
Un premier souffle est né, un autre se prépare et déjà il
expire.
1
Tombeau premier pour ma colère dans la voix rouillée de trop d’intransigeance, bienvenue aux phrases de défaite, de délabrement et de désastre, bienvenue aux rêves éteints dans le froid couloir des palais, bienvenue aux relents et remugles qui ne tombent jamais que dans l’oreille d’un sourd, bienvenue ! Tombeau premier pour cette bourrasque qui ne devient jamais murmure quand elle fore son chemin entre les muscles thoraciques et les marais abdominaux, bienvenue ! Tombeau deuxième pour nommer cette colère qui découpe la lame qu’elle croit lever, et frappe sur le corps de qui l’entretient et qui la veut définitive, arrachée aux fulgurances de la voix, aux intransigeances de notre voix dans le corps qui se fait lourd alors qu’elle se détend comme on l’entend, qu’on la voit prendre place dans le centre de ce corps trop petitement cousu pour les débordements, qu’elle invite à inaugurer d’autres lieux plus secrets, le ventre, le sexe, la croix des épaules quand la peur tombe, que les chairs s’affaissent et que l’âme s’élève, allons rions de cette élévation, de cette colère blanche, oubliée des couleurs de tous crus et rions encore plus de cette chaleur qui tombe sur la terre et où nous nous asséchons en rêvant de fontaines. Tombeau troisième pour les voleurs de sang qui entrent sans cesse en moi et me le prennent comme s’ils entraient dans un jardin public, s’en vont et me laissent dans mon sang qui illumine le sol dans l’ombre des pardons espérés et jamais reçus, m’ont laissé et s’en vont, barbares agiles et lâches, frappent n’importe où, quitte à se frapper eux-mêmes, arrivent, frappent, s’en vont et laissent tout ce sang s’échapper des branchies qu’ils nous font dans les lignes des flancs. Tombeau quatrième contre la généalogie des illusions, les pitiés et les circonstances des tribus, contre l’attachement des clans et des familles étroites, contre cette chose terrible qui dévore la bonté au nom de la bonté, contre cette machine de remords et de crainte, contre cette homélie, ce chant de désespoir que les pauvres des pauvres chantent en se prenant la main pour se sentir moins seuls à beugler dans le vide, tombeau quatrième pour les dieux anciens tombés au fond des fosses et que nous recouvrons d’une amnésie commune. Tombeau cinquième pour le carrousel des mensonges, beau carrousel et tourne carrousel jusqu’à ne plus nous laisser voir chevaux de bois et carrosses de sucre, carrousel de la main sur le cœur, du contentement, des yeux humides, de la voix enrouée et des raisons majeures, carrousel magnifique des soliloques du mépris et de la tentation, tourne et tourne, emporte tes enfants qui mentent comme des arracheurs de dents, emporte-les au loin, cavale et roule carrosse, cavale, vale, vale, vale…et noie-les au plus proche de la rivière qui te mouille les pieds. Tombeau sixième enfin avant bien d’autres que vous reconnaissez au plus profond de vos terres intimes, tombeau sixième de la colère quand les baisers ne valent plus que le temps de les donner, baisers perdus, tombés du bout des lèvres, baisers d’accompagnement qui abondent chez ceux qui abandonnent, baisers de sucre roucoulés sous le couvert des morts, baisers si froids qu’ils brûlent à tout jamais, baisers que j’attends et que je donne ne sachant que faire pour me défaire de cet antique goût des baisers premiers, colère d’en être encore à compter ce miracle au nombre des usages racoleurs et des espérances mises à sécher comme linge d’après boire.
