendre aujourd’hui être des acteurs sans pareil. Chaque soir, Humbert les a arrachés à leur cave et les a lancés sur la scène, aveuglés au début, puis lentement engloutis par la lumière. Ils ont appris à défendre les plus grands poètes et ils lancent les vers dans la salle vide avec une énergie et une émotion intenses, sans aucune complaisance pour la musicalité, décidés à ne céder en rien aux goûts faciles et aux appels probables du public. Ils savent que le jour venu ils joueront avec une évidence qui anéantira les spectateurs habitués à de tièdes exercices. C’est pourquoi ils ne souhaitent en rien échapper à Humbert.

«Un peu de patience, ma belle », dit Humbert d’une voix douce. «Je vous ai apporté de quoi vous apaiser. Pour le reste, on verra plus tard… »

Et il pousse du pied l’écuelle vers les corps tendus.

Il leur a ôté les chaînes et les a précédés dans l’escalier qui mène à la scène. Il s’installe sur le bord du plateau, dos à la salle, dans un fauteuil de cuir rouge et allume une cigarette. Il a branché tous les circuits des projeteurs et l’espace est maintenant écrasé de lumière. La chaleur monte rapidement et une odeur de poussière brûlée descend des cintres. «Pour qu’ils ne prennent pas froid », se dit Humbert en mâchonnant son bout filtre. «Et qu’ils se perdent encore quelques instants dans toutes ces éclaboussures qui vont les aveugler. Ensuite, ils écarquilleront les yeux et plongeront dans leur texte comme on se jette épuisé dans le fond de son lit. »

Une femme s’avance. Elle est vêtue d’une robe de toile brune qu’elle a serrée à la taille d’une ceinture de cuir noir. Brune et mince, presque maigre, Humbert ne se souvient pas d’avoir pris goût aux ruades auxquelles elle a consenti quelques semaines plus tôt. Les seins, petits et fermes, ne l’ont pas ému. «Trop enfantins… », se disait-il en les caressant d’une paume lasse. «Trop parfaitement évasifs… » La croupe ronde a cherché son sexe et il s’est enfoncé en elle en lui pinçant les hanches. Elle a pleuré un bref instant. Il pense lui avoir fait mal. Non, c’est le remords d’avoir cédé à son propre désir, dit-elle en essuyant ses larmes. Elle souhaite qu’il la laisse maintenant…

«L’autre, là-bas, est plus grasse et se fait prendre avec plaisir plusieurs fois par jour.» Il lui suffirait de demander et elle s’offrirait. «Toujours le cul en l’air, en attendant que ça passe », ajoute-t-elle. Et elle y met un tel mépris que Humbert ne se risque plus à lui flatter les flancs.

Une autre femme encore s’approche, blonde et faussement absente, vêtue d’une robe de tissu imprimé. Elle marche pieds nus et renifle bruyamment. Elle secoue ses épaules comme avant la lutte, la robe entrouverte sur le devant bat contre ses cuisses.

Les deux hommes marchent vers Humbert en marmonnant un texte à mi-voix. Ils sont vêtus de pantalons et de chemises gris anthracite et cherchent déjà leur place sur la scène.

«Il vous reste une minute exactement », lance Humbert d’une voix forte. «J’espère que vous êtes prêts? »

Tous les cinq répondent de la même voix exaltée qu’on peut commencer à l’instant.

Humbert quitte son fauteuil et s’approche d’eux d’un pas lourd. Il sait ce qu’il va exiger d’eux et se réjouit déjà de les voir s’exécuter sans broncher.

«C’est aujourd’hui notre dernier jour avant la représentation. Je compte sur votre maîtrise et votre acharnement à ne pas fléchir », ajoute-t-il en frappant du pied d’une façon un peu ridicule.

Les acteurs sont face à lui, hagards, mais on sent en eux la plus vive attention. Ils se savent condamnés au succès qu’ils ont appelé depuis si longtemps et leur confiance dans le metteur en scène est entière. Ils craignent surtout de découvrir leur impuissance à répéter avec justesse ce qu’ils ont si intensément préparé.

«Vous avez voulu la guerre », reprend Humbert, « la guerre totale, livrée à votre inconséquence…Vous la vivrez bientôt en ces lieux. Demain soir, je serai votre guide, une dernière fois mais ce sera la plus belle des entreprises que j’aurai menée depuis longtemps. Moi aussi je me suis soumis aux plus grandes restrictions depuis trois mois. Pas les mêmes que celles que vous avez voulu subir, bien sûr, mais il s’agit de pourvoir aux premières nécessités et la vie d’un théâtre suppose bien des sacrifices. Demain sera un beau jour pour nous tous. J’ai pour vous le plus grand amour et la plus grande sollicitude. Ne l’oubliez pas, quoi qu’il arrive! »

Humbert achève son discours en leur tournant subitement le dos. Il parle à nouveau mais maintenant d’une voix sourde et presque lasse. La répétition commence et dure tard dans la nuit.

Le public arrive le lendemain soir peu avant l’heure d’ouverture des portes et le metteur en scène en personne s’adresse aux spectateurs en leur annonçant que la représentation commencera bien à l’heure. On entend quelques murmures de satisfaction et les abonnés déclarent qu’il en a toujours été ainsi, que jamais aucun spectacle n’a souffert le moindre retard et qu’il serait bien improbable qu’un tel manquement assombrisse la soirée. Quelques uns approuvent en se regroupant sur le seuil de la lourde porte de bois.

Le metteur en scène entrouvre un des battants et annonce que la représentation de ce soir sera unique et qu’il a décidé de suspendre toute autre manifestation avant la réfection du bâtiment ainsi que le conseil municipal l’a déclaré. Il ajoute qu’ils assisteront ce soir à une sorte de duel impitoyable mais personne ne comprend ni relève l’allusion. «Peut-être s’agit-il encore d’une figure de style dont le metteur en scène est friand ? », murmure une femme en se rapprochant du groupe de spectateurs serrés près de la porte. Le vent de décembre siffle et des papiers gras volettent dans la rue faiblement éclairée. Le froid vif resserre la foule autour de sa chaleur. Une jeune fille coiffée d’un bizarre petit chapeau de velours demande pourquoi le théâtre n’ouvre pas avant l’heure comme cela a toujours été le cas auparavant. Manque de personnel, probablement répond une autre femme. Et elle en profite pour se rapprocher encore un peu plus du porche.

Le metteur en scène a disparu et le public reste sagement immobile devant la porte entrouverte. Finalement quelqu’un se risque timidement à pénétrer dans la salle tandis que le public le suit lentement.

Le hall du théâtre est éclairé comme il ne l’a jamais été et les spectateurs découvrent peut-être pour la première fois la beauté du lieu: les dorures et sculptures polychromes étincellent et l’escalier qui mène à la salle est lui aussi fortement illuminé. Le metteur en scène réapparaît et s’adresse à la foule assemblée.

-Ce soir, nous aurons le privilège de vous accueillir pour la première et la dernière de ce que je crois être mon oeuvre la plus accomplie. Quand vous aurez obtenu les billets que vous avez réservés, gagnez vos places dans le plus grand calme. Comme vous avez déjà pu le constater ce soir, nous travaillons à personnel réduit et vous ne bénéficierez donc pas du service des ouvreuses. Restrictions là aussi », ajoute le metteur en scène en faisant un geste dédaigneux de la main. «Mais qu’à cela ne tienne, vous avez rendez-vous ce soir avec la beauté forte des poètes et cela seul compte. Je vous souhaite une excellente soirée.

Et il disparaît dans la salle avant que quiconque ait pu l’interroger sur la teneur exacte du programme. On sait que ce soir est un soir exceptionnel et chacun veut en être. Mais les affiches et les annonces de la presse ont seulement indiqué le caractère exceptionnel de la représentation sans en préciser davantage. Les notables du lieu ont réservé leur fauteuil avec empressement et le public a suivi. On connaît le goût baroque du metteur en scène pour le mystère et la théâtralité quelquefois douteuse dont il entoure ses manifestations mais cette fois on s’attendait au meilleur. Tout le monde est donc de la partie. Et du beau monde! Le conseil municipal, le comité des fêtes, la critique dans son ensemble et même le cercle des artistes de la ville voisine s’est déplacé pour l’occasion.

Les spectateurs cherchent leur fauteuil, vérifient le numéro des réservations, s’installent avec le sentiment de bientôt assister à ce qu’on appelle dans la presse nationale un « événement de dimension internationale »…Le silence se fait peu à peu tandis que la salle s’éteint et que la lumière monte lentement sur la scène. Pas un souffle, quelques papiers froissés qui vont vite faire se lever les réprobations et le rideau qui s’ouvre dans le même rythme traînant que celui de la lumière qui glisse sur chaque chose comme si une main gigantesque ouvrait les yeux d’un comateux qui s’éveille à la vie. Une femme s’avance sur la scène, presque nue, les yeux bandés et les bras chargés de javelots. Une autre sort de l’ombre en titubant et avance précédée d’un bouclier de cuir bouilli et de cuivre martelé, les yeux recouverts de la même bande de tissu. Un homme la suit et huile machinalement la lame de son glaive, privé de regard lui aussi. Son compagnon également aveugle porte autour de la taille d’étranges chapelets de boules de plomb de la forme du poing. Il se campent bien droit sur leurs jambes et fixent longuement le public. Les bandeaux font comme un rempart à cette humanité que les acteurs offrent toujours dès le premier regard. L’homme au glaive parle. « Ce soir, c’est la vertu seule qui sera notre obole, la seule vertu que nous offrirons à qui voudra bien l’entendre et la nommer telle que nous la chérissons. Ce soir, des mots et des choses vont se lancer comme des brandons sur la maison de son ennemi. Ce soir, la peur et la pitié vont résonner et nous serons fiers d’avoir éveillé en vous ce sentiment que vous cherchez si souvent à voir renaître dans ces lieux de beauté. Ce soir, nous allons convoquer le désastre et la fin. Nous serons les guerriers des plus terribles causes, les porteurs de lumière du chaos et de la désolation. Nous agirons pour vous en portant le fer dans vos flancs et vos coeurs… ». L’homme parle tandis que les femmes l’équipent, lui et son compagnon. Elles font quelques pas vers les premiers rangs et retirent lentement les bandes de toile qui leur barrent les yeux. Elles sont là, écarquillées, hagardes, trop pâles, les lèvres marquées d’un léger maquillage, les pommettes rehaussées d’un fond de teint sombre. Elles ont la fière allure de guerrières épuisées autant par les assauts de l’ennemi que par la rigueur des nuits sans sommeil. Celle à la crinière blonde parle d’une voix grave et sourde à la fois. « Oh, mes beaux agneaux, mes tendres brebis, mes câlins, ce soir sera le temps des plus belles offrandes » Soudain, elle se tait et se tourne vers les deux autres femmes qui scandent elles aussi la phrase en martelant le sol du pied.

Le public stupéfait se tourne et se retourne, cherche les dignitaires du regard. Eux aussi sont sous le choc de cette étrange entrée en matière qui ne laisse augurer rien de bon. Quelqu’un tousse, un autre s’éclaircit la voix avant de lancer « Pour qui ils nous prennent? ». Une autre voix, quelques rangées plus loin, crie « Pour des agneaux, vous avez bien entendu! »…Les autres rient.

Un des acteurs coupe net l’effet du comique: « Vous le savez et nous le savons tous, ici, c’est le territoire de la guerre, de la guerre toujours reportée et toujours déclarée, le territoire des meurtres et des trahisons mais cette guerre, jamais, nous ne nous l’avouons. Nous sommes ici, face à face, acteurs et spectateurs guettant chez les uns et les autres la moindre faille, le plus petit abandon qui lui serait fatal. Donnons-nous ici les plus beaux coups, frappons-nous des plus terribles injures, levons nos boucliers et frappons-les de nos glaives, frappons et frappons encore et dans ce vacarme faisons naître en vous le frisson de l’horreur. Nous sommes depuis tellement longtemps face à face et vous nous lancez vos insultes, vos rots et vos ronflements plus qu’il n’est supportable, vous rêvez alors que vous devriez frémir, vos gorges sont encore encombrées de paroles vaines et sales et il faut vous convaincre de ce que nous ne pouvons plus supporter vos cris ou vos applaudissements sans cesser de penser qu’il s’agit là aussi du bruit de vos glaives battant vos boucliers. Et nous vous répondons en baissant la tête, en nous soumettant à votre joie qui marque enfin le difficile accès à la réconciliation… ». « Qu’il se taise! Qu’on le fasse taire! » lance une femme en colère. Un silence gêné suit. Le guerrier reprend: « Nous allons ici éprouver nos forces. Qu’on ferme les portes! ». Un assistant se précipite pour fermer les portes et tourne la clef à double tour dans la serrure après quoi, il disparaît. « Le théâtre, c’est la guerre et vous le savez, la guerre impitoyable du poète contre les gorges chaudes, la guerre du beau contre l’épuisante épreuve de la nuit. C’est la guerre et nous la terminerons ici ». Un homme se lève alors dans la salle et veut quitter sa travée. La lumière s’allume, quelqu’un pousse un cri et tombe la face en avant. Une spectatrice se penche précipitamment vers l’homme pour le secourir et se relève en criant « Du sang, il est plein de sang, la tête, la tête fracassée! » Un autre se précipite et crie à son tour « C’est horrible, il est… » Et il s’effondre à son tour sur ses voisins en beuglant comme un animal égorgé. Soudain, le public se lève et découvre le spectacle qui se déroule sur scène.

Un guerrier fait tournoyer sa fronde dans les airs et lance un nouveau projectile qui atteint une spectatrice à la tempe. Elle s’effondre sans un mot. Autre coup, autre corps fauché. La panique alors fait son oeuvre. Des travées entières basculent les unes sur les autres, des corps sont piétinés en s’efforçant de gagner la sortie mais un javelot se plante dans le dos du plus proche. Les guerrières s’y mettent elles aussi en chantant et scandant la phrase de tout à l’heure « Mes agneaux, mes brebis, mes chéris, mes câlins,… ». Un coup, et encore un autre. Les corps tombent percés de part en part. Le public alors s’immobilise, se raidit comme le corps d’un homme qui sent sa fin prochaine et qui gonfle une dernière fois dans ses muscles la dernière goulée d’oxygène qui lui appartient encore. Des hommes et des femmes se ruent vers la scène en hurlant. Les premiers sont touchés et tombent sans un cri. D’autres les enjambent, les piétinent et s’effondrent à leur tour. Les guerriers ne cessent de chanter et de porter leurs coups. Le théâtre peu à peu se vide en son centre. Des spectateurs tentent de se protéger derrière les balcons et les sièges désarticulés. Nombre d’entre eux sont étouffés sous le poids de la foule terrorisée et le calme se fait lentement. Un calme où le temps fige chaque geste dans son dernier dessin. Les guerriers cessent de chanter et se retirent. Le metteur en scène apparaît alors et s’adresse au public d’une voix calme… » Mon oeuvre, la vérité, l’horreur… ». Et il recule vers le fond de la scène en articulant doucement « l’horreur ». La lumière tombe d’un coup sur le plateau et la salle livre son désastre. Les acteurs se sont retirés à la suite du metteur en scène et quelqu’un a hurlé « Ils sont partis, fracassez la porte, fracassez-la! ». Des hommes se précipitent, enjambent les corps et attaquent la porte, qui à coup d’extincteur, qui à coups de barres métalliques arrachées aux travées.

La porte cède après quelques minutes et le public, hébété, marche vers la sortie où la lune scintille à travers le brouillard glacé.

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LE LAMENTO DES GNONS

Posté par traverse le 31 mars 2010

LE LAMENTO DES GNONS  dans Textes150320101293.jpg  dans Textes150320101299.jpg 150320101300.jpg 150320101298.jpg
Texte pour acteurs et marionnettes

(Une voix off, ou peut-être dans la lumière d’une lampe basse, un homme lit, calmement, comme si tout était déjà joué. La scène pourrait être interprétée par des acteurs, des marionnettes ou, tout simplement, il s’agira peut-être d’un théâtre radiophonique. Le décor sonore est constitué de murmures, de chocs sourds, de soupirs, de bruits de bouche, de glossolalies d’enfants… comme si le père Fouettard et l’Enfant de Gnons étaient les figures sauvages, les coryphées de deux Chœurs surgis du chaos…)

(On ne voit que les deux visages étrangement maquillés : peau trop blanche, lèvres rouges et bien dessinées. père Fouettard a les sourcils sévères et l’œil brillant)

Le père Fouettard :
C’est dit, c’est fait, je suis le Père Fouettard, l’homme des coups, celui qui châtie tout qui passe à portée de main, celui qui aime ce qui passe à portée de main, je connais les vérités de corps passés au bleu, de corps noirs des bleus anciens. Je suis le Père qui défend les choses du ciel et de la terre, qui interdit, qui déclame le bien et le mal, le Père qui frotte le lard de ses enfants perdus, celui qui porte haut les coups qui retombent sur sa progéniture, le Père qui dit non quand sa main dit oui, celui qui rend fou l’enfant qui ne sait quoi lire de sa main ou de sa parole, je suis le Père haï, le Père au lyrisme mortel, le Père enfoncé dans l’amour trouble d’un temps qui effacerait tous les désirs, le Père absent qui martèle le corps de son enfant, ce Père-là, secret et détesté, aimé et abhorré, c’est dit, c’est dit.

(L’enfant des Gnons tend sa main au père Fouettard. Le père la prend délicatement)

L’enfant des Gnons :
C’est sur toi que je compte et je m’en remets à toi entièrement, mon Père, moi l’enfant des Gnons, le fils du père Fouettard, l’enfant des saccades et des secousses, l’enfant du tremblement de la main et des paroles, l’enfant des confusions et des contusions, l’enfant caché, l’enfant châtié, l’enfant perdu, l’enfant passé sous les fourches de ta colère, l’enfant vitriolé, lavé de toute les injures, plongé dans l’enfer de ta misère, l’enfant…

Le père Fouettard :
Je sais, je suis le maître de ce damné massacre, maître du monde et de l’enfer, maître des coups et des reproches et c’est moi, mon enfant que tu honoreras, que tu honores en tremblant, te plaignant et souffrant !
Ah ! Je hais cette suite de mots qui te résument ainsi !

L’enfant des Gnons :
C’est ton chant qui me hante, ton chant d’amour entendu au début, chant de désespérance pour toi et ma mère, et Archimère et l’Archipère, chant de larmes qui sont les miennes comme elles sont les tiennes…

Le père Fouettard :
…et le demeurent, et creusent, et perforent, et déchirent, et…

L’enfant des Gnons :
Mon père, pourquoi ?

Le père Fouettard :
Je t’ai procuré cette douceur de vivre, je t’ai donné cette peau sur laquelle je glisse la main les jours sans ivresse, je t’ai conçu entre le vin et les amandes, je suis ton seul avenir !

(L’enfant des Gnons prend son père dans les bras et le berce doucement comme un père berce son enfant)

L’enfant des Gnons :
Pourquoi, mon père, t’acharner à mentir ?
Tu parles d’amour et ton cœur craint le soir qui tombe, la nuit qui t’isole et t’abandonne, et tu fermes le poing sur une vieille tristesse que tu me reproches, à moi l’enfant des Gnons…

Le père Fouettard :
Des larmes me montent aux yeux quand tu me parles et pourtant je sens déjà ma main qui se raidit, je suis, n’oublie jamais, le père Fouettard, celui qui te condamne chaque jour, celui que tu pleures dans les coins de la maison, celui qui erre sans fin dans les couloirs de ta misère !

L’enfant des Gnons :
J’emporte quand je fuis, mes semelles et mes édredons, mes cahiers et mes gamelles, j’emporte tout ce que je peux emporter sauf cet amour que vous avez annoncé au seuil de mon entrée au monde !

(Le père Fouettard s’adresse au public avec force)

Le père Fouettard :
Cours, courez tous, enfants lâchés sur les boulevards du monde, enfants excédentaires, enfants aveugles nés de l’aveuglement, enfants ivres d’essence et d’ordures, enfants en loques et en lambeaux, cours, courez, vous échapperez peut-être au prochain repas de l’Ogre…

L’enfant des Gnons :
Ils ont de vraies familles là-bas…
Des familles taillées dans l’or des avantages, des familles rebondies et calmes, des familles au cœur pur et sans palpitations…
Ils ont des familles, des donjons, des baisers sucrés !

Le père Fouettard :
Envole-toi, ici la vie vaut son pesant de crimes, d’abandons et de larmes, envole-toi mon enfant, profite de mon égarement, de cet instant d’aveuglement et d’abandon qui me fait dire ce que tu veux tellement entendre et dont tu ne profiteras pas…
C’est peut-être là le secret de notre amour, de cet amour qui empuantit l’haleine de la plupart, de cet amour surgi de je ne sais quel enfer…

(Un temps)

Je sens déjà le fumet de ta douleur chatouiller mes narines, je sens l’effroi glacer ta peau, je sens des humeurs de terreur s’échapper de toi et flotter jusqu’à mon nez…
Envole-toi d’ici, enfant perdu, enfant plongé dans la famine et le mensonge, envole-toi, évapore-toi et vole jusqu’au cœur des hommes !

(L’enfant des Gnons se frotte tout le corps comme si des insectes violents rampaient dans ses chairs. Ses gestes comme ceux d’un enfant soumis à une intense douleur)

L’enfant de Gnons :
Je sens mes douleurs qui sont tes rhumatismes chaque fois qu’il va pleuvoir, mon père, qu’il va pleuvoir sur la saleté du monde… Je sens tout mon corps engourdi dans un tablier sombre, je sens mes muscles arrachés à leur calme mécanique et déjà minés par la suffocation, je sens, mon père, l’âge irrémédiable souffler dans le bec de tous mes os, je sens ce que certains nomment la perte du paradis, la poussée de l’enfer et que tous craignent sans hésitation, le joyeux inventaire des noms que leur donnent ceux qui ne croient ni aux saints ni aux diables, je sens que ces noms sont plus terribles encore car ils tombent à plat, chaque jour, devant les hommes habitués au pire !

(Le père Fouettard, debout, prend le fils sur son genou, la jambe posée sur une chaise, il le prend comme un butin, une pauvre bête tirée dans les fourrés)

Le père Fouettard :
Un jour, j’ai loué un costume d’apparat, large chapeau et feutre noir, gants de satin et cape de velours.
Les broches et les brocarts garnissaient mes atours…
Je suis parti rencontrer les princes et leurs ministres et j’ai parlé au nom de ma tribu et de la vôtre, disant que nous n’étions jamais que les formes imparfaites que les autres ont données à leur monde d’épouvante.
Oui, voilà ce que nous sommes, leur ai-je dit : des épouvantails harnachés les uns aux autres.

Le bras porte le coup sur le dos de qui doit le recevoir : c’est terrible et c’est ainsi, j’oserais presque dire que c’est bien. Ce monde est ainsi fait que la bêtise, la folie, la peur et l’envie fondent comme du plomb sur le dos des enfants trop vite nés !
Voilà ce que je dis au nom de ceux qui voulaient arracher les frusques des épouvantails, les éclairer de leur torche de colère, les révéler enfin pour ce qu’ils rêvent d’être : des petits enfants appelés à téter le sein et les caresses.

(L’enfant des Gnons se redresse)

L’enfant des Gnons :
Ils nous ont écoutés, nous avons promis maintes et maintes successions de chartes et d’arrêtés, je les ai crus et je les crois encore et je sais qu’ils sont tout autant frappés par notre détresse et notre impitoyable sort.
Je les ai crus et ils m’ont renvoyé.

(Un temps. Rires légers)

C’est donc en leur nom également que je te chanterai l’hymne du rassemblement, du veau gras et de la corne d’or !

(Un temps. Rires légers, encore, terribles)

J’entends dire : « Je connais les statistiques, les commentaires, je lis les notes en bas de page, les longues digressions morales, je sais que les plus grands principes cèdent devant la beauté des contrats ! »
Je suis ton fils avant tout, l’enfant des Gnons, et je le resterai encore longtemps, père Fouettard.
Je suis disséminé le long des routes et des trottoirs, je mange ce que les chiens me laissent, je dors sous l’arche de tes maisons je vends et suis vendu, on m’achète mon corps et mes cuisses trop lisses !
Je suis, père Fouettard, répandu un peu partout de par le monde, on m’écrase et je me lève un peu plus loin, on m’arrache et je me plais à repousser au même endroit !

Le père Fouettard :
Eêêêye ! Arrête !
Tu parles comme un pirate, un forcené des mers un coureur d’océans, tu parles comme un fou qui tire à boulets rouges sur tout ce qu’il rencontre !
Tu es une jeune bête, ton corps et tout ce qu’il contient m’appartiennent, tu es à moi à ceux qui parlent de ton père en mon nom.
Tu es ici pour nous servir, pour assouvir notre soif de plaisirs et de vices, tu n’es qu’un jeune cabri, une gazelle aux pattes entravées, un lionceau affamé qui rampe vers ma main
Tu n’es rien et je suis tout !
L’obéissance est ton sucre et la souffrance ton miel. Tu es à vendre et tu n’as pas de prix tellement tu te démultiplies. Tu es à cueillir d’Orient en Occident, à vendre et à acheter du levant au couchant !
C’est le siècle qui veut ça et qui l’a toujours voulu. Beau et bon siècle que celui pour ce commerce ultime !

(L’enfant des Gnons monte sur la chaise, semble narguer le père Fouettard…)

L’enfant des Gnons :
Je suis un fruit comme un épi dans un champ de maïs, un grain jeté au fond du moulin, une poussière dans l’œil maquillé des barbares, je suis… !

(Le père Fouettard lui donne une gifle, puis une seconde, une troisième encore, de plus en plus fort, frappe et se met à pleurer en frappant)

Je suis le sable sur lequel tu marches, les vagues que tu casses de ton torse puissant…

(Les coups, en pleuvant, marquent la saccade des pleurs du père fouettard qui, peu à peu, se fatigue. Pendant cette dérouillée, l’enfant Des Gnons proclamera bien haut et fort son texte pour couvrir le lamento des pleurs du père fouettard. La voix de l’enfant devient de plus en plus puissante)

Je suis… le cirage qui couvre tes bottes, la graisse qui coule le long de ton sabre,…
Je suis… ton passeport pour les matins de larmes, ton viatique pour des voyages en solitaire, je suis ta chose ramassée le long du chemin, cet objet que tu tords à plaisir, je ne suis plus qu’une voix qui crie mille noms que je porte et que tu mélanges à volonté, je suis la fille et le garçon, la sœur et le frère embaumés, je suis perdu dans les décombres de ton désir, je suis… la raison principale de ta tristesse et de ta honte et c’est pourquoi tu voudras me plonger dans l’acide, m’incendier, me hacher, me découper, me saler et me manger tous les matins, tu voudras me hisser à la plus haute vergue et me balancer dans le vent comme ton plus beau drapeau.

(Un temps)

Il y aura des inondations et je serai ton rempart de voluptés, il y aura des massacres et des autodafés et je serai celui qui ouvre les passages secrets où tu te cacheras roulé en boule contre moi en attendant la fin du vacarme…

Le père Fouettard :
Eêêêye, tais-toi !
Comment t’abandonner et me délivrer de toi ?
Comment me délivrer de moi et m’abandonner enfin au vertige ?

L’enfant des Gnons :
C’est la fin qui s’annonce, j’entends déjà le bruit des pas claquer dans les couloirs, on te tordra les pouces dans les fers, on te chargera de la puissance de ton amour et de la putréfaction qui te gagne, de cet amour étrange qu’ils feignent d’ignorer et que le mal envie, on te livrera aux regards des témoins, à leur langue, à leurs insultes, aux éclairs des appareils photos, aux bracelets d’acier, aux rares apitoiements, à la vindicte.

Oui, on te livrera à la colère du monde et je m’en réjouirai. Je danserai de joie en te voyant vaincu, j’exulterai en te sachant perdu.
Mais quand les juges auront lancé sur toi le sens et le sort qui t’attendent, je m’évanouirai en pensant à toi, mon père, je cèderai au plus terrible des chagrins car je te sais perdu ? Tu vas mourir bientôt et je dormirai alors dans des lits de soie fraîche.

Tu vas t’éteindre dans l’ombre des prisons et je fêterai ta disparition prochaine, c’est vrai, je ferai tout cela, et le pire et le meilleur aussi, mais c’est alors que je pleurerai en pensant à toi, perdu pour moi, que je te défendrai malgré toi, que je chercherai à te consoler alors que tu seras descendu dans la plus basse fosse.

(Un temps. Légère musique. Peut-être un « Stabat Mater » ?)

C’est ainsi que je ferai malgré la raison et l’ordre des jugements, en te maudissant mille et une fois, en te vouant aux gémonies, en embrassant ton image que je ne peux plus aimer, que je hais en pleurant !

Le père Fouettard :
Enfin !

FIN
Publié dans Archipel, N° 10

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Notules

Posté par traverse le 23 mars 2010

Notules dans Textes dantealighier
C’est un concert de lieux communs que j’aimerais diriger comme une chorale de bric et de broc, des phrases qui ne veulent plus rien dire tant elles rassemblent.

Le jazz est l’activité la plus intelligente que le malheur ait produite.

Respect est l’avatar d’Anastasie.

Parler à quelqu’un suppose aujourd’hui qu’on soit d’abord d’accord, le dialogue va de soi.

De plus en plus de mails à propos de ce qu’il ne faut pas dire hors connections.

Ecrire est toujours un plaisir pour ceux qui ne supportent pas la littérature.

L’amour pose d’emblée la question du mensonge et la solitude du temps la referme aussitôt.

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Il y a des masses, des choses compressées

Posté par traverse le 21 mars 2010

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Il y a des masses, des choses compressées qui n’appartiennent en rien à la géologie, des vagues et des abysses, mais aussi des sols, des remparts, des parois de choses jamais dites, des murailles de lois et d’inouï, de l’air où nous rêvons d’aller quand le temps est si lourd et jamais à portée, il y a des repos, des faiblesses qu’on repousse en attendant le temps de notre effondrement.

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Des vagues, des ressacs et du silence soudain

Posté par traverse le 14 mars 2010

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Des vagues, des ressacs et du silence soudain, comme la nuit pique l’oeil dans le soleil, et ça repart d’un coup, sans nous, alors que le livre est ouvert à la dernière page et qu’un chagrin si vif nous prend alors qu’on lisse la couverture d’une main légère en regardant ailleurs tandis que s’éparpillent des phrases mises dans le bout à bout des chimères nocturnes.

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Livre ouvert, l’armoire libère des odeurs

Posté par traverse le 9 mars 2010

Livre ouvert, l’armoire libère des odeurs qui se bousculent et flottent dans la pièce, là du plomb fondu et des fumées de soufre, les pirates activent le feu, au-dessus des vols d’oiseaux sombres et des cris lointains qui se perdent dans l’horizon de la fenêtre, sur le sol des sels et des micas sonores où je marche en écrasant des senteurs de cendres, dans le fond de la pièce, des marais où rougeoient des éclats de ciel qui tombent et se plantent dans l’eau noire, un léger vent humide me touche le front, ma main ferme le livre et d’un coup ma chambre est en ordre.

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Ordure de père

Posté par traverse le 26 février 2010

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La porte fermée, il ouvre son ordinateur et se met à écrire.
Le monde, tout à l’entour ne l’ennuie pas particulièrement, il en souffre même plus qu’il ne voudrait, il pressent de terribles catastrophes qui s’annoncent entre deux pages de pub, non, ce monde, il y est logé à la même enseigne que son voisin et ceux d’en face et de plus loin encore qu’il ne peut voir ou entrevoir les limites de son monde mais ce qu’il sait c’est que dans cet appartement, celui qu’il occupe depuis bientôt dix ans, des choses l’encombrent, des êtres manquent, des corps s’emmêlent dans ses souvenirs.

Mais ce monde est en lui et il ne peut se désencombrer de chaque chose qu’il a entassée lentement au début, mais la vitesse s’accélère, et il lui reste de moins en moins de place pour trouver sa place à lui.
Des mots, d’abord, tous ces mots qu’il a amassés depuis près de cinquante ans, ces mots vont enfin servir à autre chose qu’à nommer le monde et à y prendre place.
Aujourd’hui, il écrit pour désenchanter ce qui fut parfois un enchantement, une malédiction souvent, un rendez-vous de deuxième ordre avec la vie, une gabegie qu’il a prise pour de la liberté.

Et sa liberté est entière ce matin.
Il s’est levé après une nuit désastreuse, il a marché une demi heure au parc et il est rentré, après avoir rempli le congélateur à raz bord.
Il a ouvert l’ordinateur et il s’est mis à écrire.
La porte fermée, il se sent parfaitement séparé de ce qu’il prétend tenter de découvrir depuis si longtemps, ce monde qui l’occupe et qui le tient d’un bras de glace à distance.
Il a tout son temps, et si la vie rétrécit, il raccourcira certains chapitres, alignera les ellipses, embrigadera le lecteur dans des copinages douteux mais efficaces.

Son appartement est constitué d’un hall de jour, d’un salon, d’une salle-à-manger, d’une cuisine dix-neuf cent trente donnant sur une terrasse où il a dressé un mur de plantes entre lui et les terrasses voisines, un hall de nuit conduisant à un chambre encombrée de livres et d’objets récoltés lors de voyages anciens, puis un bureau où il accumule les dossiers, les livres encore, les outils informatiques, un débarras qu’il n’ouvre que dans de rares occasions, une salle de bains qu’il a repeinte récemment en bleu et blanc, ça lui rappelle le Sud, et des toilettes au haut plafond d’un autre temps.

C’est là qu’il vit et que d’autres ont vécu avant lui, depuis 1930.
Mais ce n’est pas de cet enchevêtrement de vies et de choses passées qu’il a décidé de faire son récit. Non pas qu’elles soient particulièrement exceptionnelles, ces vies et ces choses, mais elles s’enfoncent en lui, comme une Venise funeste et il sait que le temps est venu de se délester pour ouvrir sa viande à de nouveaux organes.

1. Hall de jour

Dans ce hall, pour la première fois, il a embrassé celle qui allait devenir sa femme. Un long baiser profond, elle a laissé échapper un petit cri et je me suis dit à ce moment que peut-être c’était ça qu’elle me disait vraiment, ce petit cri, apparu, disparu dans le même souffle, ses dents ont cherché ma langue et elle s’est pressée contre moi plus fort que je ne n’aurais osé l’espérer cette première fois. Nous avons passé la soirée à parler, elle mettait sa main sur ma cuisse comme si nous nous connaissions depuis toujours, naturellement, sans appui marqué, simplement elle déposait sa main sur une partie de moi comme si ça allait de soi. Nous avons beaucoup ri, ça je m’en souviens parfaitement. Et nos rires nous disaient à chaque éclat que nous allions rester ensemble mais que nous ne pouvions pas encore le passer par le langage. Il a fallu trois semaines pour que nous nous le disions. Nous avions fait l’amour avant, longuement, puis rudement, partout où notre désir nous tirait. La cuisine a échappé et nous avons ri en disant que nous n’étions pas encore assez intimes et que j’aimais trop faire la cuisine que pour y déployer aussi vite nos jeux sexuels. Elle a aimé, j’ai aimé. Et chaque fois qu’elle venait chez moi, le même combat recommençait : paroles, rires, caresses, pénétrations de tous ordres, somnolence et reprises. Ca a duré quatre mois.