2
A présent qui rendra justice à ma colère dont je cherche ici à partager la dépouille encore chaude, notre nourriture à jamais, qui rendra justice pour ce qui est tombé sous la herse des larmes, pour ce qui a été vendu à l’encan des évidences, pour qui s’est endormi en rêvant de sentinelles dans le jardin où j’aimerais me coucher au milieu du combat des chairs brunes et sucrées mais je ne peux que rappeler à moi la voix forte de la colère qui est comme une épine plantée dans le talon et dire au milieu de ces rêves de chairs, de caresses et d’emportements que je ne vis pas dans un château de verre, que le monde vient jusqu’à entrer en moi au-delà des limites, que le sommeil ne m’est plus d’aucun secours si ce n’est à perdre l’usage ébloui de la parole, dire qu’à l’époque, au début, dans un temps que je n’ai pas connu mais je vous en assure, que j’ai mille fois visité, dire que je n’avais aucune idée de ce que allait être ma colère et que je ne le voulais pas telle, aussi inextinguible, dire que je n’avais et n’ai toujours aucun désir de céder à cette compassion des apostats, aucune inclination pour le goût des renoncements ou des arrachements infructueux au sirop et à la moiteur du monde, rien qui me désigne comme objet livré à cette sainte déraison, non rien et surtout pas l’emportement ni la hargne ni la furie ni la mise hors de soi mais la simple colère, la terrible et impitoyable colère qui n’attend que la nuit pour s’en prendre à la simplicité du mal, à cette impossibilité à jamais de dire aux murs qui se referment qu’ils ont toute raison de masquer le monde et de nous encercler dans cette nuit à étapes, éperdument recommencée, que cette colère interdit l’innocence des massacres, elle vous fait rengainer le sabre dans le fourreau au milieu de la bataille parce que votre plus évident ennemi vous a craché au visage et que vous, Mahomet au coeur du carnage et de vos rêves de conquête, vous avez essuyé ce crachat en ravalant ce qui n’était plus qu’une simple éraflure sur la joue de votre orgueil, un souffle qui ne vous atteignait plus, une ombre effacée dans le retrait de votre regard, oui, cette colère qui crépite ou qui cuit à feu lent sur le visage de ceux qui viennent de tout perdre et qui sont renvoyés au lieu commun de l’indignité, cette colère comme une chronique des temps de l’infamie, une colère qui tombe au coeur des hommes comme un oiseau mort changé en vermine en plein vol, une colère qui déroule ses eaux calmes aux quatre saisons et qui emporte des cités dont les barrages ont cédé aux premières menaces, une colère apprise dans l’expérience du corps qui s’effondre lentement, du corps qui décline ses adjectifs de fatigue et de l’amour qui se confond si souvent avec le refuge du sommeil ou les funérailles des éblouissements, cette colère qui a trouvé refuge dans l’ancien temple, dans la maison du doute et de l’inquiétude où culmine l’horreur du temps et la passion de la durée, cette colère qui me rend plus coupable qu’autrefois et autrefois se dissout en moi à chaque instant comme on déplace un rocher pour masquer la vallée et c’est alors une tumeur plantée au milieu de l’entrelacs des muscles, des nerfs et de la graisse que vous avez tant aimé alors que ce corps qui est le vôtre n’avait pas encore livré toutes ses conséquences, qu’il était offert sans gratitude à la beauté des langues étrangères, aux doigts agiles et odorants, aux vertus humides, aux dents des passagères et à leurs paroles qui vous paraissaient invulnérables, à cette dévoration primitive où vous avez chanté le mouvement du sang et l’absence de miracles parce que c’est dans la présence du sang que vous voyiez tout miracle et que vous vouliez effacer le pourrissement de votre vocabulaire et que vous ne le pouviez qu’à condition de mourir à l’instant et que cela vous ne le vouliez pas…tout de suite, cette colère que je dressais contre les temps de la crédulité, je pensais donc pouvoir en couvrir les pans de ma détestation, les lames de cet enfermement qui