2. Salon

Un canapé deux places, des tables basses, des tapis, bibliothèques, musique, lumière chaude et des rires à foison. Elle se levait parfois pour regarder un des volumes de la bibliothèque, mais jamais elle n’en a saisi un seul, elle regardait, commentait, posait des questions intéressées. J’en ai trouvé certaines naïves, je dois reconnaître qu’avec le temps, je les trouvais parfois idiotes. Je dis bien parfois, j’hésitais et j’hésite encore. « Tu as lu tout ça ? » me rompait le cou à chaque fois. Mais son rire compensait tout et ses fesses me ramenaient toujours aux mêmes jeux. Je pense même qu’elle se levait pour aller scruter mes livres pour, en fait me faire admirer sa croupe, ses jambes, son dos si souple, et ses cheveux qu’elle relevait quand je lui parlais, d’une main légère, tout en me mouillant le regard des yeux. Nous avons fait l’amour à chaque fois. Et de mieux en mieux. A la fin du trimestre, nous nous sommes dit que ça y était, qu’on était mûrs pour rester ensemble. On s’est donné un mois de plus, pour voir…On a vu.

3. Chambre

L’amour, bien sûr, mais aussi des paroles, des caresses paresseuses, des musiques écoutées enlacés, et puis l’amour encore. Les vitres de la pièce étaient pleines de buée quand elle quittait l’appartement pour rejoindre sa fille. Elle avait une fille, huit ans, Aurélie, qu’elle adorait plus que tout au monde. Je crois que j’étais jaloux quand elle disait ça. Mais je me suis dit que j’étais un crétin, cela faisait quatre mois, Aurélie, huit ans. J’étais perdant, dès la ligne de départ. Mais ça, je ne le pensais pas vraiment, ça flottait en moi et ça me revenait, sa voix, cette phrase, son corps, notre désir. Tout se mêlait. Mais Aurélie était là. Elle me disait que je devais en tenir compte. Que c’était essentiel que nous puissions partager cet amour pour sa fille si ça devait continuer entre nous. Je n’ai pas pensé un seul instant que ce ne serait le cas. Et on a refait l’amour.

4. Salle de bains.

Nous avons pris des bains ensemble. Elle me disait que c’était la première fois. Que son ex-mari n’y pensait même pas, que le père d’Aurélie, elle s’est vite reprise en disant le père, n’était pas fort intéressé par tout ce qui touchait à l’amour. Il était père, oui, mais sans imagination avec sa femme. Elle adorait glisser dans l’eau pendant que je la caressais en la huilant partout où elle hésitait que j’aille. Mais j’y allais et elle me reprenait en souriant, les yeux fermés. C’est dans la salle de bains que j’ai ressenti la première fois ce que serait peut-être notre intimité. Je la voyais se maquiller, faire ses cheveux, puis retirer la sortie de bains et ses fesses me rappelaient à l’escrime. Elle arrivait souvent en retard à ses rendez-vous à l’époque. Nous avons séparé les brosse à dents dans des verres de couleurs différentes, elle a déposé son démaquillant dans les boîtes de laque sur la commode repeinte en bleue qui contenait maintenant ses slips de rechange, ses bandes hygiéniques, son maquillage de base et des compresses de démaquillage. A côté, mes draps de lit frais, mes serviettes éponges.

5. Toilettes

Elle y allait souvent quand elle avait un peu bu. Elle disait que cette peinture de brique pilée des toilettes lui rappelait le Maroc. Que la pièce était haute comme là-bas. Chaque fois, qu’elle allait aux toilettes, elle disait « Je vais au Maroc ». Des revues de voyages, des magasine de tourisme, peut-être la retenaient là, le temps de feuilleter. En tout cas, c’est mon cas. J’imagine qu’elle aussi. Puis elle a laissé la porte des toilettes ouverte quand elle s’y arrêtait, que je passe devant ou pas, elle s’en fichait. Elle disait qu’on était assez intimes. J’ai ri mais j’étais un peu mal à l’aise. Elle a continué. Je n’ai plus rien dit. Le Maroc est resté ouvert jusqu’au bout.

6. Cuisine.

Je n’aime pas les cuisines équipées, j’aime une table ronde, des armoires hautes comme en 1930, un évier en faïence,…des brassées d’herbe aromatique déposées sur le buffet que je viens de repeindre en blanc. Un blanc mode, avec des usures des éraflures, un faux vieux quoi. Mais l’ensemble me plaît. Mon épicerie surtout ; des épices et des condiments de toutes les régions du monde. Mon harem à moi, comme j’aime lui dire parfois. Je sais que chaque épice me rappelle une femme mais ça je ne le lui disais pas. A chaque fois que je préparais un plat, un prénom me venait et souvent j’aimais les mêler dans des plats de ma composition. La cuisine donne sur une terrasse que j’ai peuplée d’oliviers, d’arbustes de jardin, de plantes de toutes sortes, une petite table au centre et deux chaises. On peut y manger à l’aise. On y a fait l’amour aussi le dernier été. J’avais peur du bruit, à cause des voisins, de ma voisine, mais surtout, je pense que j’étais intimidé par son audace grandissante. Elle menait le jeu. Ca me plaisait. J’aimais jouer les fainéants parfois et ça me relançait.

7. Salle-à-manger

Elle donne sur le salon, entravée par une baie qui s’ouvre sur les fenêtres qui s’arrondissent vers la rue. Comme un bateau, affolé de pluie quand il fait temps de chez nous l’automne, pluie, à chaque saison en fait. J’ai acheté cet appartement à cause de ces fenêtres, je crois. Elles ouvraient la pièce vers l’extérieur. De la salle-à-manger, toute cette lumière tombe sur la table ronde comme des vitraux de sable. Des plantes vertes, très hautes que je chéris, des bibliothèques, quelques sculptures que j’ai achetées au fil du temps, des gravures, des toiles amies, un lustre en verre bleu. Nous avons mangé face-à-face à cette table, je me levais pour l’embrasser. Elle me rendait de longs baisers en glissant sa main sur mes fesses. J’ai adoré ces dîners qui se terminaient à la chambre ou au salon. Je lui servais des Mojitos pendant que préparais nos agapes dans la cuisine et elle était toujours un peu « chamaillée », comme elle disait, quand j’entrais dans la pièce, les bras chargés de plats. J’étais heureux, j’en suis sûr, de ces moments plus que des autres probablement. Avec le vin, elle se « chamaillait » un peu plus à chaque verre et elle me parlait si longuement de sa vie, de ses désirs, de son métier qu’elle adorait, traductrice, de ses parents parfois, mais peu. De sa fille, aussi, qui était reliée à tout ce qu’elle me racontait. D’une façon ou d’une autre, Aurélie faisait cœur avec son travail, ses amis, sa famille, ses désirs, ses projets et nous. Plusieurs fois, elle a dit « nous ». En parlant d’elle, d’Aurélie et de moi. Je me suis habitué à ce trio que ne connaissais pas encore. Elle attendait avant de présenter. Elle ne savait pas si Aurélie pourrait accepter que sa mère…Mais Aurélie serait la seule juge de notre avenir, ça elle me le disait nettement, même quand elle était fort « chamaillée »…J’enregistrais, je me tenais un peu à l’écart, j’enregistrais.

8. Ascenseur.

Trop petit, un miroir, un téléphone de secours, j’habite au premier, donc, pas très utile pour moi. Sauf que le temps de la descente devient celui du meilleur baiser, le dernier. Elle sortait de la cage, un coup d’œil dans le miroir, le rouge à la commissure des lèvres, elle respirait plus profondément et elle ouvrait la porte en me disant au revoir comme des amis se saluent. J’étais glacé à chaque fois. J’attendais son retour pour qu’elle me réchauffe. Chaud et froid. Mais plus de chaud que de froid. Je remontais à pied, de rangeais tout, je me mettais à l’ordinateur et j’écrivais ce que je venais de vivre. Je ne sais pas pourquoi mais je ne peux vivre sans imaginer que ça va servir à quelque chose qui a à voir avec l’écriture. J’aime certains de mes échecs pour la matière qu’ils m’ont offerte. Je me soupçonne même de me compliquer la vie pour aiguiser mes outils, ceux qui me permettent de pénétrer au plus profond celles et ceux que je croise. Pour les voler subrepticement de qu’ils ignorent parfois. Ca fait du matériau. Pour écrire, pour mourir aussi.

9. Bureau.

C’est là que mon ordinateur, mes encyclopédies, mes livres de référence, mes classeurs, tout mon barda professionnel se trouve. Une longe table aussi avec des couleurs, des pigments, des pinceaux, des râpes…J’aime la nuit me mettre à ces exercices plastiques, je calligraphie des textes que je murmure mais que m’efforce à rendre illisible, je passe ces toiles sous la douche, je les recouvre, je m’amuse et je me sens heureux. Certaines sont même accrochées dans mon, hall de nuit. J’écris ici chaque jour, un peu de tout, mais c’est le soir, depuis je ne sors plus, que j’écris, loin des rencontres, des embrassades, des énergies non renouvelables que son les mondanités et les soirées solidaires et si ennuyeuses. J’écris en sachant que je coule ; Mais n’est-ce pas les vraies raisons de l’écriture, on sait qu’on coule, et on reste à bord, jusqu’au bout, avec la seule pauvre planche que nous avons, arraché de toutes parts, des mots qui sonnent ici autrement que là, des histoires encombrés de fantômes et des regards sur le lointain du ciel. C’est là aussi que je chipote ma communication, que je réponds ou pas au téléphone, que j’écoute mon répondeur, que je consulte debout mes catalogues, dictionnaires et autres gros volumes. Elle vient rarement ici. Elle reconnaît mon antre, dit-elle, c’est le bureau du Maître ! Elle me dit souvent cela avec un sourire que je sens maternel. Elle me laisse seul chez moi par respect, dit-elle. Je déteste ce mot, respect, je le hais de toutes mes forces depuis qu’il est devenu le dernier mot qu’on donne à la censure, je le conchie ce respect pisseux mais je ne peux rien lui dire de ça. Alors je marmonne un peu timide, qu’elle est la bienvenue, qu’elle peut rentrer, quelle est chez elle. Alors, elle me prend dans ses bras et elle m’embrasse plus profond encore que d’habitude, mais rapide, très rapide, comme si le lieu ne s’y prêtait pas.

10. Chez elle.

Tout est différent de chez moi, lisse, bien ordonné, luxueux et mode. Je suis un peu soufflé depuis que je sais qu’au plus profond elle n’est pas mon amie d’instinct. Je ne sais pas encore cela mais je le ressens, elle n’aime pas ce que je suis, mais je l’intéresse, je l’amuse, je l’excite, je l’apaise et je la comble. Aurélie arrive, mignonne, grande, cheveux châtains clairs, tee-shirt et jeans délavés, une coquette. Elle est adorable, elle parle lentement pour que je comprenne qu’elle pense profondément ce qu’elle me dit. Elle articule aussi respect, confiance, première fois, maman, apprendre et d’accord. Elle est d’accord pour que nous poursuivions notre relation, sa mère et moi. Et elle vient me donner un baiser tout mouillé sur la joue. La soirée se passe bien, je la trouve attachante Aurélie, très. Elle a peur de tout ce qui est vivant, l’herbe, l’eau, la terre, marcher pieds nus, alors je lui apprends peu à peu les touts petits secrets de la vie pour ne pas grandir comme une enfant vide de toute expérience et sa maman est heureuse. C’est comme ça que ça se passe, presque toujours. Pour le moment, tout le monde est heureux. Je n’ai pas oublié la Fête des Mères, le mois suivant et on s’est serré tous les trois. Je n’avais jamais connu ça, et je trouvais le tout merveilleux. Cette petits fille qui m’arrivait presque toute éduquée et en demande de père, elle ne disait pas beau-père ou quoi que ce soit d’idiot, l’ami de ma mère, son compagnon, son amoureux, non elle disait papa. J’aimais ça mais je n’en voulais pas au nom de son père ou d’un truc plus compliqué encore, mais elle disait papa. Je lui demandais de m’appeler par mon prénom mais papa revenait, à chaque fois.

11. Administration communale

On s’est mariés vite, car la petite avait son cours de danse ou autre chose dont je ne rappelle plus et sa maman était pries tous les week-ends par son travail. On a donc fait ça en semaine. Discrets. On n’est pas pour les cérémonies officielles, ni elle ni moi, je pense qu’on est d’accord là-dessus, ce sont des conventions d’un autre âge. Alors, on l’a fait cool. Mais c’était bien. Elle s’est serrée contre moi et je me suis senti si lourd tout à coup, lourd à en mourir. C’était l’émotion, probablement, les responsabilités nouvelles, une vie plus vraie qui arrivait à moi. Je me devais d’être heureux.

12. Partout

Nous sommes restés quatre ans ensemble. De beaux moments, des vacances, les devoirs d’Aurélie, la vitesse, tout ce qui se remplissait de soi, les journées passaient comme des heures et le soir nous laissait un peu hagards. On a fait l’amour alors comme des rois. Pour rechercher les moments du début, pour les réinventer, pour s’en promettre d’autres ? Mais ça ralentit. Tout ralentit. On a regardé la télé ensemble.

13. Chez moi – Salon

Je lis la requête du Juge qui me dit que je me suis mal comporté, que des attouchements, des gestes qui impliquent,…ont été commis à l’encontre d’Aurélie. Je lis et relis. Je suis glacé, j’ai peur, je tremble, je ne sais que relire ou lire encore. Je pleure, je crie même. Aurélie aurait dit…Mais je ne comprends plus rien, Je téléphone à sa maman, je parle come un dératé, je m’excuse, elle m’écoute, elle est outrée, elle me dit que rien n’aurait pu laisser croire mais qu’Aurélie a dit. Et qu’Aurélie, c’est sa vie. Et que je suis une ordure. Une ordure de père. Même pas un vrai père. Un père de deuxième main. Une ordure quoi. J’écoute le mot ordure et je suis calme. Comme si elle m’avait jugé enfin pour une faute que je n’ai pas commise mais dont je reçois le châtiment pour être exonéré de tout enfer possible. Je suis coupable, coupable de rien mais le verdict sonne juste et c’est bien. Ordure.

14. Tribunal

Tout très bruyant puis silencieux, des gens qui passent, des têtes que je ne connais ni de rêves, ni de cauchemars. Des têtes, sans plus. La Juge parle. C’est long. J’entends ignominieux, etc. Tout ce que je sais qu’on doit dire à ce moment-là pour détruire un homme. Je dis, je me reprends, je me tais. Vous n’avez plus d’emploi fixe, Monsieur, vous êtes un homme interlope, c’est ça, interlope. Je venais d’être viré. Par précaution. Elles rient toutes les deux dans un frémissement à peine perceptible des paupières. Je suis dehors. Sonné.

15. Partout.

J’ai raconté, expliqué. Tout ce que je pouvais faire, je l’ai fait. Vite la presse est arrivée. J’étais formateur, comment pourrais-je encore ? Ca a duré deux ans. Aurélie a toujours soutenu que je l’avais. La presse y revenait quand elle était en manque. Le débat des valeurs, le glissement des désirs, les limites, tout a été dit. La messe était faite. Des psys, des assistantes sociales caquetant leur bienveillance et leur horreur, des éducateurs plus intransigeants que n’importe quel kapo, ils savaient ; elles savaient, ils connaissaient, elles connaissaient ces situations et il fallait, pour le bien de l’enfant.

16. Chez moi – Bureau.

Voilà, j’écris, il est 21h59, je viens de lire la lettre de la Juge, les dernières conclusions de nos avocats, je suis perdu.
Je décide de sauver ce fichier, je le transfère sur un disque dur externe que je place dans une petite boîte. J’écris, voici la clé sur le couvercle.

17. Hall d’entrée

J’ai écrit très joliment « Je suis dans l’escalier », parce que ça sonnait vielle maison, cap et d’épée, ou comme dans un film de Sacha Guitry, je ne sais, j’entendais sa voix à cet instant, et il me disait de sa voix nasale et profonde que je pouvais encore jouer un instant. J’ai déposé alors le carton sur la commode dans le hall. Je suis retourné dans mon bureau.

18. Bureau

J’ai revisité le tout du regard pour finir par éteindre l’ordinateur et écraser mes disques durs. Ca a pris une quinzaines de minutes. Pendant tout ce temps, je pensais à ces merdes que je récoltais parfois pour en écrire d’autres mais qui me tenaient debout.

19. Hall d’entrée.

La chaise la plus solide, c’est celle de la cuisine. J’ai toujours eu le vertige et je souris en pensant que cette fois, c’est inutile. Elle est bien stable. Je monte.


(Publié dans le numéro d’hiver 2010 de Marginales, Lynchage à tous les étages)

http://www.demandezleprogramme.be/-MARGINALES-

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De quelle ancienne nuit n’êtes-vous pas revenus ?

Posté par traverse le 20 février 2010

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De quelle ancienne nuit n’êtes-vous pas revenus, de quelle ancienne nuit êtes-vous enveloppés, de cette nuit ancienne qu’on disait éternelle et qui nous tenait loin dans l’abri des lumières, de quelle nuit ancienne êtes-vous les gardiens, de quelle nuit ancienne ?

De lourdes maisons sont tombées sur la tête des grands, de petites cabanes sur le crâne des pauvres, grande ou petite mort cela revient au même quand les corps démembrés se tiennent par la hanche, l’épaule ou l’encolure et vont en titubant dans des champs si obscurs qu’on aperçoit à peine en quoi ils nous ressemblent. Des jambes, beaucoup de jambes et des bras tout autant sont sciés et coupés et jetés aux poubelles, allez sciez, tranchez, et recousez-moi ça !

Une jeune fille, robe plissée et collerette blanche s’avance et dit en souriant, nous n’avons rien et nous faisons ce que toutes pouvons.

Une autre jeune fille reprend, toujours nous n’avons rien et ferons encore plus ce que nous pouvons faire.