faisait que mon corps était tout entier dans l’ordre du renoncement et je savais qu’il était puéril de tenter cette chose qui est d’échapper à ce qu’on ne veut pas, ou plus, ou jamais plus, je savais qu’il me fallait aller plus droit, plus intensément vers le cœur de cet embarras qui est au fond de chacun qui renonce soudain aux tourbillons et qui se hisse un peu plus hors de lui, je savais qu’un peu de calme allait surgir de cette façon de dire pleinement oui à ce qui ne cessait de m’agiter et de me battre, de me tordre et de m’essorer enfin dans la liquéfaction des colères sans combats et je dois vous ajouter que ce passage du non vers le oui a besoin d’une irrémédiable blessure, une marque que chacun peut reconnaître, oh combien de fois avez-vous tenté de l’effacer ce stigmate silencieux? Combien de fois avez-vous tenté de la réduire, de la circonscrire, cette colère qui accélère soudain l’équilibre instable des cellules ? Combien de fois n’avez-vous pas baissé la tête devant cette marque que vous aviez patiemment gravée depuis que vous pratiquiez le babil des survivants ? 3
…et la honte est peut-être une réponse à ce que je vis ici, la honte, le remords, quelque chose de retenu, comme du sang qui ne vole pas au secours de la douleur, de l’oxygène qui pourrit d’être trop vicié, de la matière qui n’arrive plus à monter dans les vapeurs, une certaine idée du mal qui ne fabrique pas son antidote, quelque chose de mort qui se prend pour la vie, rien de bon, de la misère en somme, du fracas dans le vide, du feu ajouté au feu, de la colère à la colère, tout ce fatras à ce fatras qui vous invite à des rêves d’ordre et il vous incombe de toujours, encore et encore organiser le chaos, cet état dans lequel vous n’êtes pas sûr d’y arriver parce que cet état vous met en situation de déséquilibre, vous avez essayé d’imprimer jusqu’au fond de chaque cellule de chaque membre et de chaque organe qui vous constituent, cette colère qui est une façon de dire à votre tête, à votre ventre, à votre sexe, à vos bras et vos jambes que décidément non, il ne s’agit pas d’accepter que vos cellules se mettent en ordre, elles ne vivent que pour ce désordre futur qui vous emportera, , l’ordre vous dis-je, l’ordre toujours, cette chose qui fait mourir la colère et nourrit le crabe qui vous dévore, et ce désordre sera leur raison d’être, elles bougeront, vivront, voleront au secours les unes des autres grâce à ce désordre initial qui sera un jour le rêve du corps, quand les clones, les reproductions auront testé cet ordre et nous enverrons dans l’enfer de la similitude, mais ne rêvons pas, l’absolu miracle de la nature, l’équilibre qui nous maintient c’est ce désordre, cette façon d’achever l’inachevé, cette manière de nous maintenir dans le monstre alors que nous tentons d’être anges, montres vous dis-je, monstres toujours, témoins du désordre et de l’anéantissement, témoins de la destruction des rêves et de la fastueuse trahison de la mort qui remet sans cesse dans ce désordre l’ordre du recommencement voilà soudain cette cellule mangée de l’intérieur alors que nous la scrutions, elle se déplace peu à peu vers des endroits que nous ne voyons pas encore, elle mute d’un coup, elle avive sa capacité à nous échapper, elle glisse vers ce que nous n’avons pas encore pensé, elle disparaît et nous sommes là, le ventre, le sexe, la tête, les bras, les jambes encerclés de douleur, ne sachant plus à quels désespoirs nous vouer, nous coulons lentement, la lumière se dissout peu à peu et puis, ça y est, une étincelle, cette explosion qui nous dit que nous sommes plus vaillants que jamais à rebrousser ce fantôme qui traînait sur la plaine et qui refermait sur nous le désert et la steppe, ça y est la bousculade a commencé, les murs s’effondrent, de l’air entre enfin, vous hissez la tête hors de vos épaules, vous la maintenez presque hors de vous et vous regardez à nouveau la prairie et la pluie et le vent vous couvrir, vous vous décidez alors à maintenir ce regard aussi