Dans le cabinet de mon médecin, une peinture au mur, des femmes, des hommes, la tête noire et fixe dans des robes et des pantalons de couleurs, du rouge, beaucoup de rouge, du jaune et du vert disparu. Dans ses vingt ans, c’est là qu’il est allé, comme les jeunes filles le chantent, et faire ce qu’il pouvait sous le nez des Macoutes bien aimés un moment et si vite haïs.

Une jeune fille robe plissée et collerette blanche s’avance et porte l’ombre de ce qu’elle était, elle sourit en voyant cette part d’elle-même déjà si légère alors qu’elle est si jeune encore.

Nous n’avons, vous savez, presque rien à donner, mais nous trouvons toujours quelque chose qui traîne et qui sauvera celui qui ne voit plus trace de sa maison, de ses fils, de ses filles, de la femme qui était la seule qu’il aimât.

Il n’y a pas si longtemps, je m’en souviens très bien, la terre a tremblé et ma maison de papier et de livres a perdu ses couronnes, plus de toit, de vitres et de confort, tout était en poussières mais les murs étaient là et les enfants jouaient dans ce chaos nouveau. Pas de mort, oh pardon, une vielle, ma voisine à peu près, de saisissement s’est éteinte quelques jours plus tard…

Nous n’avons rien mais nous ferons le reste, dit la jeune fille en remontant sa mèche.

Hier matin en emportant des roses pour la femme que j’aime, une épine m’a blessé et je souffre, c’est étrange, d’une vielle inquiétude, une rose et me voilà tout abattu tandis que je regarde des jeunes filles parler à la télévision.

Nous n’avons rien, mais que nous faut-il donc ? disent les jeunes filles en collerettes blanches.

Des étudiants qui n’y comprenaient rien ont étudié hier l’histoire du fouet, des peines les plus basses et s’avançaient courbés dans votre grave histoire. Ils se lèvent aujourd’hui dans la stupéfaction. Ils comprennent bien mieux mais la vie continue, les compassions hebdomadaires se suivent ici comme un feuilleton.

Nous n’avons rien mais nous avons deux bras pour serrer et aimer, des jambes pour nous lever et soulever une vieille, disent en dansant les filles de Haïti.

(à paraître dans le livre « Des écrivains du monde pour Haïti », lectures le 21 février dès 16h au Botanique, Bruxelles.)

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Des hommes, les bras ballants de la fatigue

Posté par traverse le 16 février 2010

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Des hommes, les bras ballants de la fatigue de ne serrer ni de ne battre, prennent l’air sur des lames bleues et froides en attendant la nuit qui tient encore tout cela debout avant le jour si sombre où des enfants se perdent en se cognant aux ombres des parents cachés dans l’encoignure des aubes réticentes. Des femmes aussi s’en vont le corps tout hésitant à se jeter dans la gueule du loup qui est parfois si doux à l’orée des famines.

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Vous serez encore alors que vous apprenez si peu

Posté par traverse le 6 février 2010

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Oeuvre de Martin Vaughnjames

Vous serez encore alors que vous apprenez si peu, que l’encrier se vide et que le monde s’écrase si souvent sur l’épaule du monde, vous serez encore ce voleur d’enfant qui ne quitte plus la cache où il s’est réfugié en comptant, fermant les yeux si forts qu’ils ne se décollent plus et vous allez ainsi dans l’aveugle tourment des hommes sans maison, marmonnant des injures et de sombres comptines où les oiseaux effrayent les dieux logés en vous ; vous serez encore mais moins et bien plus bas, allant dans les amours comme on s’en va au champ pour glaner de quoi vivre en attendant l’hiver, les bras trop lourds de vous porter ainsi depuis si longtemps tandis que les saisons s’ennuient dans la répétition des mêmes rémissions.

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L’enfant assassin

Posté par traverse le 6 février 2010

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L’enfant assassin constitue le premier morceau de La mort marraine

Pièce en quatre morceaux pour acteurs et marionnettes

L’écriture de cette pièce a été encouragée grâce à l’octroi d’une Bourse d’aide à l’écriture du Ministère de la Communauté française Wallonie-Bruxelles en 1999.

1.

(On entend des chants d’enfants, des rondes, des musiques populaires, des portes qui claquent, des ronflements de moteur,…
Quelqu’un entre…Il porte une marionnette de toile rude, une sorte de poupée marquée de coups et de déchirures,…)

L’homme : L’enfance…

(Il montre le corps démembré de l’enfant à la cantonade)

L’homme : Celui-ci…est-il mort, est-il vivant ?

L’enfant : J’avais 12 ans, exactement, un bon garçon, un peu vif, un peu nerveux , mais plein de santé et de rêves dans la tête et le ventre.

L’homme : …du ventre surtout, c’est là que le malheur sommeille:… on aurait dit en le voyant…comme si c’était du cinéma ! Rien de vrai: il jouait, il imitait. C’est ça…

L’enfant : (il l’imite) Je frimais qu’il disait…

(Un temps)

« Qu’est-ce que je t’ai fait ? Hein, qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu veux ma photo ? Enfoiré, fils de ta mère et ennemi de ton père ! »

L’homme : Et il ajoutait : « J’ai la haine rien qu’à te voir, je te dis, la haine de ta gueule, la haine de ton image, la haine de toutes vos images, la haine de ton usine à images, la haine de toutes vos images ! La haine, je dis !»

(Un temps)

Il était trop tard. Il n’était déjà plus parmi nous…Il marchait dans des régions de brume où il croyait se reconnaître, il allait dans des villes en décombres dont il ne connaissait pas le nom…

(Un temps)

Il crachait sa haine et levait le poing aussi dur que sa tête, il frappait comme ça…

L’homme : ( frappe dans le vide, frappe, frappe jusqu’à épuisement, comme un boxeur sur le ring )

L’enfant : Vous vous souvenez de moi ?.Vous vous en souvenez ? Vraiment ? Je sens qu’un grand froid m’envahit, après le feu de la colère…Froid.

(Au marionnettiste…)

Et toi, tu t’en souviens ?

L’homme : Qu’est-ce que tu veux, petit ?

L’enfant : Rien, je demande, juste pour voir, juste pour passer la tête encore un peu dans cette histoire…avant qu’on me la coupe…

(Rires. Un temps)

J’aime ce monde où tout est possible…Par exemple…
Je prends ta main (il prend la main du marionnettiste), je la regarde, elle est grande ou petite ?

L’homme : Normale…Enfin, je crois. Oui, normale, c’est ça, ni trop grande, ni trop petite. Comme qui dirait une main bien en main…

L’enfant : Si je la regarde longtemps, c’est là que le plaisir commence : elle enfle, elle grandit, elle remplace toutes les autres mains, elle devient une main…générale… et elle devient alors… une simple image, comme une image de main qui aurait disparu du monde des mains. Une main sans corps, une main sans nécessité de main, une main livrée à son destin de main…générale, coupée du monde, une main enfin qui m’appartient!

L’homme : …laisse ma main…elle t’aide à parler en ce moment…(il manipule)

L’enfant : Ce n’est pas très important une main, puisqu’il y en a deux…Tu peux la couper, la faire fondre, la brûler, la remodeler, la placer dans le Musée des mains, dans la vitrine des mains, dans le magasin des mains, tu peux la vendre comme main de rechange ou de dépannage, tu peux faire de cette main tout ce que tu souhaites…Mais elle m’appartient aussi: juste une image. Il suffit de la regarder longtemps…Ta main, je la regarde et plus je la regarde plus elle m’appartient…

(L’homme retire sa main)

L’enfant : Personne n’a regardé mes mains, ni le reste, personne…Mais chacun s’est servi de moi, sans me regarder. J’ai été mangé à toutes les sauces, dévoré cru aussi, mais on m’a pas regardé…

(L’homme intervient avec vigueur)

L’homme : Du calme, petit, on te regarde en ce moment…A l’instant, tu es important, ta main, tes mains, le reste, toi, tout entier…

L’enfant : Ma tête est lourde, je rêve d’un monde que je ne connais pas, je rêve d’une vie qui n’existe pas pour moi, de quelque chose qui me donnerait de la force et userait ma fatigue…Je rêve et je suis encore plus enfoncé dans ma colère…une lame blanche dans ma colère noire…du fer dans le mou des ventres…un crochet dans la gorge du monde !

L’homme : Petits salopards ! On les laisse faire et il vous arracheraient le bras rien que pour passer un bon moment…Petits salopards…

L’enfant : …de l’acier dans les chairs…

L’homme : J’en ai dans mon quartier qui cassent tout ce qu’ils touchent, le diable en plein travail !
Petits salopards !

(Il frappe)

L’enfant : …des larmes dans le cœur…

(Il frappe)

L’homme : J’en connais aussi qui s’attaquent aux plus faibles, pas à moi, ça, non, ils n’oseraient pas, mais aux plus faibles, vieux et débiles, ils frappent et cognent rien que pour voir comment ça se défait, la vie…Petits salopards !

(Il frappe)

L’enfant : …de la peur jusqu’au plus haut du dos, des sueurs,…

L’homme : Le plus grave, le plus infect, c’est quand ils donnent à toute cette dévastation un air de fête, ils chantent autour des feux qu’ils allument en pestant contre leur misère, ils lancent de l’essence contre les murs des écoles et des hôpitaux, ils violent leurs profs, frappent et crachent, pleurent en crachant et frappant, insultent jusqu’au nom de leur mère et pleurent encore et encore dans des flots de salive…Ils s’en foutent des barrières, des interdits, des barrages contre le mal, ils s’en foutent des écoles, des hôpitaux, des bibliothèques et des asiles, rien de leur échappe, ce sont des barbares, ils frappent là où c’est le plus sensible, ils frappent au cœur de leur propre désespérance, ils tranchent dans la chair de leur propre vie, ils se coupent les bras et les jambes et tombent sur le dos en couinant des injures aux passants…Enfants perdus, pauvres enfants, petits salopards !

L’enfant : Pires que des chiens, pires que des bêtes féroces, abandonnés de tous !

(Un temps)

Ouais, de tous…

(Un temps)

Et rien ne sert de vouloir encore voir en eux l’avenir !
Ils ne pourront rien pour nous, ils détruiront le monde qu’ils ont voulu construire, On ne peut plus rien pour eux…Tant pis !

(Il frappe et frappe, encore et encore)
L’homme : …miserere…

L’enfant : Il me semble qu’on parle de moi…

L’homme: Tout doux, tout doux,…On parle, c’est tout, on dialogue, on échange, on communique…

L’enfant :… c’est l’impuissance des pères qui leur fait souhaiter la mort de leurs fils…L’Ogre, encore et toujours, aux mille visages, aux yeux flambés, aux appétits sans repos…Il dévore, mâche, engloutit, avale, rote et digère notre seul espoir : que tout cela n’ait été qu’une image…

L’homme: C’est notre monde…Détruire ce qu’on ne peut aimer…

L’enfant : Au début, tout était simple, beau, accordé aux couleurs des images. Tout semblait pur et innocent, rien n’encombrait le bonheur des images et c’est ce monde que je j’aimais, le seul que je connaissais, au début.

( Il s’agite, tire sur ce qui le relie au marionnettiste )

L’homme : Les images se sont éteintes.

L’enfant : Et alors, c’est le vacarme et les injures qui envahissent l’horizon, c’est la poisse et les crevures, la merde et le vomi des hommes. Voilà, ce qui a pris place au centre de l’écran…

(Il s’agite de plus en plus fort)

Et moi, enfant…

(Il prend le marteau)

…presque père, bon fils, peut-être, homme jeté dans le brouillard du monde, j’ai pleuré un court instant…Dans les caves, dans les cachettes où je me livre aux sanglots et là, la haine a occupé mon ventre et je suis sorti de ce terrier les yeux fragiles et les épaules nouées. Je suis sorti tout entier habité de force et de crimes. Fallait que ça pète, que le bouchon saute, faut détruire les images!

L’homme : Petits salopards !
Ils sont pires que des chiens, les yeux doux et les dents dures comme des pics enfoncés dans le ventre de leurs parents…
Petits salopards !

La mère : Le temps rétrécit maintenant, il ne reste presque plus rien à jouer, tout est en place pour conclure l’écriture de cette histoire commune…

(L’homme, là, va répéter, à l’infini, sa phrase…)

L’homme : Petits salopards !

La mère : Et l’enfant va l’entendre une fois de trop…

L’homme : Ouais, petits salopards !

La mère : Et l’enfant va oublier qu’il est un enfant…

L’enfant : Ce n’est qu’une image, l’image de mon père foutu le camp, l’image de moi en tueur de sang froid, l’image du monde qui flambe et se relève à chaque nouvel épisode…

La mère : Et l’enfant déjà pénètre dans le troisième cercle de l’enfer…

L’enfant : Il va dire encore une fois cette phrase, honnie, vomie, crachée et puis reprendre son travail comme si les mots étaient sans effets…

L’homme : Petits salopards !

(L’enfant se saisit du marteau et frappe l’homme d’un seul coup. L’homme chancelle et tombe)

La mère : L’histoire est conclue…

(La lumière baisse lentement. L’homme se relève, reprend la pose)

L’enfant : (qui frappe à nouveau l’homme qui retombe et chancelle comme la première fois) Et l’image de cet homme qui tombe et se relève, se relève et chancelle, aller-retour, arrêt, pause. Tout est terminé, l’image peut vivre sans nous, elle se perpétue, se démultiplie, s’envole dans les voies numériques, se perd dans les réseaux du monde, décolle de moi et je suis ici…

(La lumière se rallume lentement)

…dans les bras de ma mère, engourdi, perdu, retrouvé, confus, peut-être enfin né, perdu à nouveau un marteau à la main, voilà, l’avenir me porte vers vous, le temps rétrécit, ma mère est déjà là, je connais son histoire et celle que vous inventerez pour me faire supporter la mienne, la seule que je connaisse à l’instant, hors mes épisodes qui m’ont fait tant rêver et que vous rebrancherez pour y chercher les signes, l’ombre, l’origine même de ce marteau…

(Un temps. Apparaît le Bouffon)

Bouffon : Erreur, gamin, erreur, je suis quoi, moi, dans cette histoire ?
Je suis quoi, moi, dans ce vaste foutoir ?
Le père ? Que dalle !
Le Bouffon, oui, le foutriquet de Père peut-être mais le Bouffon sûrement et l’homme qui est cassé, là, c’est qui, d’après toi ?

L’enfant : Une ombre, un méchant !

Bouffon (qui l’imite) : Une ombre, un méchant !
La preuve de ton ignominie, gamin, un cadavre, un corps brisé, ton père, qui sait ?

L’enfant : Sa main…Son odeur, sa présence tout simplement, je n’existais plus !

(Il pleure)

Bouffon : Et tu tues, et tu as peur et tu disparais dans ta peur et tu frappes ton ombre paternelle, ton frère, toi-même, peu importe, c’est toi qui vas mourir pendant tout ce temps qui reste, lui, c’est fini…

(Entre une multitude d’enfants, bouches ouvertes)

Bouffon : D’où ils viennent, d’où ils viennent, ces petits salopiots, d’où qu’ils viennent, crédieu ! Des ombres, toujours des ombres, tes frères, toi et tes frères !

(Le Bouffon sort en criant)

Toi et tes frères de sang, de sang, de sang !

L’enfant : Voilà, tout est calme enfin.
Le monde tout autour de moi n’a plus d’épaisseur, plus d’odeur, plus rien qui me rappelle que je vais finir mon éternité avec ce corps brisé enfoncé tout au fond du cœur. On dira de moi que les images étaient terribles…

La mère : Oui, les images étaient terribles…

L’enfant : Les images n’étaient plus que des images et moi, une image collé dans l’image générale, une image, toute petite image…

(L’enfant disparaît dans l’ombre)

La mère : Les images n’étaient plus que des images et lui, une image collée dans l’image générale, une image, toute petite image…

(Elle vient s’asseoir près du public et continue ce bref monologue jusqu’à extinction du plateau)

Ca a continué comme ça plus longtemps qu’on l’aurait cru, d’autres sont venus, révolvers, mitraillettes, fusils à pompe et ont tiré, dans le tas, dans ce doux tas d’enfants, sont repartis à l’instant dans le champ des morts où ils étaient lâchés, certains ont pas pu résister à cette disparition d’eux-mêmes dans le monde des images où ils n’étaient que l’ombre de leurs pères, l’ombre perdue de leurs pères, la petite ombre de ce qu’ils avaient rêvé d’être…

(La lumière tombe et l’enfant se penche lentement sur le corps désarticulé, en silence, et tente de le remettre debout, inlassablement).

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Les petites mamans

Posté par traverse le 23 janvier 2010

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Ce texte, une des trois parties de la Mort marraine vient d’être travaillée par un groupe de jeunes africains de la diaspora en Belgique (et la pièce étant promise à une prochaine parution, en voilà la version définitive. Déjà parue dans Marginales (Afrique))

Pour José Géraldo

(On entend des pas lourds, une multitude de pas lourds marteler la terre. Des ahannements, des cris, des respirations, de temps en temps, des pleurs, puis le silence. La lumière monte sur une longue théorie de marionnettes décharnées vêtues de lambeaux de vêtement colorés, couvertes de bâches de plastique, des femmes, des hommes, des enfants, des bébés, des mourants, une humanité en marche. Les personnages avancent sur un chemin que la main du marionnettiste sème devant eux. La main hésite, sème dans un sens, puis dans l’autre, probablement au hasard. Et la théorie des pantins repart dans cette lumière aléatoire, les yeux ouverts sur ce qui vient d’advenir. Ils passent et repassent jusqu’à tourner en rond. A chaque passage, ils sont de plus en plus décharnés. Certains ont perdu un bras, une jambe, la tête, les yeux,…mais ils marchent. Les marionnettes changent de couleurs à chaque passage : noires, puis grises, puis blanches. On entend maintenant un kirié et des chants d’enfants. Des gens tombent, désarticulés, des tas se constituent. Les hordes de marcheurs se dispersent à l’horizon et de sous un tas de membres et corps désarticulés on entend une faible voix, les membres bougent légèrement, le chaos s’anime, apparaît un bras…)

La voix : Mama yé, mama yé, l’enfer, mama yé, l’enfer sur la terre ! Mama yé !

(Apparaît une marionnette représentant une toute jeune fille, 12 ans à peine, vêtue d’un pagne)

Un mort : Au début, sur la terre, les vivants…

Un autre mort : Puis, dans la terre, les morts…

Un mort : Puis les vivants qui enterre les morts et les morts qui veillent sur les vivants…

Un mort : Tout un monde…

Un autre mort : Une éternité pour les uns et les autres, un cycle, un respect même, une loi, une évidence…

Un mort : Et cela a duré, cette nécessité des uns et des autres…De toi (à la jeune fille), vivante, si vivante encore, encore si stupéfaite d’être vivante issue de cette tribu de morts…

Un autre mort : Et nous, tellement morts déjà que nous nous permettons de parler comme les vivants, sans craindre le retour des dieux ou des féticheurs, morts comme la langue des morts, comme les yeux des morts, comme le ventre des morts…

Un mort : Mais pas comme le cœur des morts, petite fille…

Un autre mort : Les morts, petite fille, gardent le cœur intact. Comment ?
Grâce à la pitié que leur inspire les vivants, crois-nous, vous êtes pitoyables, les vivants, ci-assemblés dans votre maison des vivants mais dans votre maison, les murs tremblent, le toit s’effondre et les caves sont pleines.

Un mort : Nous nous demandions…

Un autre mort : …quand nous étions vivants…

Un mort :…ce qu’il y avait dans le fond des caves des maisons des riches vivants…

Un autre mort : …dans les caves des riches vivants…

Un mort : …de la nourriture, des réserves, comme dans nos greniers…

Un autre mort : …le chant des morts anciens et des morts à venir…

Un mort : …toujours des réserves pour les vivants, pensions-nous, et non, les morts grandissaient dans les caves et petit à petit se mettaient à vouloir monter jusqu’à l’étage des vivants, ils voulaient, les morts enfermés, retrouver la compagnie des vivants pour leur apprendre les chansons tristes et fortes des morts mais…

Un autre mort : …mais les vivants ont oublié leurs caves et nous ont renvoyés aux greniers de l’avenir! Nos pauvres greniers serrés de grain et de fourrage, nos greniers de vie se sont vidés peu à peu et il ne nous est rien resté. Plus de grain, plus de fourrage. Alors, nous sommes descendus lentement dans les caves de nos voisins les plus riches et nous nous y sommes vus, perdus, marmonnant des airs de pitié et de terreur. Et il nous a fallu remonter à l’étage des vivants car nous n’étions pas chez nous. Mais nous étions déjà morts et vous ne le saviez pas. Ils nous ont ouverts la porte et nous voilà. Encore et toujours…

La jeune fille : Moi, je me réveille d’entre les morts et je n’ai jamais connu ni de cave, ni de grenier, je marche depuis si longtemps déjà…D’abord, c’était pour aller chercher l’eau, puis, très vite, ça a été pour fuir la maladie et la famine, puis pour échapper aux cris et à la haine, enfin, pour trouver encore une route, un tout petit chemin pour y déposer les pieds et avancer…Voilà ma vie de jeune fille…Et vous, les morts, vous me faites injure de me parler d’entre les morts. Je suis trop jeune pour entendre vos lamentations. Il ne me reste que le goût de l’eau et de la farine mais c’est bien une occupation de vivant, ça, et je ne veux plus vous écouter…

Un mort : Mais…

Un autre mort : Laisse-là, compère, elle a raison, nous ne pouvons accélérer son arrivée chez nous, il lui reste encore un petit chemin à marcher, laisse-lui ses forces, elle en a bien besoin…

Un mort: Oui, c’est déjà assez difficile de ne pas pleurer en vous voyant si seuls dans votre multitude…Présentement il n’y a rien qui compte plus que l’air qui gonfle mes poumons et ma soif qui comptera bientôt plus que l’air qui pourtant est gratuit et offert tout autour de nous…

Un autre mort : Bah !

Un mort : Laissons-la respirer, elle est bien jeune encore, il faut qu’elle profite, nous, nous avons le temps…

La jeune fille : C’est ça, à bientôt…

(Elle chasse les morts de la main et les morts s’en vont en grommelant)

Les morts : A bientôt, petite fille, on a tout le temps et l’air est gratuit, nous en profiterons !

La jeune fille : Il n’y a que les morts pour vouloir profiter de l’air parce qu’il est gratuit ! Les morts sont des avares, ils ne comptent plus, ils possèdent tout, ils empiètent sur le territoire des vivants.

(Elle marche et trouve un bébé assourdi par la faim et la soif)

Je n’ai pas de lait, petite, pas de lait, pas de manioc, pas de pain, pas d’eau, juste ma salive et j’en ai si peu qu’il faudrait trop de temps…

(Elle berce l’enfant et chante doucement une chanson)

Petite le temps
Petite prends le temps
Petite tout ton temps
Tu es notre temps
Petite le temps

(La lumière change lentement et on entend à nouveau la chanson reprise par trois femmes qui bercent l’enfant et se le passe de mains en mains)

Première femme : Et nos hommes, où sont-ils ?

Deuxième femme : A la guerre !

Troisième femme : Et la guerre, où est-elle ?

Deuxième femme : Elle fait la guerre à la guerre !

Les trois : Mama yé !

Première femme : Et nos hommes, quand reviendront-ils ?

Deuxième femme : Quand ils auront fini la guerre à la guerre !

Les trois : Mama Yé !

Troisième femme : Et la guerre où est-elle ?

Première femme : Avec nos hommes !

Deuxième femme : Et ils n’en finissent pas !

Troisième femme : Il faudra bien qu’ils donnent à la machette un autre sens ! Il le faut, l’herbe doit être coupée…

Deuxième femme : Avec la machette !

Première femme : Le blé doit être coupé…

Deuxième femme : Avec la machette !

Troisième femme : Les buissons doivent être coupés…

Deuxième femme : Avec la machette !

Première femme : Les fruits…

Les trois : Avec la machette, mama yé !

(Pendant ce temps, elles se passent l’enfant et huilent son corps presqu’avec distraction)

Première femme : Cet enfant est fort.

Deuxième femme : Beau surtout, ce sera un homme que les femmes se disputeront !

(Elles rient)

Troisième femme : Il aimera donc la guerre !

Les trois : Mama yé !

Première femme : Il grandira bien…

Deuxième femme : Regardez, comme il sourit…

Troisième femme : Cet un bel enfant qui sera heureux…

Première femme : Il a besoin de caresses…

Deuxième femme : De l’huile pour la peau et des caresses pour l’avenir…

Troisième femme : Peut-être qu’il en aura assez pour en donner plus tard ?

Les trois : Mama yé !

Première femme : De l’huile et des caresses, voilà ce que mon mari recevait chaque soir et ça ne l’a pas empêché de faire la guerre !

Les trois : Mama yé !

Deuxième femme : Et nous, on fait la femme et l’homme en même temps maintenant !

Première femme : C’est beaucoup de fatigue !

Les trois : Beaucoup de fatigue ! Mama yé !

Troisième femme : Et la guerre gagne toujours contre la guerre !

Deuxième femme : Nos hommes sont de bons guerriers !

Première femme : Non !

Deuxième femme : Tu n’es pas fière des hommes, nos maris

Première femme : Non !

Troisième femme :Vous allez réveiller l’enfant, pour lui, c’est encore le temps des caresses…

Deuxième femme : Ils en ont toujours reçu, notre soeur a raison, ils en ont toujours reçu et ça ne les a pas empêché de faire la guerre !

Les trois : C’est vrai ! Mama yé !

(On retrouve la jeune fille avec l’enfant sur les bras)

La jeune fille : Petite fille, ma mère t’a porté et m’a laissé ici pour que je te porte…Et il faut que je fasse maintenant la maman, la petite maman, alors que je n’ai pas de lait ! Mama yé !

(On entend au loin une voix portée par des hauts parleurs)

La voix : …Vos voisins sont vils et dangereux, race faite pour la chasse et le malheur ! Ils ont fait de vos champs des ruines et de vos maisons des cimetières ! Pourchassez-les, détruisez-les, faites qu’ils disparaissent dans les sillons de vos cultures, abattez les arbres qui cachent le soleil ! Allez !

La jeune fille : (qui se lève et chasse la voix comme elle chassait les morts)
Voilà les morts qui reviennent ! Ils parlent comme ils respirent ! Mama yé !

(Apparaît un vieil homme)

L’ancêtre : Je suis ton père.

La jeune fille : Je ne te reconnais pas…

L’ancêtre : Je suis venu du village voisin à cause de la voix !

La jeune fille : Je l’ai entendue moi aussi, elle ne dit que des bêtises !

L’ancêtre : Tu verras que ce sont des bêtises qui font peur, à la longue.

La jeune fille : Elle ne m’atteint pas !

L’ancêtre : Si tu vis jusqu’à demain, tu l’entendras peut-être.

La jeune fille : Ce bébé n’a rien entendu !

(Elle tend le bébé à l’ancêtre)

L’ancêtre : Je ne peux rien faire des vivants, je suis trop vieux, j’ai peur de la voix ! Je ne pourrais rien faire de cet enfant. Tu es une petite maman, prends-la et pars loin d’ici !

La jeune fille : Où ?

L’ancêtre : Sur ce chemin, tiens, je le trace pour toi…

(Il sème de la terre devant lui, comme le faisait le montreur tout au début)

Marche sur ce chemin jusqu’à ce que tu ne vois plus ma main.

La jeune fille : Ta main est partout, l’ancêtre !

L’ancêtre : Ne parle plus, marche !

(La jeune fille emporte l’enfant et suit le chemin tracé par l’ancêtre)

La jeune fille : (elle chante)
Petite le temps
Petite prends le temps
Petite tout ton temps
Tu es notre temps
Petite le temps

La voix : Sur les chemins, vous les trouverez, dans vos jardins, vous les traquerez, partout où ils étaient, ils ne seront bientôt plus…

La jeune fille : Il faut que je trouve de l’eau, peut-être du lait, quelque chose enfin…(elle chante)

Petite le temps
Petite prends le temps
Petite tout ton temps
Tu es notre temps
Petite le temps

L’ancêtre (qui s’éloigne et appelle au loin) : Vous pouvez venir, elle est déjà loin !

(Les morts apparaissent, s’assoient avec l’ancêtre qui sort un jeu de cartes. Ils jouent)

NOIR


(in « La Mort marraine », pièce en trois parties pour acteurs et marionnettes.
L’écriture de cette pièce a été aidée par une Bourse d’écriture de la Communauté française Wallonie-Bruxelles en décembre 1999)

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Quand vous serez passé bien au-delà du pont

Posté par traverse le 9 janvier 2010

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Quand vous serez passé bien au-delà du pont où vous menaient vos pas et que sans un effort vous tournerez la tête vers cet endroit lointain où vous vous prépariez à venir jusqu’ici, que votre adolescence ne fera plus obstacle aux rêves de l’enfance, que vous porterez dans le sac qui pèse à votre épaule des choses sans importance que vous abandonnez un jour sans intention particulière, l’épaule est plus légère soudain et le pas plus alerte ; quand vous ne craindrez plus la nuit qui glisse entre les hommes et les soude au plus vif de l’effroi en les jetant les uns contre les autres à coups de sexes ou de couteaux, qu’il suffira d’un souffle pour éteindre ces armes et vous laisser attendre le jour qui vient dans l’aube froide des reconstitutions, des inventaires et des listes infinies, vous hisserez alors votre corps jusqu’au seuil des lumières en laissant dans vos draps des fantômes chiffonnés que vous bordez d’un œil en ouvrant la fenêtre.

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Une vie de récits en récits

Posté par traverse le 1 janvier 2010

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Une vie de récits en récits, c’est comme si la mémoire était toujours une fiction, une façon de mettre en ordre ce qui flotte en nous et que nous saisissons dans le maillage d’une forme, d’un récit. Ce qui m’a le plus sidéré lors de ma vie de lecteur, ce sont ces récits, ces témoignages de personnes ayant traversé des situations, extrêmes, abominables ou « irrégulières »….Grandes catastrophes individuelles ou collectives, camps, exodes forcés, … Ces souvenirs de l’inexprimable passent peu à peu à travers le récit, puis un autre et encore un qui fait palimpseste à tous les autres.

Cette suite de récits, c’est notre humanité passée par la langue du rhapsode, de celui qui coud les morceaux de récits (raptein, en grec: coudre) qui traînaient dans les salles sombres ou empuanties d’inhumanité. Ces récits sont des façons de refléter ce qui semblait devoir être enfoui et qui peu à peu s’enfuit, effectivement, dans la rumeur du monde, dans le grande mémoire éparpillée. Mais le récit organise les circonstances, travaille la pertinence, vérifie la vraisemblance tout en procédant à une « mise en scène  » acceptable par le lecteur (la langue, le style, la forme…). Il s’agit de rendre lisible, ce qui apparaît du point de vue de notre commune humanité comme inacceptable. Chalamov (1), qui fut un Zek pendant une période de dix-sept années dans les Goulags staliniens dut d’abord se constituer un vocabulaire adéquat à l’innommable. Dans les camps, peu de vocabulaire, la Loi est muette, ou plutôt, anodine, banale, commune à l’inhumanité: l’homme est de la matière, point. Comme les corps qui y survivent.

Les récits organisent, dans un dispositif qui se tend sur un souffle premier, celui de la pertinence, de la vraisemblance, de la justesse, une narration qui peut entreprendre de multiples embranchements pourvu qu’ils renvoient sans cesse à la matière granitaire du noyau dur. Les atermoiements, les victimisations, les esquives existentielles font la matière des récits illisibles par tous, c’est-à-dire, nécessaires à l’auteur, à ses proches peut-être (dans le cas des récits de vie, c’est flagrant…) mais pas nécessairement lisibles par qui n’a pas un intérêt premier à être associé à l’expérience de ce récit.

C’est le lecteur étranger à l’événement qui, rencontrant ce récit, peut s’intégrer dans l’événement, rejoindre le souffle initial, appréhender la catastrophe ou l’éblouissement, ou apercevoir, le dessin en filigrane de la matière narrative.

De récits en récits, toujours portés par l’aporie, plus que par l’extravagance ou l’abondance, nous allons dans des allées de paroles rares. Ces textes font peu à, peu, dans cette façon qu’ils ont de lisser les légèretés de la littérature et de cristalliser ce qui fait sens, ou son intérieur, ou encore ombre portée de l’auteur sur notre humanité, monter en nous, lecteurs, la conscience de ce qui a eu lieu ainsi singulièrement, et non pas ce que comme nous voudrions communément qu’il se passât.

Le récit nous place ainsi dans un spectre dévoilé, dans un espace qui devient peu à peu un texte commun, une mémoire commune, une humanité prononcée. Et que nous ne pouvons plus innocemment défaire dans une inhumanité que les hommes ne cessent de vouloir réifier dans le temps accéléré de la banalisation, de la transparence de l’homme.

1. Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, éditions Verdier
Traduction du russe par Catherine Fournier , Sophie Benech et Luba Jurgenson
Maître d’oeuvre : Luba Jurgenson Postface de Michel Heller
(Note de l’éditeur)

Les Récits de Varlam Chalamov, réunis pour la première fois en français, retracent l’expérience de Varlam Chalamov dans les camps du Goulag où se sont écoulées dix-sept années de sa vie.
Les récits s’agencent selon une esthétique moderne, celle du fragment, tout en remontant aux sources archaïques du texte, au mythe primitif de la mort provisoire, du séjour au tombeau et de la renaissance. On y apprend que le texte est avant tout matière : il est corps, pain, sépulture. C’est un texte agissant. À l’inverse, la matière du camp, les objets, la nature, le corps des détenus, sont en eux-mêmes un texte, car le réel s’inscrit en eux. Le camp aura servi à l’écrivain de laboratoire pour capter la langue des choses.
Le camp, dit Chalamov, est une école négative de la vie. Aucun homme ne devrait voir ce qui s’y passe, ni même le savoir. Il s’agit en fait d’une connaissance essentielle, une connaissance de l’être, de l’état ultime de l’homme, mais acquise à un prix trop élevé.
C’est aussi un savoir que l’art, désormais, ne saurait éluder.

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Tout se mélange: un baiser sur une morsure

Posté par traverse le 1 janvier 2010

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Tout se mélange: un baiser sur une morsure, une peur bleue dans un après-midi au lit. Le livre des ruptures s’écrit sans ratures. Dans ce théâtre de simagrées et de babils sont interdits les affamés et les pauvres d’amour. C’est peut-être un peu de vie soustraite au tumulte que nous cherchons dans la marge des pantalonnades.

Elle dit à lhomme que son sperme est une ombre bleue qui lui tombe sur le visage.Elle dit aussi que c’est une truite ouverte au laitage rosé qui lui glisse entre les lèvres, que c’est un poisson doré qu’elle avale, que l’océan conduit l’animal jusqu’au fond. Elle dit encore bien d’autres choses qui inaugurent la fraie.

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J’ai hérité d’un monde étrange et dangereux

Posté par traverse le 31 décembre 2009

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J’ai hérité d’un monde étrange et dangereux où je vais aller longtemps. Je traverse la nuit dans un rêve de lait bleu et la forêt résonne de bruissements incertains. Il n’y a rien d’autre à souhaiter que cette nuit qui va se raccourcir un jour sur le printemps qui vient.
J’entends sonner dans cette chambre sans murs des voix que je connais.
Ce sont les premiers mots, ceux qui ne s’arrêteront jamais.
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C’est toujours un cheveu qui m’aide à revenir

Posté par traverse le 31 décembre 2009

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C’est toujours un cheveu qui m’aide à revenir.Ou à partir.Tout tient toujours à un cheveu. Un cheveu encore pour rebrousser chemin. J’ai des tristesses soudaines devant ce cheveu qui flotte dans les ordures du jour. Je souffle, il bouge à peine, il s’incruste dans la maille, dans la moiteur. Je souffle sur un cheveu qui n’est plus rien que la lumière vermicelle d’une disparition. Je roule ce filament et le porte à la bouche, sur ma langue où il glisse entre salive et paroles tout le reste de la journée dans le chuintement sonore de son absence.