loin que la vallée vous le permet parce que vous êtes devenu plus fort d’un seul coup et d’un seul coup la vallée s’effondre et vous devez encore vous hissez plus haut pour voir plus loin et ainsi de suite jusqu’à ce que vous vous désarticuliez, membres distendus, cœur débordé, cerveau chauffé à blanc, ça y est, la colère a réussi à vous étreindre et tout ce corps qui n’était que désirs, ce corps accueille enfin tous les autres, vous n’êtes plus plein de rien, vous vous videz littéralement et c’est infiniment lent à faire entrer, le monde, ça se bouscule parfois mais ces petits effrois ne sont rien à côté de ce renflouement qui vous occupe, vous êtes submergé, ébloui par la légèreté qui envahit le territoire que vous comptiez garder pour vous, il faudrait renoncer souvent à ce puissant appétit d’ordre, d’entendements, de souvenirs d’évidence et de savoirs, les techniques viendront peu à peu, les silences suffiront aux liens et la bête se nourrira de ce qui veut bien la pénétrer mais un jour la bête a faim, si faim qu’elle accélère le mouvement de ce qui la dévore, cette bête chaude, cette bête rouge qui vient quand le soleil se couche, cette bête féroce qui dévore tout ce qui semble tenir et d’un coup, plus rien ne tient et ne marche, la bête est venue chercher son dû et il faut donner un peu trop, un peu plus que ce qui était annoncé et ce plus, ce trop ce tout petit peu pas prévu fait lever en vous, comme en moi aujourd’hui, fait lever la colère et ça gronde et ça monte jusqu’à importuner le bon entendement de ce qui devait tourner et aller de soi et d’un coup, c’est ça, d’un coup, le trop, le plus vient ensemencer les déserts et les steppes et tout se lève d’un coup après la pluie, ça germe et meurt du même élan, j’hésite à continuer, c’est difficile de voir tout germer et mourir dans la même averse, c’est difficile et il faut de la patience, il faut de la patience, vraiment, de la patience, une longue et inaltérable patience, de la patience, patience et patience encore.
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Non. Ce n’est pas un coup de tonnerre un coup de sang, c’est du trop plein, de la vague qui vient dessus la vague, cela qui noue et dénoue à la fois mais qui arrache ce qui traîne et qui n’a plus de force, ça vrille, fore et écrase, ça revient quand on la croit partie et voilà que ça revient encore et encore, il faut faire mourir en soi la vertu des mesures, la vertu…c’est fait, c’est dit, c’est déjà le dénouement en vous et ce n’est plus grâce à vos yeux, cette chose immonde qui ne vous a pas annoncé sa venue, cette chose qui est venue un jour en moi, ce tout petit peu en trop, cette marge qui avait glissé un peu trop loin, cette démesure qui vous a pris au dépourvu et contre laquelle vous ne pouviez plus rien, plus rien puisque vous étiez, je le rappelle, je prends mon temps en disant cela, à le rappeler, que vous étiez prêts à l’ordre et au désordre, au grand combat de cet envahissement contre la peste et vous étiez, j’étais, prêts à ouvrir la porte à la peste, je l’ai ouverte, je vous rappelle l’éblouissement et tout ce qui s’en suit, je vous rappelle l’anéantissement, le subtil nouveau mélange en vous du monde et de ce que vous pensiez, croyiez même un peu être et moi aussi j’étais prêt au débordement mais je suis mort d’étouffement peu à peu, c’est le trajet annoncé de toute vie enterrée au cœur fragile des hommes mais les hommes ne savent que faire de cette chose, là tout au fond et qui les rappelle sans cesse à eux-mêmes, elle les ranime quand ils se laissent enfin couler, elle les étreint quand ils sentent encore un peu d’amour les traverser, cette chose étrange qu’ils tentent d’oublier de toutes leurs forces et c’est quand elle est en moi, presque inavouée, transparente, qu’elle est la plus définitive, je suis obligé de la reconnaître, moi qui ne suis pas encore arrivé à la simple connaissance du cristal, de la fumée ou de la joie et qui a mis la vertu des colères au centres des mirages.
Octobre 2008