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Ce bruit dans ta poitrine

Posté par traverse le 30 décembre 2009

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Ce bruit dans ta poitrine, comme un cheval qui frappe l’horizon de l’enfance,
l’entends-tu se perdre dans le battement du sang?
Qui veut écrire cet écho des sabots s’évanouit et tombe au coeur du minéral.

L’hiver arraché comme un bandage des yeux, trop de lumière tombe soudain dans le sang.
Les mots déçoivent les enfants qui parlent de mensonges, leurs mains alors dénoncent la mésentente du jour.

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Silence. Ou comment épeler cette absence

Posté par traverse le 30 décembre 2009

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Silence. Ou comment épeler cette absence quand le monde décline jusqu’au sommeil?
Il manque une marche à l’escalier qui monte jusqu’au sommet, jusqu’à l’abécédaire.
On babille, on grogne, on gémit et le silence se referme sur ces dernières protestations.
Une marche, rien qu’une encore, dis-je en accusant la vitesse, les voisins, l’agenda.
Silence, comme un instant hors de portée.

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Elle porte ses seins comme une chronique du bonheur

Posté par traverse le 29 décembre 2009

Elle porte ses seins comme une chronique du bonheur.

C’est en apnée qu’elle exhibe sa poitrine tatouée de tissus. Elle emballe ses mamelles d’ébène comme à regret. Ce sont des fougères ondulant sous la brise, elle offre aux aveugles des senteurs de gingembre et des parfums sonores.

Ses seins abondent et la précèdent comme des sanctuaires en maraude où chacun veut presser ses ampoules de lait. C’est un Stabat Mater de talc et de clapotis sucrés. Une histoire sans fin aux aurores pointues où des mouettes dorées viennent pondre.

C’est un bouillonnement de vagues, une conversation avec des hôtes de tafetas, un commencement, une confusion, un rivage choyé. Quelqu’un, un jour, s’est emparé de ce mystère après une lente expédition au centre même de la chaleur. Il a écouté battre le coeur sous le sein, courir le sang sous le sein, flotter la chaleur dans le sein et il s’est endormi. Des éblouissements l’ont fait tomber si bas qu’elle a dû se pencher et sa poitrine fraîche est venue le narguer. Il a ouvert un oeil et très vite la bouche. Ses mains se sont levées, ont offert leurs empreintes aux couronnes granelées.

C’est une barque que je prends, un navire de printemps, une arche de douceur. Il se disait cela en signant les rondeurs d’un baiser sans témoins.

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La neige tombe, du silence, de vilaines chansons

Posté par traverse le 20 décembre 2009

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La neige tombe, du silence, de vilaines chansons, des airs pauvres comme des mélancolies artificielles sur des hommes encombrés de promesses comme des vœux
à la sauvette qu’on lance à l’invisible et leurs enfants tendent la main vers le passé en attendant que les vertus anciennes, comme des trésors enlevés dans de sombres rapines, leur piquent le cœur alors qu’ils sont déjà si secs et promis au désastre. La neige tire un trait sur de vielles esquisses et dépose à nos pieds un déroulé joyeux où nous allons dans l’enthousiasme des résurrections faciles.

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Quand vous serez obligé de déplacer le centre

Posté par traverse le 12 décembre 2009

Quand vous serez obligé de déplacer le centre qui a pris place en une enfance où vous alliez dans des remue-ménages sans pareils, une voix née en vous et qui ne vous quitte plus, articule le bien et le sinistre sous des instances comme de sombres abris, vous avez pris votre mal en patience et le centre a fondu dans des résolutions où vous tombez un peu plus chaque jour, persuadé et conquis par la chanson maligne des efforts, quand vous serez dans des chambres sans fin, abandonné au hasard d’être toujours ici, vous filerez entre vos doigts vieillis des cordages et des échelles qui se défont aussitôt comme on jette dans le vent des promesses anciennes.

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J’ai failli ne jamais partir (suite De l’herbe, des plantes…)

Posté par traverse le 10 décembre 2009

J’ai failli ne jamais partir, rester accroché à ma vie insatisfaite mais suffisamment rassurante que pour pouvoir la supporter, puis soudain cette femme, sa folie douloureuse, ses fusées de vérité, son égoïsme terrible, ses joies d’enfant réconcilié, cette femme aux longs cheveux cendrés, fluette et d’une force d’animal blessé, cette femme rencontrée, aimée, quittée, cette femme qui m’appelait « son frère » pour mieux me garder à distance et me rapprocher d’elle sans danger, cette femme aux yeux de rivière glacée, cette femme à la peau chaude et blanche qui faisait l’amour comme d’autres tentent de se saouler avec soin et acharnent, ne laissant au hasard aucune place, cette femme m’avait à nouveau fait rêver et j’avais parcouru mon rêve à pied, chaque jour et chaque nuit et le monde ne m’avait pas paru plus grand mais plus petit, tellement plus petit que j’avais fini par y éprouver le sentiment de ne plus avancer, de ne plu bouger, d’être figé dans le paysage et d’y disparaître.

Cette femme était en train de me faire disparaître et pour me sauver, il me fallait quitter le bateau, ramer seul, jusqu’à épuisement, couler peut-être mais ne plus éprouver ce sentiment amer d’impuissance, de dissolution. Il me fallait quitter ce rêve comme on déserte, comme on oublie d’appareiller un matin et qu’on reste sur le quai les yeux dans le sillage du paquebot déjà loin.

J’avais donc décidé de retourner sur mes pas, de vérifier ce qu’il en était de mes beaux souvenirs, des mensonges répétés qui s’étaient lentement transformés en système et auquel j’avais été le premier à croire. J’étais à Marrakech, j’aurais pu être à Varsovie ou à Moscou où j’avais traîné mes vingt ans mais ces temps étaient encore purs et je ne faisais pas la différence entre la vérité et le travestissement de la vérité. Je tissais des histoires que je cardais de fois en fois, les racontant à qui s’étonnait qu’on puisse aller là-bas où il n’y avait rien si ce n’est misère, mensonges et enfermement. Je racontais et ma toile lentement grandissait. Le monde alors était simple : son horreur était connue et des lendemains allaient encore chanter, suffisait de s’y mettre…Par contre, Marrakech m’avait accueilli alors que ma quarantaine débutait, la vie tentait encore de me forger, je résistais comme je pouvais, j’évitais les coups, j’en donnais quelques uns, j’étais encore jeune.

A Marrakech je ne connaissais personne. J’allais sur les traces des poètes et des femmes rêvées, je fuyais la Belgique et les noms ridicules dont elle s’affublait tous les dix ans, je fumais longuement devant la mer, je buvais des cafés « courts », je me préparais à la nuit sans trop de crainte, je déambulais dans une ville où je pensais pouvoir avoir encore ma place, j’étais heureux.

La journée a passé sans que je m’en aperçoive, la lumière glisse vers un rose ambré que l’Atlas au loin fait miroiter le long des murailles.

Puis, la nuit, encore et toujours insatisfaite, courant dans des landes de lait, caracolant dans le velours des sommeils, hennissant dans la torpeur. La nuit affamée qui se fait attendre comme un enfant avant le coucher. La nuit sans le confort du jour qui amortit le vif des choses. La nuit enfin qui étrangle ce qui reste du jour et qui permet de tenir le jour enfermé dans la nuit. La nuit obscurcissait tout et n’apaisait rien. Elle me donnait sans cesse le goût d’une autre image, et d’une autre encore jusqu’à l’épuisement. Je me réveillais le matin encombré de ces images encollées dans la nausée. Je me mettais debout après quelques minutes de concentration douloureuse, le corps déjà frappé, comme la langue garde longtemps le goût d’une insanie.

Pendant tout ce temps, je ne suis pas capable d’une pensée vraiment élevée. Je lutte pied à pied dans les tranchées, la terre me roule sur la nuque, l’odeur des morts ruisselle dans la terre qui embourbe mon nez et mes yeux. L’odeur de ce que je sais être la destination du pétrissage de deux corps dans la fabrique humaine.

Mais voilà que mon temps est passé et que, les poings serrés, je ne peux me le rappeler. Alors, je compte le temps sans rien retirer aux secondes, sans rien ajouter aux temps morts. Je comptabilise tout, de façon égale. Je compte juste pour tenir la coulée d’étoiles qui file au-dessus de ma tête, encore un instant entre deux doigts. Et pour la voir s’évaporer dans la nébuleuse de mes deux doigts soudés par ce désir de ne voir que deux doigts, alors que j’ai tant guetté les étoiles.

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Quand vous serez déchaussés de la vie apparente

Posté par traverse le 5 décembre 2009

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Quand vous serez déchaussés de la vie apparente et que vous irez sur des chemins qui tombent dans l’estuaire final, vous direz peut-être peste de mes longues simagrées attachées aux choses sans importance, peste des allégories et des procès sans fin pour ne pas établir le juste nécessaire que le vivant requiert, peste des contraires et des affirmations, peste de ce trou en chacun par où fuit le bonheur, peste des horloges et des cadrans, peste. Quand vous irez dans les vestiaires terminaux, le temps trouvera l’oubli comme raison majeure et nos chaussures resteront devant des casiers vides. Et d’autres, en passant comme on éteint le soir la chambre des enfants, les chausseront à l’instant.

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De l’herbe, des plantes, des arbres, des insectes de toutes sortes

Posté par traverse le 2 décembre 2009

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De l’herbe, des plantes, des arbres, des insectes de toutes sortes, des oiseaux en bataille, du petit gibier, des clients de plus en plus insupportables, rêvant de jardins improbables et au meilleur prix, des kilomètres de tondeuses à pousser pendant trente ans, ça suffisait, il connaissait le métier, il l’avait appris de son père qui, lui-même…

Aujourd’hui, c’est son fils qui reprend le flambeau et fait des journées à rompre un forçat. Il se demande s’il n’aurait pas dû foutre le feu dans tout ça, dans la réserve de produits, de pesticides, d’engrais, de sulfates et de tronçonneuses bien huilées que le grand-père leur avait laissés.

Mais le vieux était mort et le fiston avait retiré ses économies de son compte de la Poste, avait commandé une carte de crédit, une gold, une qui coupe tous les liens et avait pris l’avion pour l’Amérique du Sud en regrettant que le bateau soit tombé en désuétude pour ces affaires d’exode, d’abandon ou de désertion. Il était parti vers le Mexique et aujourd’hui, Michel était seul.
La ferme était rénovée depuis peu, il avait mis plus de trente ans à planter les derniers clous mais ça y était, il voyait l’avenir avec un recul qui était neuf pour lui, il pouvait tout perdre, tout oublier, tout dissoudre dans l’alcool, la marche ou des voyages qu’il faisait presque en apnée tellement il roulait vite sur les routes d’Europe pour faire un trekking de trois jours à mille bornes de chez lui ou pour retrouver des amis lointains qui lui permettaient de faire la fête une fois encore et de rentrer, le nez dans le volant, sonné, presque heureux et vide comme une outre d’après boire.

Michel était seul depuis trop longtemps et il se marrait souvent en se disant que son nom, Berlin, évoquait une ville anciennement séparée, coupée en deux, emmurée dans ses souvenirs et ses trahisons et que ça lui allait bien ce nom, Berlin, car en matière de souvenirs et de trahisons il en connaissait un bout. Il sentait sa vie se défaire et il s’embrouillait dans des activités de plus en plus vaines à ses yeux. Il servait les clients en ricanant sous barbe, il entretenait leurs jardins avec une désinvolture qui plaisait mais il savait que ça ne durerait qu’un temps et que sa désinvolture glisserait bientôt vers l’ennui et l’amertume. De ça, il ne voulait pas. C’était le lot de ses contemporains, accrochés à leurs téléphone portable et se jetant dans le désastre comme on fait l’amour à une femme qu’on va quitter, furieusement.

Ce matin, il a du mal avec les mauvaises herbes du jardin du journaliste local où il donne le change habituellement, tout va de travers, la terre est trop humide, les mottes d’herbe se tassent sous se pieds et une demi-heure après, il n’en peut plus de tout ce travail qui n’a plus de sens pour lui. Le journaliste l’observe à travers la fenêtre de la véranda et lui apporte une bière. C’est leur façon de relancer le travail, faire une pause, boire un coup et cracher dans les mains. Mais cette fois c’est différent, le corps du jardinier est immobile, il est assis sur une pierre et regarde sa main ouverte, longuement et sans bouger. ? Le journaliste ne comprend pas cette concentration incongrue à ses yeux dispersés par l’habitude de ne rien regarder vraiment mais de tout capter.
Michel Berlin observe un insecte bleuâtre qui lui court sur le dos de la main. Un insecte comme un scarabée de jade. Le journaliste s’est approché du jardinier qui tend son bras vers lui.

« C’est pas d’ici, ça, jamais j’en ai vus de pareils avant. Et tous les jours, c’est la même chose, des plantes, des insectes qui viennent de l’autre côté, du Rif, de l’Atlas, du désert, je ne sais, mais de l’autre côté. Encore un que je porterai à l’Institut d’agronomie. Ils me diront quoi. Mais ils se rapprochent, plus besoin de voyager, ils se rapprochent chaque jour et bientôt ça sera ici comme là-bas, si ce n’est que là-bas, ils crèvent… »

2

Il avait aimé une femme récemment lors d’un voyage au Maroc qu’il s’était offert pour aller voir de plus près ses sacrés scarabées et ses adventices étrangères, il l’avait aimée tellement qu’il en était encore tout assourdi au retour.

Il se croyait incapable jusque là d’aimer avec cette conscience de la disparition, de la destruction de ce sentiment fragile qui est la clé de tout amour. Et cette femme était partie à peine était-elle arrivée. Il l’avait attendue chaque nuit, chaque jour, ne sachant que faire qui aurait pu la brusquer et, dans le même temps, convaincu que s’il cédait au doute définitif, il en mourrait, avec la pleine assurance des vies ratées.

C’est qu’il aurait capituler, il aurait abandonner sa peine au doute, et son doute à l’amertume, à la colère. Il avait attendu cette femme comme rarement il avait attendu quelqu’un, ou même une idée, une joie, une espérance. Il l’avait attendue dans la peur car il savait qu’il l’attendait trop durement. Il savait que cette peine de solitude qui était la sienne allait peut-être devenir la condition même de sa vie, que cette attente était comme une répétition générale de ce qu’il allait broyer jusqu’à la poussière. Il savait que cette femme était amoureuse de l’image de leur bonheur mais qu’elle ne savait pas en payer le prix qu’il attendait, elle aimait certainement passionnément cet homme mais elle n’avait aucun moyen pour l’atteindre, semblait-il.

Il se mit alors à écrire cette femme, à la nommer, à la déployer dans tous ses artifices, ses innombrables traces de beauté, il la déliait de sa réalité, il la désirait telle qu’elle était mais en gommait toutes les imperfections, il devenait fou.
Son père, en mourant, lui avait laissé quelques sous, il en profita pour mettre la clé sous le paillasson, laissa un lettre à son fils au cas où, envoya quelques mails, téléphona à son notaire et prit l’avion pour Marrakech.

C’est là qu’il allait enterrer sa vie ennuyeuse, retrouver cette femme déjà encombrante tellement elle prenait de la place en lui, là qu’il allait se perdre et si possible disparaître dans des brumes atlantiques et des souffles de déserts qui convenaient parfaitement à son esprit plombé de mélancolie et de remords.

Il aurait dû se jeter à ses pieds, lui raconter n’importe quoi mais avec enthousiasme, l’émouvoir dans la sobriété, évoquer discrètement la mort qui est l’avers de tout amour mais non, il avait baissé la tête, s’était tu, lui avait embrassé la main et s’était enfermé à l’instant dans une passion qui le faisait frissonner et qu’il prenait déjà pour l’amour de sa vie. Il avait tourné les talons sur son monde ancien et avait vieilli d’un siècle dans ce mouvement dont il ne se doutait pas encore du sens caché et des désastres qu’il recelait. Mais c’était un homme franc, direct, sans chichis existentiels, prêt à toutes les stupidités pourvu qu’elles soient marquées de la sincérité de tous les mendiants de l’amour.

Il lui téléphonait chaque jour mais elle ne le rappelait pas, elle n’avait pas assez d’unités, disait-elle, il aurait dû se douter que c’était la phrase dont il faut se méfier, qu’elle signifie à l’instant une relation faite de dépendances et de dominations subtiles, passant toutes par l’argent des imbéciles que certains appelaient l’argent compassionnel.
Il s’était donc éloigné et chaque pas l’entraînait verts des régions de pluie et de froid qu’il reconnaissait pour y avoir passé le plus clair de son enfance et de son adolescence.
Mais les avions ne sont pas chers aujourd’hui, ils brinquebalent des éclopés de toutes sortes.

(extrait à suivre)

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Pourquoi ce soir de janvier

Posté par traverse le 21 novembre 2009

Pourquoi ce soir de janvier ai-je soudainement envie de vous écrire cette lettre qu’en plus, je ne vous enverrez pas ?
Est-ce cette brochure de voyages ramassée distrai- tement au pied du lit, ouverte sur la page d’une escapade dans le Roussillon, avec séjour dans cette petite ville devenue votre lieu de résidence ?
Est-ce l’enveloppe échouée dans ma boîte aux lettres, dont le timbre français émerge parmi les dernières cartes de vœux et qui renferme ce merveilleux cadeau qu’est votre amitié ?
Ou est-ce le vieux cahier oublié au fond d’un tiroir, retrouvé par hasard ce matin, entre l’Horace de Corneille et l’Antigone de Jean Anouilh ?
Ce cahier, je le reconnais ; il m’a accompagnée tout au long de mon ultime année du secondaire et jamais je n’ai eu le cœur de le brûler. Il me semble que j’aurais supprimé un morceau de vie, une part de moi-même, un souvenir lumineux. Sur l’étiquette délavée, je lis « Rédaction ». Et lentement, je feuillette ces pages recouvertes de caractères serrés, découvrant, surprise, mes dissertations de jeune fille, en réponse aux titres que vous nous donniez, proverbes populaires ou phrases d’auteurs pleines de sagesse. Au bas d’une feuille, mes doigts glissent sur l’appréciation à l’encre rouge, effleurent votre écriture, comme une caresse tardive…
J’avais seize ans. Le jour où vous êtes entré dans la classe, vous avez fait irruption dans ma vie. Les yeux baissés, vous avez pris place derrière le bureau ; seules
vos mains trahissaient cette furtive nervosité du professeur devant son premier cours. Moi, je ne pouvais que vous regarder, immobile, en proie à un sentiment étrange, une émotion nouvelle.
Je ne connaissais pas grand-chose aux garçons, n’ayant pas de frère, et encore moins de petit ami. A l’époque, la qualité suprême était d’être une « fille sérieuse » qui ne sortait pas, ne flirtait pas, ne couchait pas. Dans cette école dirigée par des religieuses, nous recevions une éducation sévère, teintée d’idéalisme, mais empreinte de tabous et d’interdits, qui devait faire de nous des épouses dociles et des mères de famille dévouées.
De toute façon, les garçons de mon âge ne m’in-téressaient guère. Ce n’est qu’à la sortie du cinéma que je les regardais à la dérobée, ne reconnaissant pas du tout dans ces types bruyants et boutonneux un mari potentiel. Car en ce temps-là, lorsque vous rameniez enfin un mâle à la maison, il fallait l’épouser ! Mes coups de cœur se limitaient à la belle virilité de Grégory Peck, et les chansons douces de Luis Mariano me berçaient encore d’illusions. Vous comprendrez peut-être que, face à vous, cet homme de dix ans mon aîné, beau, raffiné, intelligent, secret, je me suis sentie vaciller et sombrer doucement. Que se passait-il ? Pourquoi mon cœur s’emballait-il à votre approche, pourquoi ce désarroi lorsque je devais vous parler, tremblant sans raison ? Pour la première fois, j’étais tombée amoureuse.
Maladroite, je ne savais que faire de ce sentiment, mélange d’admiration et de respect, qui augmentait encore ma timidité et me paralysait lors des lectures à haute voix. Vainement, j’essayais de combattre ce malaise grandissant, embarrassée devant vos remarques, bredouillant de vagues réponses, maudissant cette rougeur qui trahissait cruellement mon émoi.
Ce qui m’a sauvée, c’est l’écriture. Ce que je ne pouvais dire, je l’écrivais. Sous le couvert d’une dissertation, contournant quelquefois le sujet, j’y glissais un sentiment intime, une allusion romantique, un désir latent. Peut-être avez-vous lu entre les lignes, devinant ce rêve fou qui me hantait, ajoutant à l’encre rouge un commentaire personnel qui transformait ce cahier en trésor. Mais mon bonheur était total lorsque, à la lecture d’«Antigone », vous me choisissiez comme partenaire pour le dialogue d’amour entre l’héroïne et son fiancé Hémon. Ces paroles empreintes de promesses et de passion, c’est à vous que je les adressais, sous le regard goguenard de mes compagnes de classe, pas dupes…
- Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Tu m’aimes comme une femme ? Tes bras qui me serrent ne mentent pas ? Tes mains posées sur mon dos ne mentent pas, ni ton odeur, ni ce bon chaud, ni cette grande confiance qui m’inonde quand j’ai la tête au creux de ton cou ?
- Oui, Antigone, je t’aime comme une femme.
- Quand tu penses que je serai à toi, est-ce que tu sens au milieu de toi comme un grand trou qui se creuse, comme quelque chose qui meurt ?
- – Oui, Antigone.
Disparu l’embarras, envolée la timidité, je parlais, j’avouais, je débordais, j’éclatais de joie, de ferveur, de bonheur. Peu importe les commentaires, les moqueries, les petits sourires en coin. Après tout, c’était du théâtre…
Je ne regrette rien de cette période un peu trouble de ma jeunesse. Dans ma tête et dans mon cœur, je vivais une ébauche d’amour, fou , parce qu’impossible, ardent, parce que pas encore maîtrisé, pur,parce que platonique.
J’ai toujours su que c’était vous qui auriez pu me prendre par la main pour m’emmener dans l’aventure de la vie, au-delà des préjugés, bien plus loin que les interdits, tout au bout de mon rêve. J’ai toujours cru qu’entre nous existait une onde de sympathie réciproque, une muette complicité, un soupçon de tendresse. Car vous ne pouviez ignorer cet attachement secret que, prudent, vous n’encouragiez pas. C ‘est seulement en fin d’année, lorsque vous m’avez félicitée pour mon diplôme, que votre poignée de main chaleureuse s’est assortie d’un clin d’œil souriant.
J’ai clôturé cet épisode en rentrant dans la vie d’adulte. Réalisant que l’existence me réservait bien d’autres rencontres, je constatais à regret que la magie du premier amour ne se représentait jamais. Observant parfois avec amertume que les plus grandes passions résistaient rarement à l’usure du quotidien, j’idéalisais – à tort — ce souvenir resté en suspens dans le temps.
Des années plus tard, j’ai reçu de vos nouvelles par mes nièces, qui, fréquentant la même école, vous avaient également comme professeur de français et d’histoire de l’art. M’invitant à l’occasion d’une journée « portes ouvertes », elles m’ont entraînée vers vous, m’ont présentée, malicieuses, surveillant mes réactions, conscientes de mon émotion.
Et puis vingt ans après, lors d’un voyage organisé dans la région de Perpignan, je me suis rendu compte que notre hôtel se trouvait seulement à une trentaine de kilomètres de votre demeure. Après une longue hésitation, j’ai composé votre numéro de téléphone découvert dans l’annuaire. Je voulais vous revoir, éprouver ce qui restait de ce premier émoi, boucler la boucle, quitte à être déçue, ou pire, ridicule. Vous vous souveniez de moi – on n’oublie jamais sa première classe – et vous m’avez invitée à passer la journée chez vous. Renonçant à l’excursion prévue, j’ai quitté le groupe et pris l’autobus à la gare routière, prête à la rencontre, étonnamment sereine.
J’ai rejoint la propriété entourée de cyprès, face au Canigou, votre refuge secret, votre paisible retraite. Nous nous sommes reconnus, embrassés, tutoyés. Je vous retrouvais avec émotion, homme élégant, grisonnant, certes, mais avec le même regard intense qui m’avait fait chavirer et le même sourire à peine ébauché flottant autour des lèvres. Vous m’avez annoncé la douloureuse nouvelle du décès de votre épouse un mois auparavant. Longuement, à l’ombre du pin parasol, nous avons bavardé, dans la quiétude de cet après-midi d’été qui reflétait aussi ma tranquillité d’esprit, consciente que ma folie d’ adolescente s’était heureusement transformée en une affectueuse amitié d’adulte.
J’étais en paix.
Mais tout autour des cyprès immobiles, entre les massifs de lauriers roses, par-delà l’eau azurée de la piscine flottait encore un léger parfum de nostalgie, un secret murmure de non-dits. Et attentive à ne pas briser le charme de ces retrouvailles, j’ai enfermé le souvenir, intact, comme un joyau précieux, dans l’écrin de ma mémoire.

Françoise Hiel

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(en écho au texte d’Isabelle Telerman qui réagissait à mon texte A l’Amour fou…)

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Depuis trop longtemps je rêvais de Varsovie.

Posté par traverse le 16 novembre 2009

Depuis trop longtemps je rêvais de Varsovie.
J’avais vingt ans et je voulais me plonger dans l’Histoire comme d’autres se jettent dans les flammes. John Le Carré, Iann Flemming, Samuel Fuller, plus que Trostky ou Lénine étaient mes guides. Je ne me l’avouais qu’aux heures flottantes de l’aube, quand la vodka ouvrait en moi des champs d’émotion que je m’empressais d’oublier le petit matin.
Le Mur était toujours debout et protégeait chaque camp de sa réalité. La guerre froide ronronnait entre menaces et injures, trahisons et assassinats masqués Un ami polonais m’avait un jour tendu, sourire en coin dans sa belle moustache noire, la photo d’un motard couché sur sa machine, la pédale effleurant à peine les parois de bois du cylindre d’entraînement, le visage dur, froissé par l’effort… « Tu vois, camarade, c’est ça le socialisme : toujours plus près du sol, toujours plus vite, à la limite de l’équilibre…Mais la pédale va un jour accrocher le bitume et ce sera la fin…dans la liesse populaire et des orgies de bière et de saucisses… ».
Juliusz s’est mis à rire en nous servant une nouvelle vodka…Je ne trouvais pas ça drôle. A la fin de la nuit, je décidais de vérifier la course des motards au cœur du stade : à Moscou.le monde semblait intéressant, l’Histoire mettait tout en pièces. C’était un âge bête, élémentaire, satisfait de mensonges, à l’abri des paris de l’intelligence. Chacun marmonnait ses évidences en roulant des yeux et comptant ses morts.
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Nous croyions connaître, pour l’avoir écrit et visionné tant de fois, le film de ce qu’il nous plaisait d’appeler notre aventure. Oui, j’allais aller au cœur du stade, dans la maison de l’ennemi, j’allais à Moscou… A Moscou! A Moscou !
Cette décision que nous communiquions à qui voulait l’entendre nous enfermait déjà dans l’inquiétante beauté du voyage. Partir à Moscou, c’était pénétrer dans le Palais des Glaces. On ne savait comment en sortir et nous butions contre notre propre image alors que nous croyions franchir enfin la dernière porte. Un chapelet de recommandations se dévida peu à peu pour nous.
Le froid …
Nous devions nous protéger de l’hiver russe et du charme glacé de Moscou. Mon ami polonais me décrivait des souvenirs de voitures enneigées, perdues hors du circuit des routes, les occupants gelés au volant, des rails traversant la plaine dégagés au lance-flammes…Le froid peu à peu s’installait en nous comme semblait brûler chez nos compagnons la joie d’en être écartés définitivement.
A force de l’entendre cité, décomposé dans tous ses effets, insulté (crachats à chaque coup sur le pavé bleu du bistrot), nous vivions déjà dans sa hantise (ni peur, ni désir particulier, si ce n’est le très petit, tout petit regret de ne pas avoir été pris au dépourvu et d’avoir été avertis trop tôt des épreuves que nous réservait le voyage). Nous étions possédés par l’idée que le froid, que nous craignions sans l’avoir jamais vraiment éprouvé, nous envelopperait de façon crue et obscène.
De telle sorte que notre corps, souffle et sang mêlés, ne pourrait s’y soustraire et que nous allions nous soumettre. Nous étions certains de notre prochaine capitulation. Notre défaite ne faisait pas de doute, nous la savions inévitable, convaincus que la triste distance que nous mettions entre le monde et nous, des filtres que nous placions entre nos actes et l’image de nos actes ne suffiraient plus à nous protéger. Ce qui nous excitait, c’était plus l’incertitude des lieux, moments et conditions précises de notre engloutissement que ses circonstances que nous prévoyions misérables. Nous avions peur, nous nous savions veules et sans vigueur. Mais quel allait être le tracé, le parcours de la déréliction? Comment allions-nous nous perdre ? Quelles seraient les limites de notre lâcheté ?
Cela seul nous importait, connaissant de longue date notre incapacité à faire front, nous avions rassemblé nos dernières forces dans l’accomplissement de cet itinéraire pour toucher le désastre du doigt et nous y perdre enfin. Nous allions écrire l’herméneutique du lâche.
Moscou était sale et somptueuse, aveugle et sourde, lucide et tourmentée.
Ça a changé en mal, comme nous très souvent et brique par brique notre mur est tombé pour laisser entrer en nous le regret et la peur. Rien de pur ne devait passer et n’est passé. C’est pour cela peut-être qu’il nous faut aller à Moscou, Duda, Buca,…et en revenir sans illusions.

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La longueur du court

Posté par traverse le 15 novembre 2009

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Entretien avec Jacqueline de Clercq à la Librairie Au Fil des pages, La Hulpe, 10 octobre, (organisation Plumes Croisées)

La lecture ici même de l’excellent, Comment écrire un texte long ? est à l’origine de ces lignes. Et tant qu’à jouer les pro-longations paradoxales, salut l’oxymore…

Dans les Leçons américaines , Italo Calvino écrit, « je rêve d’immenses cosmologies, de sagas et d’épopées encloses dans les limites d’une épigramme ». Ah ! ces écrivains, d’incorrigibles rêveurs… Souhaiter faire tenir dans une pièce de huit à dix vers, l’histoire de la création du monde, voire de l’univers, les récits fondateurs de l’humanité et les incommensurables épisodes de l’aventure humaine… est-ce bien jouable ?

Comme une seule gorgée de vin suffit à savoir si le breuvage est long en bouche, certains textes très brefs entretiennent un rapport similaire avec la durée de l’effet produit par la dégustation d’un bon vin. Ces petits textes-là sont… longs à l’oreille, ils s’y installent durablement, sans doute parce que le lecteur le veut bien et quelque part, avec sa complicité, mais aussi parce qu’ils appartiennent à une temporalité littéraire particulière au sein du « temps du texte » ou « temps de la métamorphose » comme l’écrit Maurice Blanchot. « Cet autre temps, cette autre navigation qui est le passage du chant réel au chant imaginaire, chant énigmatique qui est toujours à distance et qui désigne cette distance comme un espace à parcourir et le lieu où il conduit comme le point où chanter cessera d’être un leurre » .
Chanter sera d’autant moins un leurre, et le vœu de Calvino d’autant moins irréaliste, que la métamorphose par la médiation de l’imaginaire sera initiée comme par défaut, au sens où le langage informatique utilise cette expression, c’est-à-dire comme si un logiciel ad hoc téléchargé dans le programme de l’ordinateur en assurait automatiquement le « traitement ». Bonjour le rêve analogique !…

Il n’en demeure pas moins que l’écriture de la forme brève – nouvelle, aphorisme, poème court en vers ou en prose, mythe, conte, fable, etc. –, du fait même de son format, induit une condensation, une densité et une économie d’expression qui loin d’enfermer le récit dans les limites typographiques du texte, tout à l’inverse l’ouvrent en creusant entre les lignes, et parfois même entre les mots, des propositions d’échappées qui pour être implicites n’en sont pas moins bien réelles. Ce sont ces chemins de traverse présents en creux qui portent les longues durées de ces courts récits narratifs. C’est parce que le conte ne perd pas de temps, préférant aller toujours à l’essentiel que décrire par le menu détail les tenants et les aboutissants de l’histoire, qu’il booste l’imaginaire du lecteur et le tient en haleine. En cela, les formes de la fiction brève s’apparentent, sinon à la poésie proprement dite, du moins à l’écriture poétique pour laquelle le suggérer exprime un idéal.

Un très grand nombre d’écrivains pratiquent ce type d’écriture. Si je devais n’en citer qu’un, je choisirais Jorge-Luis Borges, passé maître dans l’art du raccourci, et parmi ses innombrables nouvelles, je prendrais La Demeure d’Astérion . Ou comment, en quatre pages, Astérion/Borges nous « raconte » le mythe du labyrinthe, le combat de Thésée contre le Minotaure, le rôle de sa sœur Ariane, l’état de la thalassocratie minoenne, l’architecture palatiale de la Crète antique… juste en nous faisant visiter sa maison et, comment, cerise sur le gâteau, il termine par une chute qui relance à l’infini le récit. Du très grand art !

Jacqueline De Clercq

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Les « lettres » de Jacqueline De Clercq méritent bien une histoire !

Bruxelloise, Jacqueline De Clercq « raconte » la langue et la développe dans une passionnante intrigue édifiée aux sources mêmes de la légende et du vécu. Quinze Histoires de lettres qui associent la fiction littéraire et la réalité dans un même projet de vie.
Dans un recueil de fictions brèves, l’auteur de Madame B. et du Dit d’Ariane nous apprend, non sans humour et avec quel esprit !, que le choix des signes n’est jamais innocent et que le bonheur d’être s’inscrit naturellement dans les rayons d’une bibliothèque ! Certains ont peut-être oublié que l’écrit procède d’une disposition « naturelle » qui est bien davantage qu’une représentation du monde… Nourrie d’une vaste culture, Jacqueline De Clercq possède aussi les clés de sa diffusion. Aucune lourdeur dans tout ceci, rien que le récit du monde, la fiction du naturel humain, instruit par les chicanes de l’existence. L’auteur prête sa vois aux personnages d’un autre temps, avec le naturel d’une femme érudite que rien ne viendra distraire, surtout pas le passage du temps.
Le scribe de la tombe est une petite merveille de délicatesse et de profondeur : « J’aime ces heures où nous étions réunis dans la salle de séjour, assis sur les nattes qui couvrent le sol, voyageant sur la barque que nous offrait Neferhotep. » Ce que nous savions déjà (ou ce que nous devinions), Jacqueline De Clercq nous l’apprend, avec une telle sûreté de ton que notre ingénuité intellectuelle s’accorde à sa voix ! De fait, nous écoutons « la voix » autant que « le récit », sans doute parce que ses modulations sont pour nous des chemins de traverse. Rien n’a dépassé le charme du « conteur » et, à dire vrai, la personnalité même des interprètes ravaude des pans entiers de notre sensibilité : Parce qu’il fut modelé dans l’argile, Adam est appelé l’homme de la terre ou le glébeux. Issu de la poussière du sol, il y retournera lorsque chassé du paradis pour faute grave, il deviendra mortel ainsi que sa descendance. » Cet extrait issu de Dans l’écart d’une lettre, nous confronte à notre précarité, certes, mais il nous ramène à un « soulignement » en bas de page, sorte de didascalie qui conforte l’intensité de notre vie intérieure : en hébreu, âdamâ désigne l’argile, la terre, la poussière. La curiosité du lecteur est aussi attisée par des observations sémantiques pointues et accrocheuses : Selon qu’il est utilisé au singulier ou au pluriel, le mot « aménité » ne signifie pas du tout la même chose, mieux, son sens se retourne comme un gant, l’envers n’ayant plus rien en commun avec l’endroit. » Dans Les arbres des Livres, l’auteur nous passionne quand il évoque la relation entre l’arbre et les dieux : « En se référant de la sorte à l’arbre, les Ecritures prolongent un usage en vigueur chez les Anciens. En Grèce, puis à Rome, chaque dieu était déjà associé à un arbre sacré : à Jupiter, le chêne, à Apollon, le laurier, à Minerve l’olivier, à Hercule, le peuplier… si bien que les panthéons antiques étaient à l’image d’un jardin ou d’une forêt. » Avec Les cailloux du Petit Poucet, c’est une lecture très contemporaine du conte qui nous est ici proposée comme origine de la langue des rap, slam, texto, graf et autre tag de la culture urbaine. Dans Le corps écrit, De Clercq fait un inventaire brillant et amusé des outils stylistiques du less is more qu’elle affectionne : « …je me mis à naviguer sur l’océan des tropes dont les noms tarabiscotés, « apocope », « tmèse », « ellipse », « litote », « oxymore » ou « hypozeuxe » m’ont toujours paru aussi magiques, et difficiles à retenir, que les personnages de Tolkien, peut-être en raison de leur ressemblance… »
Entre Umberto Eco pour qui une œuvre qui « suggère » se réalise en se chargeant chaque fois de l’apport émotif de l’interprète (le lecteur) et Roland Barthes qui précise le sens tremblé et le sens fermé, Jacqueline De Clercq attise la réflexion, l’exhibe avec finesse et l’introduit dans un cadre fictionnel évocateur…
Un véritable joyau !

Michel Joiret, in LE NON-DIT, n° 85, octobre 2009

HISTOIRES DE LETTRES Fictions brèves,
Jacqueline De Clercq
Paris, éd. L’Harmattan, 2009, 153 p.

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Des lettres tombent dans ma boîte de plus en plus rarement

Posté par traverse le 2 novembre 2009

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Des lettres tombent dans ma boîte de plus en plus rarement, ce temps est venu où le papier est lié à la chair, à la viande qui le touche et le lèche, le timbre, le plie, le transporte et le jette dans la borne postale ; lettres que l’on serre sur son cœur et que le temps et l’éloignement restituent à une sorte de testament fugace, de bref salut avant le brouillard du jour, d’incantation dans l’achèvement de la signature et de la relecture rapide avant le repentir. Lettres rares et toujours encombrantes, elles marquent le jour d’une annonce précise, je viens ou pars, je t’aime ou je te quitte, je serai là où tu seras, je n’irai pas au rendez-vous, je t’envoie mes amitiés alors que je ne voudrais te parler que de tendresse ou d’une admiration qu’on feint de ne plus éprouver alors que la lecture est en cours et que se lève en nous, parfois, un tel chagrin de n’avoir pas plus tôt répondu à son appel ou à ses vagues remontrances, … 

J’attends ce temps où je les écrirai moi-même pour ne pas perdre le goût des enveloppes ouvertes comme un cœur qui soudain se livre au détour. Les manies disparaissent de plus en plus vite, ne reste que du vague, de l’incertain et une certaine mollesse où des couteaux vengeurs s’enfonceront bientôt, fermez les yeux et pensez à cette femme, à cet homme, égarés sous nos toits, et qui souffrent de ne plus sentir sur leur joue la caresse de cette brise-là, celle qui descend de la colline et glisse dans la vallée avec tant d’attention depuis si longtemps pour les enfants du pays, à celle et à celui qui grattent ses dernières pièces pour téléphoner au pays, ca va ? ou ça ne va pas, et maman, et papa, et la santé, ah, ça va, et le compteur tourne et les ça va s’accumulent à prix d’or mais peu importe ce qui va ou ne va pas, c’est tout entier le corps et le chagrin d’être si loin  qui ne savent se dire, alors on dit ça va ou ça ne va pas, et on regarde sa montre pour compter combien de ça va ou de ça ne va pas encore on pourra prononcer. 

Plus de lettres envoyées, plus rien de griffonné sur des cartons de bière, que des mots si légers dans la lourdeur de la cabine et qui se dispersent à peine raccrochés. Ecrire, ça va ou ça ne va pas et le monde change à l’instant, écrire maman est morte et le père ne va pas aussi bien qu’il le dit, écrire un enfant nous est né et il porte ton nom, écrire la couleur des nuages dans  le souvenir des ciels, écrire la vague et le ressac, l’odeur qui traîne encore dans ta chambre, écrire une lettre, quelque chose qui se refuse à l’évanouissement et qui ravit le temps en l’enfermant dans une enveloppe rare, écrire et résister un court instant à l’inachèvement. 

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Trois poèmes traduits en arabe par le poète marocain Saïd El Baz

Posté par traverse le 1 novembre 2009

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ستظل هنا 

ستظل هنا، الغيوم تعبر فوق هامتك  فيما أنت تغسل روحك  لتبيعها، ستظل هنا، فيما الغروب يتجرّد من الهمسات، ستظل هنا مترددا في الشمس المائلة بداخلك كما لو كنت تدفّئ الميّت الآتي نافثا فوق راحتي يديه، ستظل هنا في هذه اللحظة داخل الفضائل الزهيدة، والموشّاة كلّها بسكّر الرغبات، ستظل هنا بداخل الكارثة سوّيا دون أن تدري من الدابة أين الظهر وأين صدرها. ستظل مثل من يبحر فوق لوح وسط عباب البحار لا يميّز حينها ما يدفعه للاطمئنان، وأنت إما شبح أو جسد يمتدّ لكن دون أن تصدّه هذه النصال التي تبترد بالجوار والتي ستنهال عليك قريبا، هذه المدية باردة حدّ أنّها لم تعد تضايقك في النعاس الذي يأتي إليك والذي تناديه، ستكون هذا الأمر الضائع، هذا الأبله بلا مصير المتدحرج بلا مطبّات والقادم ليرتطم هنا على حافة الأكواخ المشيّدة بأناة هنا وهناك، ستكون مندهشا من أنّك لم تعد تفهم شيئا، وأنّك لم تعد تميّز بين الليل والنهار، ستكون حيث كنت تحلم أن تكون بعيدا عن هزّات الشمال عن الوخزات والتمزّقات، العيون مازالت مغمضة من كثرة ما ارتقبت، الجلد في تمدد بياض المغاربيات، ونساء مفاجئات للجسد المشوّش كلّه بالرّيح، ربّما ستكون بالداخل أو بالخارج، الأغاني عذبة وهائجة في نفس الآن، الثغور تنتشي في قبلات النافورات الجامدة، النصال لبرهة لم تعد تتجه صوب صدغيك، وأنت في حلّ من الوعود القديمة سراويلك تسقط، قمصانك تتطاير، ونعالك تتخصّف، الأبله يجبن وهنا في بلاد المغارب القويةّ الآسنة وبلا مواراة، ساعتك الرملية تجهد نفسها في عدّ الوقت، أنت في الغرب، غرب « العربيات » المشؤومة، لقد وصلت إلى أرض من رخاء من مباهج وبؤس، و لم تعد سوى ظل في دولاب الظلال، تفتح فمك كي تغني وكي تقضم بملء الصوت وفي سرعة الجراد والأرانب البرّية، شفاهك على شفاه الصحاري، فيما أنت في هذا المكان من الزرقة حيث تأتي النصال أخيرا  لتنهال مجنّحة بين رفيف  طيور الدوري  فوق شجرة الزيتون.    

قصيدتان 

في الخارج وشوشة مبللة حيث تعبر السيارات، والسماء الرمادية ترتاح فوق صور مائية، في الساعات المسننة في الذكريات المدرسية، في العلل الزائفة، والرغبات الجارفة كي نكبر وكي نبلغ هذه الأسرار المخفية فوق الدولاب وفي عقول البنات، لكن اللون الرمادي يكاد لا ينتهي البتة من كيّ الشراشف المبسوطة لسموات بلا غيوم حيث ألتفّ محاولا نسيان حشرجة الكآبة. 

*** 

ربّما هي الرّيح، أو شيء سائل يتناثر في الهواء، حين لم نعد نفكّر في هذه  

الكارثة التي تتوكّأ على كاهل كل امرئ منّا، والتي تجعلنا يوما ما نستسلم بالمنكب بالورك، بالقلب أو بالعقل، نستسلم ولا شيء يتغيّر في هذه المادة الهشّة التي تنتقل من الواحد إلى الآخر وتمتدّ حتّى أنفاس الأشجار العظيمة. 

ترجمة : سعيد الباز 

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Rencontre littéraire belgo-arabe « Du côté de chez Wallâda » 23, 24, 25 octobre/09

Posté par traverse le 23 octobre 2009

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http://www.culture-arabe.irisnet.be/  http://traverse.unblog.fr/2009/10/04/884/ 

4ème Salon littéraire arabe « Du côté de chez Wallâda »
Hawa Djabali
 

Il y avait au XIème siècle, en ce pays que les Arabes nommaient « le pays des Vandales », et qui a gardé ce nom pour une toute petite partie de son territoire, dit : « Andalousie », une princesse très lettrée qui tenait salon littéraire. Elle n’était bien sûr ni prude ni voilée, maniait le verbe comme un sabre effilé, avait un sens de l’honneur démesuré (dieu nous garde des Andalouses disaient les hommes possédant un peu d’expérience). Le poète Ibn Zaydûn la raconte: 

« J’aime un tyran, le sers, et lui me fait affront.
Le musc vole et s’épand aux manches de sa robe,
Si je le vois, me plains d’aimer, il se dérobe.
Je rêve quelque chose entre nous…A quoi bon ? »
 

Elle était ombrageuse, emportée, très belle disait-on, très instruite, et recevait dans son salon,  en cette Espagne arabe bouillonnante, tout ce qui pensait, s’enflammait, écrivait.
Elle incarnait cet idéal féminin, insécable de l’action poétique, qui avait, depuis toujours, hanté la culture arabe : beauté intellectuelle, beauté de l’être de chair, beauté des manières, en trio. Ibn Zaydûn le traduisait ainsi :
 

« Elle est branche odorante et fruit, lune en son plein,
Ses regards dérobés infinis magiciens,
Le brocard de ses joues miroitement du vin,
Ses mots, aussitôt dits, perlent sur le chemin,
Et l’eau que je goûtais à ses lèvres, ivresse… » 
(la traduction est d’André Miquel)
 
Onzième siècle de l’ère romaine chrétienne et toute cette liberté ! Et nous, vingt siècles plus tard ? Et nous, que disons-nous ? Au mois d’octobre, allons faire un tour du côté de chez Wallâda. Oui, jouons à ça au Centre arabe !  Poésie arabe, évidemment, ibère, comptons sur les poètes catalans et espagnols du Sud, poésie berbère, bien sûr, ils étaient là, poésie des romanisés de tout poil, Mare Nostra oblige, et poésie des Gaulois, des Vandales et des Goths actuellement en Belgique, il n’est jamais trop tard, en poésie, pour se rencontrer et se re-rencontrer! 

Wallâda, une voix contemporaine ?
Taha Adnan
 

Wallâda bint Al Moustakfi, fille du dernier calife omeyyade dans le Royaume de Cordoue… Etre princesse c’est peu de chose mais Wallada était, et reste,  l’expression d’une poésie féminine andalouse, et cela s’inscrit dans le temps. De mère grecque, elle est le symbole manifeste d’une Andalousie métisse.   La racine de son nom, en arabe, signifie «   mettre au monde « … Wallâda veut donc dire féconde. Oui, une extraordinaire fécondité artistique : elle n’est plus à démontrer mais on peut fièrement l’évoquer et s’en inspirer. Wallâda, la femme, la flemme, la princesse, la poétesse, la belle, la rebelle, la cruelle, l’amoureuse, la mystérieuse, la joyeuse, la boudeuse, la taquine, la coquine,  reste dans les mémoires pour deux choses:  son histoire d’amour tapageuse avec le grand poète andalou Ibn Zaydoun -encore une idylle rendue célèbre par la poésie- et son fameux salon littéraire à Cordoue.  Wallâda… S’investir dans le champ des belles-lettres et de la poésie c’était s’imposer dans un environnement masculin. Malgré l’assassinat de son père, elle fait face à la vie : elle  garde son statut de princesse, mieux : sa noblesse de caractère et sa dignité de femme. Comme du temps de son père, elle continue à animer son « Majlis Adabi »: un Salon littéraire destiné à accueillir les poètes et artistes qui viennent de tous les coins de l’Andalousie du XIème siècle, des gens de cultures multiples, témoignage de cette civilisation riche d’un très grand raffinement.  Bruxelles, cette capitale au nom féminin, aujourd’hui, a beaucoup de ressemblances avec la Cordoue de jadis: ville mosaïque à vocation multiple. Une palette de couleurs, de cultures, de langues et d’appartenances… Elle mérite donc bien son propre « Majlis » littéraire ! Nous en sommes à la quatrième édition de ce Salon.  Cette année, le Salon est un hommage à Wallâda et, à travers elle, à toutes les voix fécondes qui, comme Wallâda, ont appris à user de leur liberté 

Programme de la IVème édition, du 23 au 25 octobre
Vendredi 23/10 
A 18h00 :
- Réception et Accueil du public et des invités
- Ouverture de l’exposition des oeuvres de Mohamad TRIKI et de Samia SMAHI 

A 19h, petit souper andalou (payant), boissons (payantes)

Samedi 24/10 

A 15h00, rencontres avec :
Manhal alsarraj, Allal Bourqia, Lucienne  Stassaert, Bart Vonck, Siham Bouhlal, Duna Ghali, Mohamed Miloud Gharrafi, Antonio Lopez Pena, Chantal Maillard, Abdul Hadi Sadoun et Jamal Boudouma.
 
Animées par Michel Leclerc, Taha Adnan, Hawa Djabali 

A 20h30, le podium, récital et lecture par:
Mohamed Miloud Gharrafi, Bart Vonck, Abdul Hadi Sadoun,
Daniel Simon
, Jamal Boudouma, Antonio Lopez Pena, Djamal Benmerad, Jah Mae Kân, Tom Nisse, Adolfo Barbera et Taha Adnan. Avec la participation des poétesses. Puis, veillée dans les locaux du CCA 

Dimanche 25/10  Rencontre informelle avec les poètes à partir de 10h et déjeuner dîner (payant) si envie
14h: Reprise de la pièce de Nabil Ghachem: Menthe, thym et huile d’olive
 

Toutes les activités du se déroulent au Centre Culturel Arabe   Institut Européen de la Culture Arabe
2 rue de l’Alliance, 1210 Bruxelles  -  Info 02/218 64 74 ou
culture-arabe@skynet.be 

En collaboration avec la maison Internationale de la poésie Arthur Haulot  le soutien du Ministère de la Communauté Française, de la Commission Communautaire Française, de la Région de Bruxelles Capitale, du CGRI et de la Commune de Saint-Josse-Ten-Noode 

 

Voici en bas de la page 10 (à droite) la publication d’une traduction arabe de 2 de mes poèmes

http://81.144.208.20:9090/pdf/2009/12/12-29/qad.pdf

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Quelque chose qui traîne

Posté par traverse le 22 octobre 2009

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Quelque chose qui traîne en nous, une parole d’il y a si longtemps, un frisson qui glace la langue, une page blanche sur laquelle nous allons en rêvant de marges assurées, une phrase qui glisse entre deux côtés et nous laisse efflanqués et sans voix, quelque chose qui traîne et bientôt nous rattrape, en quelques mots l’affaire est faite.

 

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Cette flèche qui commence à tomber

Posté par traverse le 18 octobre 2009

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Cette flèche qui commence à tomber en soi en un endroit parfois entrevu emporte avec elle un inachèvement sans fin, s’enfonce dans une cible gelée tout au fond et frappe de plus en plus près le présent sur un amas fragile de jours sans importance.

 

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C’est comme si le froid entrait en nous

Posté par traverse le 14 octobre 2009

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C’est comme si le froid entrait en nous par de sombres entrées, comme s’il bousculait ce qui tenait à peine dans le soleil et les hommes se marchent encore plus sur les pieds, se bousculent sans se voir, s’échappent au plus vite de la proximité et vont vers leur terrier où ils mâchent de mauvaises rancunes en regardant le ciel à travers la fenêtre. Ils pleurent tête basse devant la télévison, leur femme et parfois leurs enfants. Ils ruminent des phrases, des meurtres, des vengeances et aucune caresse ne peut les atteindre avant le temps de la publicité.

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Il n’y a pas de raison particulière

Posté par traverse le 10 octobre 2009

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Il n’y a pas de raison particulière et soudain le pont qui le traversait et liait en lui les ombres aux paroles s’effondre en ce matin d’été mais la lumière peut-être est moins généreuse qu’il ne l’espérait depuis si longtemps, un rien en plus ou en moins et il bascule alors dans des plaines ou des fossés, il ne sait plus où est sa place ni la tribu qui l’accueillera d’un côté ou de l’autre. Il ne sait plus si cette lumière qui tremble en lui est froide ou rassurante, il n’y a pas de frontière, rien que des passages, des frictions qui le rendent absent du monde si grand où se perdent les fossés et les plaines, à l’infini.

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